UE: la présidence française au défi des événements edit
Le 19 janvier, Emmanuel Macron est venu exposer devant le Parlement européen les objectifs que la France s’est fixés pour les six mois où elle présidera les réunions ministérielles de l’UE. L’Union est notoirement lente ; six mois permettent tout au plus d’achever des travaux déjà définis. Mais la présidence, surtout si elle est exercée par un grand pays, permet de fixer des priorités. Macron a évoqué les principaux défis auxquels l’Europe est confrontée, interprétés à la lumière du projet d’« autonomie stratégique » qui est devenu sa marque de fabrique, à la fois fil conducteur et facteur d’ambiguïté.
Le discours de Macron était imprégné du volontarisme et du lyrisme caractéristiques du débat politique français, qui ne sont pas toujours reçus avec le même enthousiasme en dehors de l’Hexagone, notamment outre-Rhin, et peuvent être source de malentendus.
Destin commun
L’argumentation était construite autour des raisons et des aspirations du projet européen. Les Allemands les résument en un seul mot, aussi efficace que difficile à prononcer pour un étranger : Schicksalsgemeinschaft, le sens d’un destin commun. Macron les a articulés autour de trois mots-clés : paix, progrès, démocratie. Cela lui a permis, entre autres, de traiter habilement l’une des questions les plus épineuses qui divisent l’UE aujourd’hui : le désaccord avec certains pays de l’Est, notamment la Pologne et la Hongrie, sur le concept de démocratie libérale. La menace russe à l’Ukraine ajoute d’ailleurs à ce problème une dimension géopolitique encore plus complexe.
Sur l’économie, le programme français est très clair sur les deux grandes priorités économiques fixées par l’UE : maintenir l’avance dans la transition climatique et combler le retard dans la révolution numérique. Même si les deux agendas, notamment celui du climat, nécessitent encore des compromis difficiles d’un point de vue industriel et social, le consensus au sein de l’UE se consolide. Mais tous deux ont d’importantes implications internationales, et à cet égard on ne peut se contenter d’invoquer l’« autonomie stratégique ». Il faut toujours garder à l’esprit que de toutes les grandes zones économiques, l’UE est celle qui dépend le plus du commerce international. Dans l’économie numérique, qui a également d’importantes implications militaires, l’UE discute de nouvelles réglementations ambitieuses. Toutefois, celles-ci concernent en partie des technologies contrôlées par des entreprises américaines ou chinoises. Le thème des « champions européens » est donc incontournable mais il a aussi des limites évidentes.
Des considérations similaires s’appliquent à la transition climatique. La principale difficulté ici est sans doute la taxation aux frontières pour éviter que l’industrie européenne ne subisse la concurrence déloyale de pays qui ne font pas le même effort de décarbonisation. Macron en a affirmé avec force la nécessité, qui est d’ailleurs assez largement partagée. Toutefois, il est très difficile d’imaginer que l’UE, même si elle parvenait à définir un système pleinement compatible avec les règles de l’OMC, puisse l’appliquer unilatéralement. Un accord avec les principaux pays industrialisés, à commencer par les États-Unis, serait certainement nécessaire. L’un des modèles envisagés est celui adopté au sein de l’OCDE pour définir les principes de la fiscalité internationale s’appliquant aux géants du numérique.
Comme on pouvait s’y attendre, une partie importante du discours a été consacrée aux questions internationales. Premièrement, l’avancement des projets de défense européens et l’adoption d’une « boussole stratégique » de l’UE. Deuxièmement, la nécessité d’établir une stratégie crédible vis-à-vis des Balkans ; une indication intéressante car, ces derniers temps, l’UE a montré des incertitudes et des divisions, précisément à cause de certaines ambiguïtés de la politique française. Enfin, la nécessité d’une politique africaine. Le continent, priorité constante de la France, est vital pour notre sécurité et notre prospérité, mais il a été trop longtemps négligé par les Européens et il est investi aujourd’hui par des puissances étrangères, dont la Russie et la Chine.
Tout cela est très logique, mais M. Macron connaît sûrement la célèbre maxime de Harold MacMillan selon laquelle la politique, plutôt que par les programmes, est déterminée par les événements. Sans consulter la boule de cristal, quelques événements s’avèrent déjà capables d’absorber l’énergie de nos dirigeants, et notamment deux crises interconnectées : la flambée des prix du gaz et la menace russe d’envahir l’Ukraine.
Face à Poutine
Dans son discours de Strasbourg, Macron a proposé que l’UE promeuve une nouvelle architecture de sécurité européenne, à discuter avec les alliés et à proposer à la Russie. Est-ce réaliste ? Les principes sur lesquels repose la nouvelle architecture proposée par la France sont ceux de la démocratie libérale. Dans le dialogue avec Moscou, cependant, ils appartiennent à une époque révolue où l’on espérait que nous pourrions tous converger vers ces principes. La réalité de la Russie poutinienne ne permet pas de se faire d’illusions. Les mots-clés de sa vision du monde ne sont pas ceux de Macron, mais « autocratie, orthodoxie et nationalisme » qui nous ramènent à l’époque de Nicolas Ier. Poutine semble être passé de Joseph Staline à Joseph de Maistre et vouloir ressusciter le nationalisme ethnoculturel de Carl Schmitt. Du côté français au contraire règne le principe du respect de la volonté des peuples, qu’on imagine inclure le peuple ukrainien. Ce sont deux visions irréconciliables. Les intérêts peuvent toujours être négociés, mais pas les valeurs.
Avec davantage de réalisme, plus que dans la recherche d’une improbable nouvelle architecture, Macron semble pourtant s’être engagé dans la recherche, selon ses propres mots, de la désescalade du conflit. C’est à l’évidence le sens de son considérable effort diplomatique. Il est à la fois bilatéral avec Biden, Poutine et Zelensky, mais aussi plus complexe impliquant l’OTAN, les institutions de l’UE, ainsi que des groupes plus réduits comme le format « Normandie » entre France, Allemagne, Russie et Ukraine, ou le format Weimar avec l’Allemagne et la Pologne. Il a également l’objectif de remettre au centre du débat une Europe qui avait été un peu marginalisée par le dialogue russo-américain. Il est trop tôt pour faire des prévisions. D’une part la désescalade cherche à éviter, ou au moins ralentir, l’escalade ; ce qui semble être le cas. D’autre part l’initiative comporte des dangers, pour l’Europe, pour la solidarité atlantique, mais aussi pour un président à la veille de sa réélection. L’ombre de Munich est toujours présente dans la mémoire collective.
Personne, ni en Amérique ni en Europe, ne semble avoir une idée claire des véritables intentions de Vladimir Poutine. Même la nature de la menace est incertaine, s’agissant d’un théoricien de la guerre hybride qui inclut le recours aux nouvelles technologies cybernétiques ainsi que la désinformation massive. Ce qui doit nous amener à redéfinir le concept même de dissuasion. Poutine déclare vouloir défaire l’ordre européen de l’après-guerre froide et revenir aux sphères d’influence, mais il est peu probable qu’il pense que ce soit possible. Il est également improbable qu’il puisse se contenter, comme certains le prétendent, d’une forme de « reconnaissance » ; on ne mobilise pas plus de 100 000 hommes dans le seul but d’être reconnu. Talleyrand disait qu’on peut faire beaucoup de choses avec des baïonnettes, sauf s’assoir dessus. Il est par ailleurs certain que l’Ukraine est au centre de ses préoccupations, mais quel est son véritable objectif ? Difficile de croire qu’il se limite à empêcher une adhésion à l’OTAN que personne n’envisage sérieusement. Le danger que l’Ukraine pose à Poutine, plus que stratégique, est politique. Il est lié à la possible contamination qu’une Ukraine poursuivant son parcours difficile et accidenté vers la démocratie et les valeurs libérales pourrait exercer à l’égard d’une Russie qui lui est si proche historiquement, culturellement et ethniquement ; un parcours que Poutine veut éviter à tout prix, en déstabilisant systématiquement un pays en soi déjà fragile. Il en découle qu’aucune garantie russe de non interférence en Ukraine ne peut être prise au sérieux. D’où toute la différence avec le précédent de la Finlande qui est parfois évoqué. Le parallèle avec la question de Taiwan est aussi évident et il est à la source du rapprochement russo-chinois.
Il est de toute façon également probable que son objectif, nourri par la conviction de la décadence irrépressible de l’Occident, est avant tout pragmatique et opportuniste : sonder notre résistance tout en se réservant le droit de décider de ce qu’il faut faire, en exploitant un avantage tactique qui pourrait être temporaire. Il est donc important de poursuivre le dialogue, mais en gardant à l’esprit que l’objectif peut, au mieux, être l’endiguement du conflit et de nouvelles règles du jeu en matière de contrôle des armements.
Autonomie stratégique?
Le danger principal auquel nous sommes confrontés est celui de la division : entre nous et les Américains ainsi qu’entre Européens. Cette affaire montre toutes les difficultés du concept d’« autonomie stratégique ». Deux thèmes sont présents dans le débat français : celui d’un irréversible éloignement de l’Europe d’une Amérique tournée vers l’Asie et celui d’une préférence américaine pour une Europe faible et donc plus docile. Outre qu’ils sont parfaitement incompatibles, ils ont été démentis par la crise actuelle qui a conduit à un renforcement sans précédent de l’OTAN. Cette solidarité retrouvée ne doit évidemment pas empêcher la prise en compte des différentes perceptions et intérêts, par exemple en ce qui concerne les effets des sanctions qui sont envisagées en cas d’aggression. Elle reste pourtant fragile et la France doit être consciente des dangers de malentendus. Pour ces raisons, l’impression donnée par Macron, et heureusement rapidement démentie, qu’il visait une proposition unilatérale de l’UE indépendante des initiatives américaines, était potentiellement dommageable ; surtout à la lumière de l’effort exceptionnel de consultation et de coordination entre les diplomaties occidentales, sans oublier le fait que si jamais Poutine voudra signer un accord ce sera en premier lieu avec Biden.
Ce qu’on oublie trop facilement est que l’éclatement de la solidarité atlantique conduirait automatiquement à l’éclatement de l’Europe. La France a la possibilité d’exercer un leadership en Europe pour en consolider l’unité, mais surtout pour contribuer à éliminer l’indolence et le déni dans lesquels vivent trop d’Européens : notamment une Allemagne qui traverse une phase de transition politique, mais également l’Italie. Ce déni est nourri par deux illusions que la crise actuelle mets en pièce : que l’Europe et l’Asie soient deux théâtres séparés et que l’Europe puisse facilement oublier la géopolitique pour se consacrer à ses intérêts économiques.
La convergence entre la Russie et la Chine contredit la première illusion. La crise du gaz contredit la deuxième. Cela fait des années que nous parlons de la nécessité de réduire la dépendance à l’égard du gaz russe, mais presque rien n’a été fait. L’avenir de Nord Stream 2 est important, mais il n’est pas la seule question. L’une des priorités des prochains mois devrait être précisément d’aborder le problème dans les conditions les plus difficiles, quitte à en tirer quelques conclusions immédiates pour la gestion de la transition climatique. Bienvenue dans la tension entre programmes et événements.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)