Emmanuel Macron et l’élitisme républicain edit
Par son parcours personnel et sa façon d’être Emmanuel Macron incarne l’élite à la française, celle issue du sérail scolaire. On doit y voir une force : en effet, à quel postulant à la Présidence de la République pourrait-on reprocher d’être doté d’un haut niveau de connaissances et d’avoir reçu une formation à l’exercice du pouvoir ? Pourtant, il s’agit aussi, et en creux, d’une vraie faiblesse, un talon d’Achille, en raison de l’anti élitisme qui s’est intensifié au cours de la dernière décennie au point de devenir le levier vertigineux du populisme. La méritocratie scolaire, qui a pu apparaître pendant longtemps comme un principe d’émancipation sociale (l’aide aux boursiers), est aujourd’hui vigoureusement battue en brèche : elle est vécue comme une injustice de fait par les individus dotés de peu ou pas de diplômes, et, par un effet d’amplitude, l’élite du sommet cristallise les rancœurs et même parfois des sentiments de haine. Comme aucune société moderne ne peut être indifférente au sujet de la diffusion du savoir et de la formation de ses cadres et dirigeants, le chemin est tortueux entre compétition scolaire et élévation du niveau éducatif, d’une part, et démocratisation des talents et de l’accès aux places du pouvoir, de l’autre. C’est bien dans cette zone étroite que se joue la crédibilité des gouvernements progressistes et l’enjeu d’un second quinquennat pour le candidat Emmanuel Macron.
Politique de l’enfance: le chemin de croix de l’égalité des chances.
Les années de la petite enfance s’avèrent primordiales dans l’acquisition des apprentissages, les écarts entre les enfants apparaissent dès la maternelle et inclinent à se renforcer au fil de la scolarité. Le statut de parent s’est mué en un métier, une situation dans laquelle la disponibilité et la capacité à plonger sa progéniture dans un humus culturel favorable à son insertion scolaire comptent encore plus que les moyens économiques de la famille. De cette équation particulière découle le succès des enfants d’enseignants. La compétition scolaire s’avère ainsi un marathon sans fin dans lequel les élèves nés dans des milieux privilégiés s’adaptent et arrivent à conserver leurs avantages compétitifs quelles que soient les règles établies pour organiser le système éducatif. Ce phénomène touche tous les pays développés. Richard Reeves, auteur d’un ouvrage sur les Universités Yvy League, Dream Hoarders (briseurs de rêve), relève les contradictions auxquelles sont confrontés les milieux aisés : « Certains d’entre nous (…) ressentons déjà un degré de dissonance cognitive à propos des avantages qui s’accumulent pour nos propres enfants, en comparaison des opportunités réduites qui subsistent pour les autres » écrit-il. Cette contradiction est superbement résumée par un journaliste cité par l’essayiste : « Je passe mes semaines à dénoncer la question des inégalités et je passe mes soirées et mes week-ends à les renforcer. » Le desserrement de l’obsession scolaire des milieux privilégiés est sans doute le prix à payer pour accéder à plus de mixité sociale dans les écoles et les universités. Ce changement de mentalité, de plus, procurerait probablement un bénéfice pour tous : la fréquentation d’enfants de milieux et d’origines différents est en soi une expérience positive dans un monde globalisé et garantit plutôt d’avoir des dirigeants « ouverts » et sensibles aux inégalités et aux tensions qui traversent les sociétés. Il interviendrait dans un contexte où précisément les jeunes des milieux « bourgeois » rêvent moins de devenir des « chefs » aux horaires démesurés que d’avoir une vie équilibrée entre le travail et la vie personnelle ; un travail, dans lequel, en outre, ils aspirent à trouver du sens.
Par ailleurs, face à la muraille de Chine de la reproduction scolaire, les mesures en faveur de l’enfance dans les zones d’éducation prioritaires (dédoublement des classes notamment, nouveau contrat avec les enseignants), l’accompagnement des parents isolés (un quart des familles sont monoparentales) demeurent donc plus que jamais un impératif politique. Au service de cet objectif, l’expérience de terrain des enseignants est primordiale et toutes les méthodes pédagogiques sont bonnes à utiliser, comme l’affirme le candidat Macron lors de son unique meeting de campagne avant le premier tour, le 2 avril.
Le mérite scolaire peut-il être le fondement de la justice sociale?
L’approche du mérite a été renouvelée par les travaux du philosophe américain John Rawls sur le principe de justice, et sur les éléments moraux qui le fondent. Un de ses disciples, Michael Sandel, a publié en 2020 un livre[1] qui approfondit cette interrogation abyssale : le mérite scolaire peut-il être le fondement de la justice sociale ? Il l’aborde sous l’angle de la récompense excessive accordée aux hauts diplômés qui cumulent estime sociale, postes de pouvoir et émoluments élevés, et qui pour l’essentiel sont issus de familles aisées. Cette concentration de privilèges engendre un profond ressentiment chez beaucoup de jeunes et ouvre une plaie béante au sein du corps social. Cette blessure narcissique qui atteint les couches populaires est devenue l’affaire cruciale du 21e siècle.
Après la crise du Covid et la succession de confinements, la notion de mérite et l’utilité respective apportée à la société par les différents métiers a été mise sur la sellette. Les avantages sociaux conférés aux dirigeants et cadres, la plupart hauts diplômés, comparés à ceux des travailleurs qui ont fait fonctionner l’économie pendant la pandémie, parfois au péril de leur vie, ont occupé les débats. L’invite à plus de modestie de la part des élites est devenu un discours récurrent. Cela rejoint les propos de Michael Sandel qui consacre les dernières pages de son livre à dicter ce que serait un bon programme politique : mieux doter l’enseignement professionnel et technique, transformer la hiérarchie de l’estime « qui confère aux étudiants inscrits dans les universités d’élite un honneur et un prestige plus grands que ceux accordés aux étudiants formés dans les universités publiques locales ou ceux qui suivent un enseignement technique ou professionnel » ; tempérer l’hybris du mérite scolaire : la foi méritocratique ne peut tenir sa promesse que lorsque l’on est maître de son destin et elle ne peut offrir de fondement à la solidarité. Il clôt son propos par un appel à la reconnaissance du travail, notamment celui des travailleurs peu ou pas diplômés.
Ces pistes ont été timidement explorées. Depuis quelques années, la multiplication de l’apprentissage à tous les niveaux de la scolarité et les contrats d’engagement jeune (CEJ) ont contribué à diminuer le chômage des jeunes. Sur le plan de l’élitisme républicain toutefois tout ou presque reste à faire. Après quelques hésitations, le gouvernement Macron a pris une direction qui attaque des symboles : suppression de l’ENA et création de l’Institut du service public ; valorisation du contrôle continu pour le bac et élimination des filières, en particulier de la filière S, objet de convoitises et de profondes frustrations. Après avoir expérimenté des dispositifs en faveur des bons élèves de la banlieue, Sciences Po a remis sur l’établi une nouvelle tentative d’ouverture sociale en supprimant l’épreuve écrite dans les épreuves de sélection et en se centrant sur les dossiers et les profils des candidats. Parallèlement, s’esquisse (très modestement) un remodelage de la carte scolaire à Paris, en éliminant les privilèges de recrutement des lycées Henri IV et Louis-le-Grand. Ces mesures s’inscrivent dans la foulée de décisions prises au fil des années – création d’internats d’excellence ; modification des critères de sélection des concours d’entrée aux grandes écoles – notamment en accordant plus de place aux motivations, aux personnalités et aux compétences non scolaires des candidats ; instauration de passerelles entre les grandes écoles avec les universités ; multiplication des quotas de boursiers. Et pourtant ces efforts en faveur de la mixité n’ont produit de progrès qu’à la marge : l’ouverture sociale demeure le chemin de croix des politiques éducatives. Si l’on souhaite une pacification de la jeunesse qui au premier tour de l’élection présidentielle a voté pour plus de la moitié pour des partis extrêmes, il va falloir aller plus loin.
En fait c’est à un changement copernicien auquel invitent les aspirations du corps social et les réflexions de nombre de spécialistes de l’éducation : plus de mixité scolaire et universitaire, réinvention de l’idée de mérite, évolution du style et du mode de pensée des dirigeants. C’est sur ces points que le candidat Emmanuel Macron devrait faire sa révolution.
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[1] Michael J. Sandel, La Tyrannie du mérite, Albin Michel, 2021.