Le monde va de mieux en mieux mais ne le dites pas trop fort! edit
Si cet article compte appuyer sa démonstration sur un certain nombre de statistiques puisées aux meilleures sources, il en est toutefois une dont il ne dispose pas, et qui ne serait pourtant pas dénuée d’intérêt pour notre propos ; à savoir quelle est la proportion des ouvrages, articles, émissions radiotélévisées et autres interventions médiatiques qui dressent quotidiennement un tableau sinistre du monde actuel, par comparaison avec ceux qui offrent au contraire une vision plus positive de notre présent et de notre futur immédiat.
De fait, dans la France de 2017, on a aussi peu de chances de tomber sur les analyses revigorantes de Johan Norberg[1] ou de Jacques Lecomte que l’on en a d’échapper aux péroraisons ténébreuses de Michel Onfray, d’Alain Finkielkraut, et de toute une théorie de prophètes de malheur qui, chacun dans leur genre, ont fait profession de dénoncer à flux tendus les maux de notre époque et de prendre une pose de « mécontemporains » perpétuellement indignés. Une telle différence de traitement n’est pas qu’une affaire de talent, et elle est par ailleurs beaucoup trop flagrante pour n’être que la conséquence du principe bien connu selon lequel on ne parle guère des trains qui arrivent à l’heure. Son explication est à la fois bien plus complexe et plus intéressante ; mais pour l’éclairer il est nécessaire de planter au préalable le décor en citant quelques statistiques récentes, qui mettent spectaculairement à mal l’idée reçue selon laquelle le monde irait de mal en pis. En effet, le lecteur trouvera dans ces deux livres roboratifs que sont Non, ce n’était pas mieux avant de Johan Norberg (Plon, 2016), et Le monde va beaucoup mieux que vous ne le croyez de Jacques Lecomte (Les Arènes, 2017), une quantité impressionnante de chiffres (issus de l’OCDE, du PNUD, de la FAO, de la Banque Mondiale, etc.) qui dressent un tableau d’ensemble infiniment plus rassurant que les lamentations outrées de nos atrabilaires Cassandres hexagonaux – qui ont compris de longue date que leur audience était directement indexée sur la noirceur de leur trait.
Sans vouloir assommer le lecteur sous une avalanche de chiffres, nous choisirons néanmoins quelques statistiques particulièrement significatives, en les extrayant de l’inépuisable mine constituée par les deux livres cités plus haut. Et ce dans des domaines aussi variés que la démographie, l’économie, la politique, et l’environnement. Qu’on en juge :
Entre 1990 et 2015 le taux d’extrême pauvreté dans les pays en voie de développement est passé de 47% à 14%.
Le pourcentage de la population mondiale souffrant de sous-alimentation est passé de 19% en 1991 à 11% en 2015.
Le pourcentage d’enfants de moins de cinq ans souffrant de malnutrition dans le monde est passé de 39,6% en 1990 à 23,2% en 2015.
Le taux d’analphabétisme dans le monde est passé de 60% environ en 1950 à 14% aujourd’hui.
Le taux de mortalité infantile dans le monde est passé de 120‰ en 1960 à 60‰ en 1990 et 30‰ en 2010.
La couche d’ozone devrait avoir retrouvé son niveau initial en 2050 puisque les produits contribuant à sa destruction ont quasiment disparu, alors qu’ils représentaient 2 millions de tonnes par an à la fin des années 1980.
La déforestation en Amazonie a chuté de 80% entre 2004 et 2012.
Entre 2010 et 2014, l’énergie solaire a été multipliée par cinquante dans le monde et l’énergie éolienne par huit.
Depuis 1973, la proportion de pays « libres » est passée de 29 à 46%, alors que celle des « non libres » est passée de 46 à 26%.
Les discriminations raciales et sexuelles (à l’égard des femmes ou des homosexuels) reculent à un rythme accéléré – même si les disparités géographiques restent considérables en la matière.
En France, 147 personnes ont trouvé la mort en 2015 dans des attentats, mais ces chiffres macabres peuvent être « comparés » aux 3616 morts par accidents de la route (25 fois plus) ; 10 à 11 000 morts par suicides (environ 70 fois plus) ; 73 000 morts dus au tabac (soit 500 fois plus), etc.
Entre 1994 et 2013, en région parisienne, le taux d’homicide a diminué de 65%.
Pourquoi donc ces données incontestables sont-elles si rarement évoquées dans les médias hexagonaux ? Pourquoi, tout au contraire, s’obstine-t-on à y décrire notre époque comme un monde de plus en plus inhumain, où les inégalités n’en finissent plus d’« exploser », et où la cupidité serait plus que jamais devenue l’unique moteur de l’histoire ? Il y a quelques jours à peine, l’auteur de ces lignes s’est amusé à photographier (il tient le cliché à la disposition des curieux…) la tête de gondole d’une illustre librairie parisienne spécialisée dans les essais. Parmi une vingtaine de livres exposés à l’entrée même du magasin, le curieux pouvait méditer sur les titres suivants : Peut-on guérir de la mondialisation ? ; Se débarrasser du capitalisme est une question de survie ; L’Âge de la Régression ; Aux Origines de la Décroissance ; J’ai vu la Misère ; Les Prédateurs au Pouvoir ; Comprendre le Pouvoir. L’indispensable Chomsky ; Enrichissement. Une critique de la Marchandise ; Cataclysmes. Une Histoire environnementale de l’Humanité ; La Parole au Peuple (de Michel Onfray) ; Qu’est-ce qu’un gouvernement socialiste ? ; Bernard Marris expliqué à ceux qui ne comprennent rien à l’Économie. Par ailleurs, vérification faite auprès du vendeur, ni le Norberg, ni le Lecomte n’étaient disponibles en rayon… Si cet exercice de sociologie sauvage ne revendique bien sûr aucune valeur scientifique, il confirme néanmoins de manière anecdotique notre propos, même si l’honnêteté nous oblige à dire que les Français ne font en la matière que pousser à l’extrême un phénomène que l’on retrouve parfois dans des pays voisins – Norberg cite par exemple un sondage réalisé en janvier 2015, dans lequel 71% des Britanniques estimaient que le monde allait moins bien, contre seulement 5% qui pensaient le contraire. Reste que nous demeurons, et de loin, les champions incontestés du pessimisme collectif, et ce à un degré parfois grotesque.
Un décalage qui s’explique
Trois raisons majeures nous semblent devoir expliquer ce décalage flagrant entre la réalité des chiffres et la représentation que s’en font nos contemporains. La première explication tient à un trait propre à tous les cerveaux humains. En effet, parmi les nombreux biais cognitifs universels qui affectent nos représentations, figure en bonne place la part disproportionnée attribuée aux trains qui déraillent par rapport à ceux qui arrivent à l’heure. Ce qui explique en partie pourquoi, même durant les Trente Glorieuses (avec une croissance de 5% l’an), seule une minorité de Français avait le sentiment de mieux vivre que leurs parents ! C’est là, à n’en pas douter, une des nombreuses manifestations de l’emprise de nos émotions sur notre capacité à raisonner de façon strictement rationnelle. Ce que le psychologue Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie 2002, a analysé dans ses passionnants travaux comme la prévalence systématique dans notre esprit et dans nos décisions de ce qu’il appelle le « système 1 » (rapide, intuitif et émotionnel) sur le « système 2 » (lent, réfléchi et logique)[2]. Soit une source de méprises sans fin, ayant un impact dans notre vie quotidienne, mais aussi à l’échelle d’une société entière, comme s’attache désormais à le mettre en lumière cette nouvelle branche de l’économie (dont Kahneman est un pionnier) baptisée Behavioural Economics.
La deuxième explication concerne plus particulièrement les intellectuels, et notamment les intellectuels français. En effet, les progrès spectaculaires mentionnés plus haut à l’aide de quelques chiffres datent pour la plupart des trente dernières années (ou à tout le moins se sont accélérés durant cette période), et par conséquent ils sont largement imputables à la mondialisation dite « libérale » ; ce qui est évidemment très difficile à admettre pour nos esprits hexagonaux, plus prompts à vilipender le « néolibéralisme sauvage » qu’à reconnaître que la fin du communisme a été pour les pays concernés une bénédiction en termes de création de richesses. En effet, jusque dans les années 1980, la plupart des PVD avaient opté pour un mode de développement socialiste, piloté par l’État et fondé sur une large socialisation de la production, ce qui avait rapidement condamné leurs économies à la stagnation, voire à l’effondrement. Du jour où ces pays se sont convertis au capitalisme (sous des formes il est vrai fort variées), leur niveau de vie a connu un processus de croissance souvent spectaculaire, et parfois même sans aucun équivalent dans l’histoire (on pense bien sûr immédiatement à l’Inde et à la Chine, mais on pourrait donner bien d’autres exemples). Quant aux pays qui durant cette même période ont vu leurs richesses stagner, voire s’effondrer, ce sont précisément ceux qui ont refusé de se convertir aux principes de l’économie de marché (comme Cuba ou la Corée du Nord), ou bien ceux qui ont opté pour une suicidaire politique socialo-populiste (comme le Venezuela, dont on se demande bien comment il peut encore trouver des thuriféraires dans la classe politique française).
La dernière explication concerne cette fois les hommes politiques. En effet, quel que soit le pays et l’époque, ceux-ci ont tout naturellement intérêt à noircir le tableau qu’ils offrent de la réalité. Faire peur est leur raison d’être, leur assurance-vie, car trop d’optimisme pourrait inciter les électeurs à vouloir davantage de liberté et à aspirer à une forme de « laissez-faire ». Dès lors, l’autonomie de la société civile aurait tôt fait de mettre au chômage les hommes de l’État (élus ou bureaucrates). Il s’agit donc pour ces derniers de convaincre leurs administrés que leurs éminents pouvoirs sont parfaitement indispensables à la prospérité collective, dans la mesure où leurs vues – nécessairement désintéressées et axées sur long terme, à l’opposé de l’avidité et de la myopie du vulgaire homo oeconomicus – sont seules capables de « protéger » la société de la mondialisation sauvage et des ravages de la dérégulation financière. Ainsi, il pourrait bien y avoir un lien très étroit entre la centralité ancestrale de l’État français et notre incapacité présente à concevoir la globalisation sur un autre mode que celui de la menace et du déclin. Ajoutez à cela, comme nous venons de le voir, l’aversion de nos élites intellectuelles pour la philosophie libérale et le biais cognitif universel qui nous incite à majorer les calamités et minorer les succès, et vous comprendrez qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que dans moult enquêtes internationales, les Français soient encore plus pessimistes que les Afghans[3]…
[1] Si en novembre 2016 le magazine Le Point a fait sa une sur son dernier livre, on peut largement y voir une exception qui confirme la règle.
[2] Voir Daniel Kahneman, Système 1, Système 2. Les Deux Vitesses de la Pensée, Flammarion, coll. « Champs », 2016.
[3] Parmi mille autres exemples, voir les enquêtes publiées dans Le Monde du 12/10/2016 ; Le Figaro du 6/2/2017 ; ou encore Le Parisien du 23/12/2011.
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