Laïcité: un procès en libéralisme? edit
Le débat sur la laïcité revient aujourd’hui, sans cesse, sur le devant de la scène. Il n’y a pas de raison de s’en étonner. Il y a certes un cadre juridique de référence dans notre République laïque, selon sa Constitution même. Mais celui-ci a été le fruit de longs débats et résulte de compromis comme la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État qui en est le socle. Le dialogue, dans le meilleur des cas, et les conflits d’interprétation sur la laïcité ne se sont jamais refermés (et ne se refermeront pas). C’est qu’elle a emporté plus que des principes juridiques – aussi essentiels soient-ils. Elle touche, en effet, à la manière dont la société française se considère elle-même. Mais, selon les contextes, les confrontations sont plus ou moins vives.
Philippe Portier, un des meilleurs sociologues des religions, distingue trois périodes, la première qui s’étend du début du XXe siècle jusqu’à la fin des années 1950, caractérisée par le « séparatisme », et la définition de la laïcité essentiellement par rapport à l’église catholique ; la seconde, plus courte, des années 1960 jusqu’à la fin des années 1980, marquée par le « recognitif », où le privé tend à se publiciser (pensons à la loi Debré de 1959 sur le financement de l’école privée), et le public à se privatiser, les frontières devant plus poreuses et le conflit se concentrant sur l’éducation ; la troisième, des années 1990 jusqu’à aujourd’hui, placée sous le signe de « l’intégrationnisme », où la forte présence de l’islam et la volonté des religions d’être plus visibles mettent au premier plan le souci de la cohésion nationale, dans un climat de défiance qui peut nourrir l’intolérance[1].
Les difficultés tiennent évidemment au fait qu’une « période » n’efface pas les autres et que les différents caractères se mêlent. Les acteurs du débat laïque n’utilisent pas nécessairement les mêmes références. Et le mot de laïcité peut avoir un sens changeant selon les générations. Cela ne veut pas dire, pour autant, que la notion serait floue par essence ; elle est, au contraire, constituée par une histoire qu’il importe de connaître, elle est définie par un corpus juridique, elle est l’objet d’une multitude de travaux disciplinaires, donc d’un savoir. Cela rend possible d’éclairer la nature des controverses actuelles qui prennent souvent l’allure de polémiques. L’actualité récente permet de le faire à un bon niveau.
Le Président de la République n’a pas encore délivré le « grand » discours annoncé sur la laïcité, mais il a présenté ses vœux aux autorités religieuses le 4 janvier. Il y déclarait, notamment : « je ne demanderai jamais à quelque citoyen français que ce soit d’être modérément dans sa religion ou de croire modérément ou comme il faudrait en son Dieu, ça n’a que peu de sens, mais je demanderai à chacun constamment d’absolument respecter toutes les règles de la République. Et c’est dans cet équilibre, où la force de deux engagements peut se retrouver pleinement compatible, que nous sortirons renforcés.[2] »
Il se trouve que deux jours après s’est tenue la journée « Toujours Charlie », organisée par la LICRA, le Comité Laïcité-République et Le Printemps Républicain, où la laïcité a été proclamée en danger. Elle le serait par ceux qui ne voient pas l’ampleur de l’offensive islamiste dans la société française. L’affrontement entre l’équipe de Charlie et Médiapart a montré la dureté des arguments. C’est un débat important à soi seul et qui concerne directement l’inclusion et l’intégration dans notre société. Cela amène les participants de cette journée à penser que c’est la société laïque qu’il faut défendre et promouvoir dans son ensemble et que l’État a la responsabilité de promouvoir les principes de la laïcité, au risque de bousculer sa neutralité que rappelait, pour sa part, Emmanuel Macron. C’est cette question que pointait, le politologue Laurent Bouvet, principal théoricien du Printemps Républicain, en appelant, quelques jours plus tard, le Président de la République à clarifier une position qui montrait, selon lui, une préférence pour une « vision libérale de la laïcité comme liberté religieuse et coexistence des religions »[3].
À une « laïcité libérale », Laurent Bouvet n’oppose pas terme à terme une laïcité qui ne le serait pas. Il parle d’une laïcité républicaine et à visée universaliste. Ce qui revient concrètement à donner une portée extensive à la laïcité, à bousculer les frontières entre le public et le privé, en mettant en avant le risque premier de la communautarisation de la société française. Alors qu’Emmanuel Macron, et ceux qui définissent comme lui la laïcité, prennent davantage en compte les risques de discrimination à l’égard des musulmans en premier lieu, mais pas seulement, et voient un meilleur facteur d’intégration dans une laïcité inclusive. On reconnaît là les termes de la controverse établie depuis 1989 au moins, avec l’affaire des foulards au collège de Creil. Elle recoupe, d’ailleurs, la théorisation qu’avait voulue établir Régis Debray entre les « démocrates » et les « républicains ». Sauf, évidemment, que tout le monde se réclame de la République – il serait surprenant que son Président actuel ne le fasse pas… – mais en donne une lecture différenciée.
Sans prétendre dire ce qui est juste ou qui ne l’est pas – ce qui n’aurait guère de sens dans la mesure où, dans la situation actuelle de la société française, la laïcité se définit plus explicitement que dans les décennies passées, comme un dispositif portant des valeurs, donc sujet à débat – il est possible néanmoins de cerner plus explicitement ce dont il faut parler.
C’est, en effet, introduire de la confusion que de séparer la laïcité, telle qu’elle a été définie au début du siècle dernier dans la loi de 1905, du libéralisme politique. Cette loi, en effet, s’inscrit en contradiction avec les lois d’inspiration antireligieuse des années 1900-1902, au plus fort du conflit avec l’Église catholique. Elle s’est voulue clairement une loi d’équilibre – résultant d’un compromis politique tenant compte des réalités de la société française mais aussi d’une philosophie de la laïcité pas moins républicaine que celle des courants de pensée les plus intransigeants[4]. Elle repose fondamentalement, comme son intitulé l’indique, sur une séparation entre les Églises et l’État, entre le privé et le public – ce qui est au cœur de la pensée libérale des pouvoirs et des contre-pouvoirs. Dans le texte de la loi, le public est clairement identifié à la sphère de l’État, et le privé n’est pas réduit à l’intime – ce qui, certes, a toujours été la perspective d’une partie du courant laïque – les croyances pouvant s’exprimer librement dans l’espace commun, dès qu’elles respectent l’ordre public. La neutralité est bien celle de l’État. Le premier article de la loi définit la laïcité avant tout comme une liberté soucieuse des droits de l’individu (« liberté de conscience » et « liberté des cultes ») et de ses devoirs également envers « l’ordre public », donc de l’intérêt général. Elle a une dimension incontestablement politique en contribuant à faire comprendre que la liberté est le droit de faire tout ce qui ne porte pas atteinte à la sécurité de tous, à la dignité de la personne humaine et à la concorde sociale. La loi de 1905 est une contribution précieuse à l’existence d’une culture commune faite de respect et de dialogue. Elle inscrit par là même la laïcité dans l’ensemble des valeurs républicaines.
Qu’elle puisse répondre à tous les problèmes, bien sûr que non. C’est pour cela qu’elle laisse place à des débats et à des interrogations. Elle portait déjà des exceptions, dans son texte même, au principe de la séparation, puisqu’elle prévoyait de subventionner des aumôneries dans les « lieux fermés » (écoles, hôpitaux, armée, prisons…). La reconnaissance d’une mission de service public aux écoles privées sous contrat, en 1959, en a été une plus grande encore ! La question scolaire a concentré presque tout le débat pendant des décennies. Aujourd’hui, l’État républicain se trouve devant la nécessité (et le devoir) que ce qui fait, justement, le fondement libéral de la laïcité – et qu’il faut comprendre comme tel – soit admis par tous les croyants et les non-croyants et d’éviter toutes les formes de pressions qui restreignent (voire empêchent) la liberté des individus. Cela explique la législation intervenue avec la loi de 2004 sur le port ostensible de signes religieux dans l’espace scolaire. Elle a été prise au nom des libertés des élèves. Elle relève également de la nécessité de veiller « aux exigences minimales de la vie en société », pour reprendre les termes du Conseil constitutionnel. C’est en se situant sur le solide terrain d’un républicanisme libéral que l’on peut faire comprendre la nature et l’utilité de la laïcité telle que l’histoire nous l’a léguée.
[1] Philippe Portier, L’État et les religions en France. Une sociologie historique de la laïcité, Presses universitaires de Rennes, 2016.
[2] Transcription du discours des vœux du Président de la République aux autorités religieuses, 4 janvier 2018 (site de l’Elysée).
[3] Laurent Bouvet, interview dans FigaroVox, 12 janvier 2018.
[4] Voir notamment Emile Poulat, Scruter la loi de 1905. La République Française et la Religion, Fayard, 2010.
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