Petits coins et grands sujets: la question des toilettes edit
Le sujet des toilettes prête aisément, en France, à la gaudriole. Il intéresse pourtant. Chacun y va de son anecdote, de son expérience, de ses observations. Tout le monde connaît le plaisir d’une envie pressante soulagée. Tout le monde connaît les désagréments d’un besoin non satisfait. Le sujet des toilettes n’est pas superbement indélicat. Il ouvre sur des problématiques à la fois fondamentales et opérationnelles.[1] Comment améliorer le quotidien urbain avec des systèmes adaptés à tout un chacun et à l’environnement ? Comment concilier besoins basiques et préoccupations écologiques, dignité des personnes et contraintes d’action publique ?
Le sujet permet de se pencher sur une multitude de réalités et de disparités. On peut citer les disparités entre les sans-abri, qui n'ont pas de toilettes privées, et ceux qui ont un logement, avec leurs propres sanitaires ; les inégalités entre les hommes et les femmes, qui n’ont pas accès aux mêmes installations ; ou encore les inégalités entre ceux qui travaillent dans un bureau et ceux qui exercent des métiers mobiles, sans WC disponibles. S'intéresser aux toilettes révèle aussi de considérables écarts, à l’échelle internationale, entre les pays riches et les pays pauvres. Des centaines de millions de personnes sont encore confrontées à l'obligation de « déféquer à ciel ouvert », pour reprendre les termes de l'ONU. Bref, traiter d’un sujet qui n’est pas aussi annexe que cela conduit à étudier l'évolution de nos conditions de vie à travers l'histoire et à travers l’espace. La lunette des toilettes est, en quelque sorte, une lunette sur le monde.
Dans les gigantesques bidonvilles des pays en développement, comme dans les beaux quartiers des villes des pays développés, les opportunités d’accès aux commodités reflètent les vicissitudes de la condition urbaine. Une offre déficiente dégrade la dignité humaine. Une offre ajustée révèle le génie humain.
Les problèmes affectent marginalement une civilisation paysanne, mais ils touchent frontalement une civilisation urbaine. Historiquement les paysans ont toujours eu leur sensibilité, leurs contraintes sanitaires et environnementales. Le sujet des toilettes naît cependant de la densité et de la proximité caractéristiques de la ville.
Les pays riches, historiquement affligés par la typhoïde et le choléra, sont désormais très bien pourvus dans l’univers privé. Les toilettes sont partout dans les immeubles et les maisons. Elles utilisent de gigantesques quantités d’eau, souvent potable, ce qui confine au gaspillage. En revanche leur manque est patent dans l’espace public. Ces carences accentuent les inégalités, entre sexes et entre âges, entre nantis et démunis, entre mobiles et sédentaires. Dans les pays pauvres, elles demeurent souvent absentes des habitations, notamment dans les bidonvilles. Les besoins se soulagent dans l’espace public. Tout ceci rend les eaux impropres et entraîne des maladies graves.
Une situation globale améliorée mais toujours très préoccupante
Souvent dépeinte comme catastrophique, la situation globale se bonifie, tout en demeurant inquiétante. Près de la moitié de l’humanité n’a pas encore accès à des mécanismes d’assainissement satisfaisant. Au tout début du millénaire la situation était bien plus préoccupante encore, mais des progrès très substantiels ont été réalisés.
Précisons les chiffres. En 2000, 1,3 milliard de personnes étaient contraintes de déféquer en plein air, contre 500 millions aujourd'hui. Si l’on veut quelques pourcentages : 5 % de l’humanité n’a accès à rien, 20 % des humains ne sont pas connectés à un quelconque assainissement, seule une petite majorité de la population du globe dispose d’un assainissement sécurisé. La situation reste absolument ignoble, notamment en Afrique sub-saharienne. Des centaines d'enfants meurent chaque jour parce qu'ils sont en contact avec les eaux usées. Mais, force est de constater que la situation s'est grandement améliorée, parce que la Chine et l’Inde ont abondamment investi dans le domaine. Des investisseurs et des innovateurs, Bill Gates au premier rang, mettent des centaines de millions de dollars pour que la situation s’améliore. Et il reste à faire.
Incontestablement le monde contemporain connaît une situation toujours préoccupante et, à certains égards, surprenante. Diarrhées, dysenteries, hépatites, typhoïdes, frappent des régions et des populations vulnérables comme elles frappaient, mais sur des volumes plus importants, dans les villes européennes du XIXème siècle. Par ailleurs, sur la planète, la connexion au téléphone portable s’avère bien plus étendue que la connexion basique à un réseau d’assainissement. Les données de la Banque mondiale indiquent que la proportion de la population mondiale disposant d’un abonnement au téléphone portable est devenue, en 2007, plus importante que celle de la population connectée à un réseau d’assainissement de base.
Évolution de l’accès aux téléphones portables et à l’assainissement (en %)
Source : Banque mondiale, indicateurs du développement durable. Note : le taux de pénétration du téléphone portable dépasse 100 % car une personne peut posséder plusieurs abonnements.
Un effet Tocqueville ?
Dans les métropoles et les villages des pays en développement, les manquements les plus choquants diminuent, même s’ils affectent toujours des populations considérables. Dans les rues européennes, les limites des systèmes en place ne doivent pas masquer les progrès. À Paris et dans d’autres villes françaises, l’impression instantanée, face aux insuffisances et à leurs conséquences visibles, occasionne à juste titre le courroux. Sur temps long, cependant, ne serait-ce que sur les récentes décennies, un constat d’amélioration prévaut. La création des sanisettes, par Jean-Claude Decaux, a été une véritable révolution.
Alors, bien sûr, les soubresauts des actualités locales, la diffusion des images internationales les plus ignobles, le côtoiement physique de carences manifestes n’aident pas à adhérer à l’idée de dynamiques positives. De surcroît, les projections démographiques sur les réalités urbaines à venir n’incitent pas à l’optimisme béat. Les défis, pour l’eau et l’assainissement, nécessitent des révisions considérables. Dans les villes déjà bien équipées, les usages et l’organisation des toilettes appellent des changements notables.
Les services agréables et accueillants, sobres en eau et connectés, auxiliaires de la télémédecine et d’une agriculture à engrais de qualité, ne se généraliseront pas demain. Avant d’aider à convenablement fertiliser, les toilettes continueront, au Nord, à gaspiller, et au Sud, à manquer. Atteindre un socle minimal de salubrité et de dignité, dans des villes riches qui doivent réinventer leurs offres, dans des méga-bidonvilles confrontés à d’indéniables périls et dans des zones rurales à ne pas oublier, reste un pari pour l’humanité.
Il y a pourtant lieu d’être plutôt positif. Alors pourquoi entend-on, en toile de fond du sujet des commodités urbaines, une petite musique négative et pessimiste ? Vraisemblablement en raison d’un classique effet Tocqueville. Pour adapter des mots de De la démocratie en Amérique (1835), le désir de propreté et de salubrité devient plus insatiable à mesure que propreté et salubrité s’étendent. Plus concrètement, les demandes et les attentes grandissent plus vite que les offres de service.
Percevoir un effet Tocqueville des toilettes conduit potentiellement à du cynisme ou à de l’attentisme. Au contraire, le thème des nécessaires investissements et perfectionnements à réaliser doit motiver et enjouer.
Une matérialisation du droit à la ville
Les villes se disent volontiers intelligentes et résilientes, intenses et compactes, durables et attractives, apaisées et augmentées. Tels sont en tout cas les souhaits des équipes municipales qui annoncent les projets, des experts qui les baptisent de jolis termes et des habitants qui voudraient vivre les choses. Au concours des qualificatifs, ville propre et ville agréable sonnent aussi avec un certain éclat. Les spécialistes de la ville et les élus aiment les épithètes, probablement plus que les toilettes. Celles-ci méritent plus de places, autant dans la réflexion que dans la production et la gestion des villes.
Vraisemblablement, le droit aux toilettes n’entrera pas dans une nouvelle version de la Déclaration des droits de l’homme. Cependant ses composantes (une offre suffisante, des conditions minimales de qualité et d’équité), à condition d’être effectivement mises en œuvre, confèrent de la consistance à ce fameux droit à la ville. Conçu en tant que garantie d’accès à un minimum de services urbains, ce droit n’est pas qu’une lubie intellectuelle. Les commodités urbaines incarnent matériellement ce qui fait le confort et l’hospitalité. Elles rendent la ville commode.
De nouveaux efforts se justifient. Éclairés par les préoccupations écologiques et par les possibilités technologiques, ils doivent viser les objectifs globaux de développement durable et le bien-être urbain de tous. Car les commodités constituent des aménités indispensables.
Ces aménités, dans le vocabulaire actuel, sont à la mode. À la fin des années 1960, Bertrand de Jouvenel, précurseur de l’écologie politique, conceptualisait l’aménité en tant que possibilité de vivre dans une économie qui procure la satisfaction des besoins fondamentaux tout en aménageant un environnement décent et agréable, « un lieu délicieusement habitable pour l’homme » [2]. La translation vers la ville actuelle est aisée, fournissant une nouvelle épithète au répertoire des termes urbains. Les commodités urbaines participent à une vie urbaine plus amène. À ce titre, elles valent que l’on s’y penche plus sérieusement[3]. Les toilettes gagneraient à des attitudes individuelles et à des programmes collectifs plus positifs. Pour des toilettes civilisées et joyeuses !
Le sujet a également l’avantage de ne pas être idéologique. À cet égard les termes très à propos, attribués à l’ancien maire de New York Fiorello la Guardia, sont souvent rappelés : « il n’y a pas une voie démocrate et une voie républicaine pour réparer un égout ». Le libéral comme le socialiste peuvent s’y retrouver.
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[1]. Ces analyses reposent sur un ouvrage récent : Julien Damon, Toilettes publiques. Essai sur les commodités urbaines, Paris, Presses de Sciences Po, 2023.
[2]. Bertrand de Jouvenel, Arcadie. Essai sur le mieux vivre, Paris, SEDEIS, 1969.
[3]. Pour de premières observations et propositions dans Telos, voir Julien Damon, « Le laisser-pisser parisien: retour sur les ‘uritrottoirs’ » (12 septembre 2018) (www.telos-eu.com/fr/societe/le-laisser-pisser-parisien-retour-sur-les-uritrott.html).