L’a-diplomatie migratoire de la France envers le Maroc edit
La diplomatie migratoire marocaine consiste, vis-à-vis de l'Afrique, à promouvoir un traitement humaniste de la migration et des migrants afin de tisser ou de renforcer les liens avec ses voisins. C'est ce qui explique la stratégie nationale de l’immigration et de l’asile (SNIA), lancée en 2013, qui s'est notamment traduite par deux vastes opérations de régularisation des migrants en 2013, démarrées, pour la première, la même année et, pour la deuxième, en 2016. Ces deux campagnes et la pratique administrative qui a suivi ont été marquées par un assouplissement croissant des conditions de régularisation. Par ailleurs, le Maroc a maintenu une politique ouverte d'accès à son territoire, dispensant de visas les ressortissants de nombres pays du continent. On parle de diplomatie migratoire parce que le Maroc considère que l'ouverture à ses voisins et le bon accueil à leurs citoyens, fussent-ils en situation irrégulière, fait partie des conditions requises pour son intégration régionale comme pour l’affirmation son leadership. Entretenir de bonnes relations avec ses voisins consiste d'abord à ne pas leur claquer la porte au nez. Par bonheur pour le Maroc, la migration n'y est pas un thème de campagne électorale. En même temps, ce n'est, si l'on y songe, rien d'autre que la base de la diplomatie : avoir des relations apaisées et constructives avec ses voisins, relations qui facilitent les échanges humains et commerciaux. L'attitude contraire relève de l'a-diplomatie. L’a-diplomatie consiste, en effet, à prendre des mesures ou à faire des déclarations qui mettent en cause les intérêts ou la sensibilité de partenaires étrangers sans en tenir compte, comme on le fait habituellement, parce que l’agenda considéré est un agenda intérieur et non extérieur. Bref, on traite d’un domaine diplomatique avec les manières et le ton en usage dans la « politique politicienne » – sans ménagements.
La récente décision du gouvernement français de réduire de moitié les visas accordés aux Marocains et aux Algériens et de trente pour cent ceux accordés aux Tunisiens relève de cette a-diplomatie. À qui la France donne-t-elle des visas ? En ce qui concerne le Maroc, mais j'imagine qu'il en est sensiblement de même pour l'Algérie et la Tunisie, à professionnels qui se rendent en France dans le cadre de relations de travail, à des étudiants qui y poursuivent leurs études et donnent vie à la francophonie et au rayonnement de l'Université française, à des touristes et à des familles marocaines dont une partie des membres vit en France et possède la nationalité française ; bref, à des voyageurs qui ont tous des liens positifs avec la France, qui y ont fait ou y font leurs études, qui y ont de la famille et des amis, qui travaillent avec des Français dans des entreprises ou des projets communs. Des voyageurs qui, de plus, y dépensent de l'argent ; des étudiants qui payent des droits d'inscription au moins triplés, voire quadruplés, qui louent des appartements, consomment et payent des taxes. Des personnes que l'on aurait naguère classées, pour la plupart, dans la catégorie certes problématique mais au moins indicative des changements en cours depuis deux décennies, des "amis de la France" ou, plus simplement, des Marocains qui ont une relation positive avec celle-ci. Quelle est la raison de cette punition infligée à des personnes concrètes pour une responsabilité qui n’est en rien la leur ? Le gouvernement français reproche au gouvernement marocain de ne pas accorder autant de laissez-passer consulaires qu'il le souhaiterait pour parvenir au chiffre d'expulsion de ressortissants marocains ou supposés tels sur lequel il s'est publiquement engagé. Pourquoi est-ce que le Maroc n'accorde pas ces laissez-passer ? Parce que le Maroc comme tout Etat, avant de satisfaire le droit de son partenaire, doit respecter son propre droit et sa propre réglementation. Il ne peut pas, par exemple, accorder un laissez-passer à une personne dont la nationalité marocaine n'est pas prouvée ni à une autre refusant de faire le test PCR, condition d'entrée nécessaire sur le territoire.
Combien de Marocains ou supposés Marocains sont-ils concernés par ces expulsions ? 3301. Combien de Marocains se rendent-ils en France avec un visa, c'est-à-dire, non pour s'y installer, mais pour un motif temporaire ? 346 103 en 2019, et, conséquemment à l'épidémie de Covid-19, 98 627 en 2020. Si l'on divise ce chiffre par deux, cela ne fait plus que 49 313 visas que la France accepterait d'accorder. Pour se faire une idée des conséquences d'une telle division, il faut savoir qu'il y 43 000 étudiants marocains en France, dont le nombre pourrait être ainsi réduit de moitié, sachant que ces étudiants sont sélectionnés par Campus France, c'est-à-dire l'agence française pour la promotion de l'enseignement supérieur, l'accueil et la mobilité internationale. La moitié voire plus (selon les priorités dans la restriction) verraient leurs études reportées sine die. Les relations de travail – économique donc – entre la France et le Maroc devraient également connaitre une diminution supplémentaire à celle créée par l'épidémie. Il en sera de même pour les relations familiales. Cependant, ce qui sera touchée et touchée gravement ne sera pas l'immigration irrégulière mais les déplacement réguliers fondés sur les nombreuses proximités qui lient la France et le Maroc. On vise ainsi une cible à droite et on tire à gauche. Inversement, en 2020, le Maroc a reçu 412 179 Français dispensés de visa tant que leur séjour n'excède pas trois mois. Ils étaient 1 990 813 en 2019, avant l'épidémie. Par ailleurs, le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères estime à 80 000 le nombre de Français vivant au Maroc, pour qui l'obtention d'un titre de séjour est d'une extrême facilité. De plus en plus de Marocains, les élites notamment, sont conscients de cette asymétrie criante dans l'accueil et le traitement. Il est facile d'être un Français au Maroc ; il n'est pas toujours facile d'être un Marocain en France, et c'est parfois tout simplement difficile.
La France a conservé des relations fortes avec la part africaine de son ancien empire colonial. Certains pays continuent d'entretenir avec elles des relations importantes mais sourdement ou ponctuellement conflictuelles ; d'autres entretiennent, depuis le début, des relations non conflictuelles, voire un vrai partenariat. C'est le cas du Maroc. Ce n'est pas pour autant que ces relations ne s'émoussent pas. Il en est des relations entre les Etats comme des mariages, une crise peut les emporter comme le lent déclin de l'intérêt pour l'autre. La décision de diviser par deux le nombre de visas est ainsi à la fois blessante pour l'Etat marocain et pour les Marocains. L'Etat se voit sanctionné comme un "mauvais élève" alors qu'il occupe une place centrale dans la politique migratoire du continent à l'interface avec l'Europe et qu'il promeut, depuis une vingtaine d'année, une politique migratoire juste et équilibrée. A ceci s'ajoute le fait que n'importe quel Etat ne saurait accepter l'imposition d'une sanction visant à lui faire abandonner le contrôle de ses frontières par un Etat qui entend, lui, surcontrôler les siennes. On retrouve ici l'une de ces postures crument asymétriques qui font tant de mal dans les relations internationales.
Le pire, toutefois, semble les dommages au niveau des élites. La décision française ne peut pas y être lue indépendamment d'autres déceptions et d'autres énervements. Pour des raisons dont je ne discuterai pas de la pertinence dans ce texte, la position française de non-reconnaissance explicite de la marocanité du Sahara irrite de plus en plus ces élites en regard de sa reconnaissance plénière par les États-Unis. Que la France n'ait pas emboité le pas aux états-Unis, pour improbable que ce fût, a déçu. L'ampleur de cette déception ne doit pas être sous-estimée. Pour des raisons dont je ne discuterai pas davantage la pertinence, les sempiternelles controverses françaises sur l'islam et la laïcité ont convaincu une part de ces élites (disons la part un peu conservatrice) que l'Islam en tant que tel n'est pas aimé en France et une autre part (disons la part un peu plus mondialisée) que la stigmatisation de l'islamisme n'est rien d'autre que de la xénophobie et du racisme ripolinés. Ces idée sont bien établies. A ce stade, plutôt que de mettre en cause leur justesse, c'est-à-dire se refuser à voir l'image que la France projette d'elle-même au Maroc, il serait judicieux de considérer que c'est d'abord avec ces élites-là que se fabrique ou se dé-fabrique la relation franco-marocaine politique, diplomatique, économique et culturelle ; et que le Maroc n'est pas qu'un partenaire de la France en Afrique, le Maroc est l'une porte de l'Afrique et l'un des leaders du continent. De ce point de vue, une bonne diplomatie consisterait à constater ce qui s'accumule et que la récente décision du gouvernement français aide à sédimenter ; une bonne diplomatie consisterait à éviter de froisser inutilement des partenaires pour des raisons de politiques électorales, en pensant - non sans une certaine arrogance - qu'il sera toujours temps, après, de recoller les morceaux. On peut penser que des partenaires ont tort ; ils peuvent avoir tort ; on ne peut ignorer ce qu’ils pensent, parce que ce qu’ils pensent est conséquentiel.
Même pour le moins complotiste des observateurs, il est, toutefois, difficile de ne pas attribuer l'actuel raidissement sur les visas à la campagne électorale française où la conjonction de la candidature de Marine Le Pen et de la très possible candidature d'Eric Zemmour pousse la plupart des candidats déclarés ou non déclarés à en remettre sur l'immigration, l'islam et la mémoire coloniale. Certes, l'enjeu est d'empêcher la victoire électorale des candidats des extrêmes, mais à force d'incorporer leurs idées dans les programmes et les propositions, il risque d'arriver que, même si Marine Le Pen ou Eric Zemmour ne gagnent pas les élections, ce que l'on peut légitimement espérer, leurs idées finissent, elle, par les remporter. Le risque est aussi dans l’alignement discursif.
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