Comprendre ce qui nous lie edit
Le sociologue Serge Paugam veut ouvrir des pistes nouvelles pour penser la solidarité humaine dont il décortique sociologiquement les formes et les fondements. Comment saisir, dans la multiplicité des contextes culturels, les invariants et les variations de nos attachements ? Voici la question qu’il traite dans un ouvrage de synthèse et d’ouverture[1].
Virtuose de la typologie, Paugam propose une reprise de quatre décennies de travaux et une mise en perspective globale. Son ambition : fournir un cadre d’analyse pour penser ces solidarités humaines. D’abord centrée sur la pauvreté et la marginalité, son expertise s’étend aux inégalités, aux salariés, à l’anxiété, aux modalités de régulation de la société. Passées du milieu rural breton aux quatre coins du monde, ses investigations portent d’abord sur la nature et l’intensité des liens sociaux.
Dans le sillage de Durkheim, qu’il relit savamment, il élabore et applique une grille de lecture valable pour saisir aussi bien la relation d’assistance des bénéficiaires de l’aide sociale à Saint Brieuc dans les années 1980 (sujet de sa thèse sur la « disqualification sociale »), que les luttes sociales au début du 20ème siècle comme au début du 21ème (avec un regard sur les gilets jaunes) ou encore les relations de travail dans l’industrie contemporaine du saumon en Patagonie chilienne. L’ensemble ne constitue pas un patchwork bigarré, comme l’exercice pourrait le faire risquer, mais une construction générale sur les sociétés contemporaines et, plus largement même, sur l’humanité.
L’entrelacs des liens sociaux
Durkheim repérait déjà la multiplicité des attachements, principalement la famille, la patrie et l’humanité. Paugam, avec des outils et des chiffres dont ne pouvait disposer le père fondateur, décortique l’entrelacs des liens sociaux à partir desquels nous concilions aspirations individuelles à l’autonomie, nécessaires interdépendances et obligations collectives. L’auteur distingue quatre liens : de filiation (la famille), de participation élective (les relations sociales extra-familiales), de participation organique (l’univers professionnel), de citoyenneté (la nation). Peut-être pourrait-on les rebaptiser plus simplement lien familial, lien amical, lien professionnel, lien politique. Peut-être aussi pourrait-on y ajouter le lien civique. C’est le jeu de toute typologie et de la dénomination de chacun des types que d’être discutable. L’intérêt de la démarche n’est pas de proposer des catégories parfaites dans lesquelles ranger commodément les populations et leurs interactions. Il s’agit d’abord de fournir des instruments pour comprendre la réalité. Les diverses typologies élaborées et raffinées par Paugam au fil du temps relèvent de cette ambition. Son approche plurielle du lien social montre que nos existences se tissent à partir de ces dimensions qui, entrecroisées, forment le tissu social des groupes et des territoires.
Ces entrecroisements constituent la matière de l’attachement. La notion, commune en psychologie, a toute sa validité en sociologie. En l’espèce, Paugam distingue quatre types de régulation des liens sociaux. Ce sont les quatre « régimes » de l’attachement : familialiste (où prime le lien de filiation), volontariste (lien de participation élective), organiciste (participation organique), universaliste (citoyenneté). On repère le premier (familialisme donc) dans des pays aussi différents que le Brésil et le Japon, le deuxième (volontarisme) se dégage aux États-Unis. La France se caractérise par son organicisme (vive le corporatisme et les statuts !). Les pays nordiques vivent une forme d’universalisme (régulée par la morale civique). Pour ce dernier cas, Paugam nous invite tout de même à nous méfier d’une « scandinavophilie » assez répandue dans les milieux experts. La voie du Nord – si on peut se permettre le jeu de mots – n’est pas obligatoirement celle qu’il faut emprunter nationalement pour atteindre les plénitudes de la protection sociale et la maximisation des bonnes relations sociales. De toutes les manières, ces « régimes » de l’attachement ne s’appliquent pas un à un à chacun des pays. Ils ne se décalquent pas. C’est de leur composition spécifique, dans chacune des nations, dans chacun des territoires, que ressortent la nature et les directions principales prises par l’attachement et les liens sociaux.
Ces typologies renouvellent et complètent des catégorisations classiques, en particulier au sujet de l’État-providence. Si elles les recoupent partiellement, elles ne s’y substituent pas. Leurs usages permettent de saisir les entrecroisements des liens, leurs ruptures possibles ainsi que les changements et les cumuls de difficultés qui peuvent en résulter. L’ensemble fait la mosaïque de l’attachement. Dans certaines configurations, les liens libèrent, dans d’autres ils contraignent. Paugam, toujours à la recherche de clés de compréhension, distingue encore les deux dimensions de la protection (« compter sur » quelque chose ou quelqu’un) et de la reconnaissance (« compter pour »). Tout cet appareil conceptuel et typologique – très accessible– autorise une évaluation des dynamiques sociales et des facteurs de fragilité. Il ne s’applique pas mécaniquement à toute configuration sociale et à tout contexte national, mais il permet de les saisir et de les comparer.
Une sociologie globale
Mêlant théorie et observations empiriques, ce vaste travail repose sur ce qui est mis au cœur de l’ouvrage : une base de données sur les liens sociaux, renseignée dans 34 pays (avec sources et méthodes en ligne). La statistique dessine les contours de sphères particulières et classe les différents pays sans les affecter définitivement à une catégorie figée.
On pourra regretter quelques données, au-delà de la base originale, qui parfois datent. Sur la forme, le lecteur pourrait souhaiter davantage de synthèse dans cette somme. Reste l’essentiel : une voie attachante pour apprécier la réalité des sociétés et de leurs institutions, notamment en termes de protection sociale et de protections rapprochées comme la famille. Cet ouvrage, appelé à un légitime succès, propose à sa manière, à partir d’une écriture claire, une sociologie de qualité, avec révision de notions importantes comme celles de capital social, de liens forts et de liens faibles. Clarifiant les débats sur la nature et la portée de la solidarité, il sera utile en particulier pour saisir les conflits sociaux et les ressources des marginaux. Mêlant résultats d’enquêtes empiriques et reprises de débats théoriques (dont la lecture de Hayek par Aron), ces pages peuvent satisfaire des lectorats différents. Du travailleur social en quête de système pour saisir son action, à l’universitaire à la recherche de précisions érudites, chacun doit pouvoir y trouver son intérêt.
Dense et didactique, ambitieux et panoramique, le livre montre que l’auteur a réussi son pari. Il fournit un cadre d’analyse claire et solide. Il montre, au regard de tous les travaux rassemblés, qu’une école s’est, dans une certaine mesure, formée. L’école Paugam, ou école paugamienne. Le néologisme n’est pas fondamental dans la mesure où l’auteur a toujours cherché à se tenir à distance des chapelles sociologiques et ne se reconnait pas vraiment dans le rôle de maître d’école. Reste que cet ouvrage mobilise les analyses et publications de ses étudiants, les ouvrages qu’il a édité dans sa collection « le lien social » des Presses Universitaires de France, et les discussions et débats à l’occasion de son séminaire à l’EHESS. Il n’y a pas forcément d’école paugamienne, mais il y a assurément un legs paugamien. Livré à la discussion et à la réfutation, mais d’abord à la lecture.
[1]. Serge Paugam, L’Attachement social. Formes et fondements de la solidarité humaine, Éditions du Seuil, 2023, 640 pages, 27 euros.
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