La démocratie sociale et la représentativité de ses acteurs edit
Vouloir une démocratie sociale dynamique et efficace amène à interroger la légitimité de ses acteurs : qui parle et agit au nom de qui ? Et naturellement, comme le proposait Guy Groux sur Telos il y a quelques semaines[1], à examiner ce qu’a produit la réforme de la représentativité syndicale de 2008. Le sujet est complexe et donne souvent lieu à des analyses un peu courtes pour des solutions qui le sont tout autant.
Avant la réforme de 2008 un accord collectif à quelque niveau que ce soit était réputé légitime si le nombre d’organisations signataires était supérieur à celui de celles qui le contestait. C’était un décret de 1948 revu en 1966 qui donnait à l’État le pouvoir d’établir la liste des organisations dites « représentatives » et ayant voix au chapitre. Une situation ubuesque du point de vue démocratique ; une opportunité pour une partie du patronat enclin à instrumentaliser la négociation et la représentation collective.
Une réforme aux résultats indéniables au regard de ses objectifs majeurs
La réforme de 2008 mettait un terme à cette anomalie et le vote des salariés dans leur entreprise devenait le premier échelon de la mesure de la représentativité. Une modalité qui prenait en compte un aspect de la crise démocratique qui ne se dément pas : la démobilisation croissante des électeurs pour élire des représentants dans des institutions à leurs yeux éloignées et aux productions qu’ils considèrent limitées quand ils ne les contestent pas. Au sein d’une entreprise, les salariés peuvent voter pour des personnes qu’ils connaissent et fréquentent, ils savent la signification de leur engagement syndical.
Cette réforme profonde a des effets positifs indéniables au niveau de l’entreprise : par leur vote les salariés disent qui sont les syndicats ayant légitimité à négocier et conclure un accord collectif en leur nom. Un renforcement de la légitimité de la négociation collective indispensable au regard de la décentralisation de la négociation d’entreprise et de l’élargissement de son champ en constante progression. Donner aux acteurs la capacité d’agir et de s’engager pour des solutions au plus près des réalités est aussi un enjeu démocratique.
L’obligation de transparence financière des organisations (de travailleurs et d’employeurs) portée par cette réforme, si elle en a irrité quelques-uns, a aussi renforcé la légitimité de tous.
Participation électorale et limites du système en place
Pour apprécier la représentativité nationale, au cumul des scrutins d’entreprise, le législateur a ajouté une fois tous les quatre ans un vote national des salariés des entreprises de moins de 10 salariés. La raison : une République Une et Indivisible ne peut laisser hors-jeux ces millions de salariés. Profession de foi juste dans son principe, hypocrite dans son énoncé politique, catastrophique dans sa mise en œuvre. Hypocrite de la part d’un État montrant son incapacité à réguler les chaînes de valeur qui fait très souvent du salarié de la TPE un travailleur aux conditions salariales et sociales inférieures à la moyenne. Catastrophique dans ses modalités : pourquoi ces salariés qui dans leur immense majorité ne rencontrent jamais de syndicalistes iraient-ils voter pour un objet non identifié : « la mesure de la représentativité syndicale » ? Le résultat est là : le taux de participation, très faible dès le départ, est tombé à 5,4% lors de la dernière élection. La plus belle campagne du ministère du Travail pour inciter les salariés concernés à aller voter n’y changera rien : quand la mécanique est inadaptée, rajouter de la peinture sur la carrosserie ne change pas la puissance du moteur.
De manière incompréhensible, le ministère du travail publie le chiffre de participation moyenne agglomérant votes aux élection TPE et votes dans les entreprises, soit 38% (chiffre que reprend Guy Groux comme la plupart des observateurs). Une abstention affichée à 62% est prompte à disqualifier le processus alors que le taux de participation dans les entreprises où se sont tenues les élections (bien qu’en recul) dépasse les 55 %.
Posons-nous d’abord les bonnes questions
La mesure idéale de la représentativité tiendrait à un vote massif dans toutes les entreprises de plus de 10 salariés ; entreprises éligibles à une représentation collective des travailleurs.
Cet idéal par principe inatteignable souffre de deux limites. Une déjà mise en évidence : la participation décroissante aux élections professionnelles. L’autre étant le grand nombre d’entreprises de plus de 10 salariés où il n’y a pas d’élections. Elles sont 49 000[2] à faire état d’une carence de candidats entraînant l’impossibilité d’organiser des élections. Chiffre élevé et probablement sous-estimé, une partie des employeurs ne prévoyant pas d’organiser des élections. Les raisons de la carence de candidats dans les entreprises qui en font état sont diverses. Certaines disposent de dispositifs de dialogue informels suffisamment efficaces pour ne pas vouloir autre chose ; d’autres mettent de l’énergie dans des pratiques visant à décourager toute velléité de candidature. Et se porter candidat suppose ne pas être trop effrayé par les difficultés du mandat d’élu, et croire au rôle d’une démocratie de représentation de plus en plus mise en cause.
En résumé : une élection dans les TPE qui n’a ni sens ni véritable utilité ; une participation des salariés aux élections qui s’érode ; un nombre important de salariés dans des entreprises où il n’y a pas de dialogue social structuré et dont on ne sait s’ils sont plus ou moins concernés par des formes ouvertes de dialogue. Ce sont là les défis à relever pour consolider une démocratie sociale construite en partant de l’entreprise et impliquant les travailleurs.
La baisse du niveau moyen de la participation aux élections dans les entreprises recouvre des situations hétérogènes tenant à la taille, à l’activité, et aux pratiques des élus et des directions. Il y a cependant des causes génériques et bien connues. La mission du comité social et économique (CSE) empile au fil du temps prérogatives et obligations rendant difficile le travail des élus et les décourageant ; trop d’entreprises limitent le dialogue social à une formalité à respecter. En découle un dialogue trop formel aux résultats limités, et aux liens trop distendus avec les salariés.
Que faire ?
Bâtir un cadre du dialogue social en phase avec les réalités et priorités d’aujourd’hui est indispensable mais la tâche est immense et prendra du temps. Cependant, sans attendre, beaucoup est possible. Le développement de formes de dialogue professionnel organisant la discussion entre salariés et managers pour traiter du travail et de son organisation, articulées au rôle des élus, ferait un dialogue social redynamisé aux résultats visibles pour les travailleurs. Un « avis conforme » qui ferait de quelques « informations/consultations » des moments de co-construction sortirait d’un formalisme mortifère.
Il n’est pas étonnant que la proposition de suppression du monopole syndical au premier tour des élections professionnelle resurgisse. C’est un vieux souhait d’une partie du patronat qui n’accepte toujours pas le fait syndical. Il est en revanche surprenant qu’elle vienne comme argument pour dépasser les limites de la mesure de la représentativité et renforcer la démocratie sociale. Que les salariés, comme le souligne Guy Groux, estiment « qu’il faut permettre aux listes de non syndiqués de se présenter dès le premier tour des élections professionnelles » peut se comprendre quand la démocratie directe est dans l’air du temps. Mais si majoritairement les salariés ne veulent pas d’élus syndiqués, l’absence de quorum au premier tour leur permet d’y parvenir. Dans beaucoup d’entreprises les salariés ne soulèvent pas ce problème, tout simplement parce qu’il n’existe pas : dans les ¾ des entreprises où les salariés élisent leurs représentants, il n’y a pas de présence syndicale[3].
Supprimer le monopole syndical (ou amoindrir ses effets en l'absence de quorum au premier tour comme le proposent Gilbert Cette et Jacques Barthélémy) aboutirait-il à renforcer la négociation d’entreprise ? Rien n’est moins sûr et on peut craindre le contraire. On a vu en effet que les ouvertures de la négociation d’entreprise actées par les ordonnances de 2017 avec en particulier les accords de performance collective pouvaient donner lieu à des stratégies visant à contourner des obligations des conventions collectives. Rien ne permet d’affirmer que la fin du monopole syndical au premier tour pour les sortir du processus de négociation d’entreprise renforcerait celle-ci ; elle risque bien d’ouvrir plus grande la vanne des contournements, tout en affaiblissant le syndicalisme et sa représentativité au niveau national.
Ne pas perdre de vue les enjeux de la démocratie sociale
L’évolution souhaitable du cadre de la démocratie sociale doit répondre aux impératifs liés à ce qu’on attend d’elle. Sur le fond, ils ne sont pas éloignés de ceux de la démocratie politique, mais autrement plus accessibles : impliquer les personnes directement concernées, décider des solutions au plus près de là où on doit agir, s’assurer que les solutions soient cohérentes aux différents niveaux (entreprise, branche et territoire pour ce qui concerne la démocratie sociale) ; apporter sa pierre à la nécessaire régulation.
La décentralisation et le renforcement de la négociation collective au niveau de l’entreprise ont besoin du cadre des branches et de l’interprofessionnel tant pour impulser des dynamiques, créer les cadres de ce qui est commun, assurer une régulation pour que négociation locale ne rime pas avec accroissement des concurrences sociales. Ne soyons pas naïfs, parmi les adeptes de la décentralisation de la négociation collective il y en a qui se recrutent chez les partisans du « laissez-moi faire ce que je veux ».
La décentralisation de la négociation devrait entraîner une démarche de subsidiarité : on traite au niveau de l’entreprise dans le respect des prérogatives qui sont les siennes ce qui peut l’être à son niveau, les problèmes qu’elle rencontre et ne peut solutionner (ou qui le serait mieux à un niveau plus large) alimentent les travaux et actes des niveaux nationaux. On est loin d’en être là. La situation d’aujourd’hui est héritière d’une culture centralisée et descendante. La complexité grandissante des problèmes à traiter, leur diversité, la volonté des acteurs d’agir et d’avoir leur mot à dire sur les solutions ne laisse pas vraiment de choix quant à la décentralisation. Cependant, s’assurer que les réalités locales irriguent les organisations et les lieux de négociation des branches et des territoires pour que celles-ci agissent à la hauteur de ce qu’on peut attendre est un défi redoutable. Des élus non-syndiqués, quels que soient leurs mérites, sont dépourvus au regard de cet enjeux ; affaiblir le syndicalisme n’aidera pas non plus (ce qui ne l’exonère pas d’un grand chantier de réinvention de ses fonctions et pratiques). Est-ce que relever les seuils pour décider de qui est représentatif au niveau national changerait la donne ? Peut être à la marge, probablement pas au fond et, comme le dit Guy Groux, cette piste ne semble pas praticable aujourd’hui.
Ne perdons pas de vue les objectifs assignés à nos démocraties de représentation, aujourd’hui mal en point, pour imaginer les solutions destinées à les régénérer. Il n’y a pas de solution miracle pas plus que d’homme providentiel, mais il est difficilement imaginable d’en sortir par le haut en fragilisant ceux qui la font vivre au quotidien. Des femmes et des hommes du monde associatif, syndical… engagés au sein des entreprises, des territoires… une société civile faisant tenir la société en dépit de ses fractures et des inégalités qui la rongent.
Marcel Grignard a été co-président du Comité d’évaluation des ordonnances Travail.
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[1] Guy Groux, « Une démocratie sociale (toujours) hésitante », Telos, 20 décembre 2023.
[2] Chiffres de la DGT, in France Stratégie, rapport Évaluation des ordonnances Travail, 2021, p. 34.
[3] Enquête Acemo de la Dares, ibid., p. 41.