Ukraine: propagande et information à l’ère numérique edit
La guerre d’Ukraine est le premier conflit majeur à se dérouler dans un monde où la diffusion de l’information est dominée par le numérique. Cette situation a deux conséquences : d’une part, elle accentue l’écart entre les contenus des chaînes de télévision traditionnelles et ceux des plateformes numériques et des messageries peu contrôlées ; d’autre part, elle renforce le clivage entre générations qui n’ont pas accès dans les mêmes conditions aux moyens de communication, un phénomène marquant dans les pays occidentaux mais aussi perceptible en Russie.
Dans les pays occidentaux et notamment aux Etats Unis, le discours pro-Poutine est peu présent à la télévision. Fox News, la chaîne d’information américaine plébiscitée par la droite républicaine, couvre de manière relativement objective la guerre en Ukraine même si Tucker Carlson, son intervenant le plus populaire, continue à soutenir Poutine et à se faire l’écho des fausses informations diffusées en permanence par la Russie sur de pseudo laboratoires ukrainiens censés préparer la guerre bactériologique avec l’aide des États-Unis.
L’influence russe sur les plateformes occidentales
En revanche, les plateformes numériques telles que Facebook, You Tube et Instagram sont toujours envahies de fausses informations. Une enquête du New York Times du 23 mars dernier signale que l’affaire des pseudo laboratoires est mentionnée plus de mille fois par jour sur les réseaux sociaux. Ces mentions ainsi que les déclarations de Carlson sont reprises avec enthousiasme par les médias officiels russes qui s’en servent pour étayer leurs propres opérations d’intoxication, ce qui leur permet de rebondir le jour suivant sur les réseaux américains et des messageries comme Telegram, un réseau qui a été créé par des Russes mais qui a des millions d’utilisateurs. Il existe donc une dialectique dangereuse entre des alliés idéologiques américains et russes.
Cette situation est dans une large mesure la conséquence des prises de position de Trump et de ses alliés qui, depuis 2016, ne tarissent pas d’éloges sur Poutine, homme d’ordre et défenseur des valeurs chrétiennes. Elle explique sans doute en partie le fait que la cote de popularité de Biden n’a pas progressé en dépit de son rôle revendiqué d’adversaire résolu de Poutine. Une majorité de la population continue à manifester son insatisfaction à l’encontre du président. Par ailleurs, une minorité d’extrême droite alimentée par d’innombrables sites complotistes comme Rumble, un site pro Trump, est passée du soutien aux anti-vaccins à l’éloge du dirigeant russe.
En Russie, les médias entre les mains du pouvoir disposent désormais d’une forme de monopole puisque les journaux ou télévision d’opposition ont été contraints de fermer. Ils ne sont pas pour autant l’unique moyen d’information des citoyens en raison de l’influence des réseaux sociaux. Certes le pouvoir s’efforce de les neutraliser. Il a commencé par interdire Facebook et Twitter, ce qui n’entraîne pas de grandes conséquences car ces deux plateformes ont une faible audience, moins de 10% des usagers d’Internet. Il a ensuite allé plus loin en supprimant l’accès à Instagram, un site beaucoup plus populaire puisque que près de 50% des internautes russes y sont connectés. Néanmoins, il ne s’est pas attaqué aux messageries cryptées WhatsApp filiale de Facebook et Telegram, alors que celle-ci sont devenues des circuits majeurs d’information par l’intermédiaires de boucles réunissant des centaines et parfois des milliers d’usagers.
Les internautes russes à la recherche d’informations
Le cas de Telegram retient particulièrement l’attention en raison de sa popularité aussi bien en Ukraine qu’en Russie. Cette messagerie toujours accessible dans le pays de Poutine offre deux catégories de circuits, soit des groupes d’échanges pouvant réunir une centaine de milliers d’interlocuteurs, soit des canaux s’adressant à des abonnés. Or depuis le 24 février, Telegram a enregistré une progression de 48% de ses abonnés russes. De même, la journaliste russe Ilya Varlamov qui couvre en direct l’invasion de l’Ukraine s’adresse à 1,3 millions d’abonnés, autant de signes que beaucoup d’usagers sont à la recherche d’informations autres qu’officielles.
Enfin la plateforme YouTube, filiale de Google qui diffuse des masses d’images notamment sur le canal de Radio Free Europe est épargnée pour le moment même si les responsables locaux de Google ont été victimes de manœuvres d’intimidation. Au total, la Russie n’est pas parvenue jusqu’à présent à isoler complètement ses citoyens, contrairement à la Chine qui a éliminé toutes les plateformes d’origine américaine.
Les enquêtes d’opinion ont mis en lumière depuis longtemps les différences de modes de consommation de l’information en fonction des générations. Il semble que celles-ci influencent les jugements des uns et des autres. Un sondage de la fondation Jean Jaurès daté de février dernier montre que 35% des 18-24 ans ont une bonne image de la Russie contre 13% des 50-64 ans. Cette réaction des plus jeunes s’explique peut-être en partie par le fait qu’ils ont accès à une multitude de sites exposant des positions diverses et contradictoires. Un garçon de 21 ans interrogé sur ce point exprime bien ces doutes : « Je ne sais comment me positionner par rapport à l’évidente partialité des médias sur cette question : comme toujours en temps de guerre, les médias prennent le parti du pouvoir et relaient son point de vue… je suis tout à fait d’accord sur le fait que l’agression russe est inadmissible mais il pourrait être bon de rappeler que des escarmouches ont lieu à la frontière russo-ukrainienne depuis 2014 et que cette montée des tensions n’est pas si étonnante. »
Pour ce qui concerne la Russie, une étude du Nieman Lab s’appuyant sur des enquêtes menées par l’institut russe de sondages Levada montre un net déclin de l’audience de la télévision. L’information télévisée était regardée par 88% de la population en 2013 ; elle n’est plus que 62% en 2021. L’usage des réseaux sociaux est passé pendant la même période de 14 à 37%. Plus significatif encore est l’écart entre les générations. 86% des plus de 55 ans s’informent grâce à la télévision ; ils ne sont plus que 44% pour les 18-24 ans. Même si on ne dispose pas de chiffres fiables, il semble qu’une fraction importante des moins de 35 ans continue à accéder aux diverses plateformes grâce à la technique du VPN qui permet d’échapper au barrage de la censure d’Etat.
L’opposition entre chaînes de télévision et réseaux numériques
Ainsi le suivi de la guerre en Ukraine est révélateur de nouvelles tensions entre les différentes catégories de la population en fonction des modes de communication.
Dans les pays occidentaux et notamment aux États-Unis, le contraste demeure entre la couverture de la guerre par les chaînes de télévision qui prennent dans la très grande majorité des cas le parti de l’Ukraine et l’ensemble des réseaux sociaux et surtout des messageries où le point de vue de la Russie est largement diffusé grâce à des sites officiels comme RT ou Sputnik ou des sites complotistes comme Rumble.
En Russie, la situation est inversée. La télévision qui est désormais entièrement entre les mains de l’État diffuse à longueur de journée la vérité officielle sur l’« opération spéciale » en Ukraine alors qu’il est encore possible d’avoir accès à des services numériques pour obtenir des informations et des images sur ce qui se passe réellement à Kyiv ou à Karkhiv.
Cette expérience ne sera pas négligée par les gouvernements des différents pays concernés. Les futurs conflits tiendront compte des leçons tirées de la bataille de communication qui s’est jouée en Ukraine.
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