Travail: du rêve éveillé de la génération Y au réveil edit
La crise Covid est une épreuve initiatique pour la jeunesse. Devoir avancer dans le brouillard, être soumis aux caprices d’un virus mutant est une expérience inédite distillant souffrances et déstabilisation psychologique. Mais c’est aussi une expérience existentielle, l’occasion d’envisager sa vie autrement, de réévaluer ses aspirations, notamment dans le secteur du travail. Ces rêves se transposent-ils dans la réalité ?
L’enquête « Et maintenant » que j’ai pilotée et qui a été menée sous l’égide d’un partenariat Arte et France Culture, permet de dévoiler deux aspects importants : les retombées, pour la jeunesse, de la crise sanitaire sur ses projets professionnels, d’une part ; la façon d’envisager une recomposition de son travail à l’avenir, d’autre part. 60 000 internautes ont répondu à cette enquête, de tous âges[1], et pour une immense majorité des diplômés urbains[2] : une dimension qu’il ne faut pas oublier pour lire les résultats[3]. Dans cet article nous centrerons notre attention sur les 25-39 ans, parfois nommée génération Y.
Bilan professionnel et psychologique d’une épreuve inédite
Les cours à l’université ont repris sur un mode présentiel depuis septembre 2021, la plupart des entreprises et des administrations ont limité les créneaux de télétravail pour les salariés, et une presque normalité dans les activités sociales et personnelles a été restaurée grâce à la vaccination et au passe sanitaire (bientôt passe vaccinal). Dans cette après-tempête, on peut comptabiliser les éléments de réorganisation de la vie, les rêves perdus, les réévaluations d’idées, de valeurs et de projection et les souffrances psychiques semées par la crise sanitaire[4]. Conduite de la mi-octobre à la mi-novembre 2021, l’enquête permet de faire l’inventaire de ces bouleversements, y compris ceux de la psyché. Lorsque l’on pose la question « Qu’est-ce que la crise vous a fait changer ? », seulement 32% des 25-39 ans, et 27% des 18-24 ans répondent rien du tout (20% pour les hommes et 11% pour les femmes) ; en décalage avec les plus de 55 ans dont près de la moitié donnent cette réponse.
Tableau 1. La crise du covid a fait changer… (réponses multiples)
Source : Enquête Et maintenant ? (ARTE, France Culture, Yami 2, Upian), 2021
(40 295 répondants à cette question)
Parmi les répondants la génération Z (les 18-24 ans) évoque de multiples changements : ses liens avec son entourage (42%), ses choix d’études (17%), ses choix professionnels (25%), ses repères (15%), et même ses convictions politiques (9%) ; la génération Y est à l’unisson, mais on note chez elle combien l’impact professionnel a été flagrant : 32% de ses membres disent avoir abandonné leurs projets professionnels, 24% affirment avoir changé de cadre de vie – sans doute en quittant leur bureau pour télétravailler –, 10% déclarent avoir perdu tous leurs repères. Ces renoncements et ces transformations ont pesé sur l’équilibre psychologique des jeunes. 57% des 18-24 ans ont connu des problèmes de déprime et d’anxiété, 45% de solitude, 42% de fatigue et de sommeil, 25% d’alimentation. Les chiffres de la génération Y n’en sont pas éloignés. Dans les deux classes d'âge, une petite fraction affirme avoir connu des problèmes de drogue ou d’alcool (11% pour les 18-24 ans, 13% pour les 25-39 ans). En comparaison de ce trauma, les baby-boomers arborent un visage presque serein : 54% affirment ne pas avoir subi de perturbations.
Tableau 2. Pendant la crise du Covid, j'ai eu des problèmes...
Source : Enquête Et maintenant ? (ARTE, France Culture, Yami 2, Upian), 2021
(38 292 répondants à cette question)
C’est dans ce contexte de profondes révisions et de secousses psychologiques que l’on doit appréhender les aspirations exprimées quant au travail et au mode de vie.
Les aspirations pour le travail
Un élément saute aux yeux : la place accordée à l’objectif d’épanouissement dans le travail, ce pour toutes les classes d’âge et encore plus pour les femmes que pour les hommes (un peu plus sensibles, mais à peine, à la question de la rémunération). Cette ambition n’est guère originale : dans une société où le bien-être est porté aux nues, qui ne souhaite pas se réaliser dans son métier ? Le fait marquant, c’est que cette aspiration engloutit toutes les autres, y compris la rémunération – comme si existait « un splendide désintéressement » !
Tableau 3. Dans le travail mon objectif c’est de… (réponses multiples)
Source : Enquête Et maintenant ? (ARTE, France Culture, Yami 2, Upian), 2021
(34 930 répondants à cette question).
Les préoccupations de rémunération et de reconnaissance sont peu centrales pour les répondants (dont certains sont encore en formation) et, aspect qui retient l’attention, le projet de « grimper dans la hiérarchie » paraît de moindre importance pour ces actifs très diplômés, même pour les 25-39 ans, période de la vie où pourtant se construisent les carrières. D’ailleurs pour la génération Y, bénéficier d’un CDI ne semble pas indispensable (53% d’entre eux le pensent), une attitude assez spécifique aux diplômés pour lesquels le patriotisme d’entreprise existe rarement, et ce d’autant plus qu’en début de parcours professionnel ces jeunes sont incités à changer fréquemment d’employeur pour se forger une expérience. On doit rapprocher ces résultats d’une autre donnée, là encore affirmée avec détermination : parmi les répondants 79% des membres de la génération Y sont « prêts à gagner moins pour avoir un travail plus conforme à leurs valeurs ».
Tableau 4. Je suis prêt(e) à gagner moins pour avoir un travail plus conforme à mes valeurs
Source : Enquête Et maintenant ? (ARTE, France Culture, Yami 2, Upian), 2021
(34 542 répondants à cette question)
Dans cette course à l’optimisation des conditions de vie, l’idée de devenir indépendant et de « créer sa boîte » figure comme le joker, un choix toujours possible, des projections sur le travail : 12% des répondants l’ont déjà fait, ce qui correspond à une variable assez commune ; par contre 37% sont tentés de le faire : on ignore ce qu’il adviendra, mais le rêve est là.
Tableau 5. Pour les 25-39 ans : créer ma boîte ça me tente…
Source : Enquête Et maintenant ? (ARTE, France Culture, Yami 2, Upian), 2021
(39 873 répondants à cette question)
Tableau 6. Changer de lieu de résidence grâce au télétravail
Source : Enquête Et maintenant ? (ARTE, France Culture, Yami 2, Upian), 2021
(35 722 répondants à cette question)
Le réaménagement du lieu de résidence grâce au télétravail concerne 14% des 25-34 ans, soit une proportion presqu’identique de celle des plus âgés ; en revanche, ce projet (non encore réalisé) est en phase exploratoire pour un trentenaire sur cinq : là encore, un halo de lumière entoure cette perspective d’un réaménagement/déménagement. Ceci correspond à l’air du temps, une image qui est en train de s’imposer dans le registre des projections sur « une autre vie que la mienne », et de surcroît un plan plus facile à réaliser pour certaines professions intellectualisées[5].
Les réponses au questionnaire Arte/France Culture dégagent un constat : pour des trentenaires bien diplômés, voire très diplômés, assez assurés de leur position favorable sur le marché de l’emploi, la réalisation de soi dans le travail compte plus que 1) le niveau de rémunération, 2) les attributs symboliques de la réussite -trajectoire ascendante dans l’entreprise, reconnaissance sociale. Cette dernière donnée infirme l’obsession de la compétition et de la performance en termes économiques ou de pouvoir, si souvent évoquée à propos des nouvelles élites. Notamment la possibilité de s’épanouir dans ce que l’on fait, d’y trouver du sens est placée au sommet des aspirations, et, au sein de ce contexte, une part importante est associée à l’idée de liberté et d’initiative personnelle notamment grâce à un travail indépendant et au travail à distance. Ces cohortes de diplômés se font les chantres d’une vision ambitieuse pour eux-mêmes, le désir de tendre vers une bonne vie : pour eux le salaire figure comme un socle de sécurité et un levier pour se faire plaisir et faire plaisir à son entourage, mais nullement comme une fin en soi. La philosophie du carpe diem, certes, les traverse, mais elle cohabite avec le souci de soi sur le long terme – s’améliorer, se cultiver, élargir ses champs d’expérience, prendre soin de son corps et de son mental.
La narration enchantée et la réalité du «vivre et travailler autrement»
D’innombrables études et articles témoignent de ce changement d’attitude face au travail. La réalité, pourtant, est-elle en phase avec ce biopic enchanté de la génération Y ? La plateforme de « freelancers » Hopwork a conduit en 2017 une analyse en France[6]. Elle y dénombre 830 000 indépendants sans salariés dans les professions intellectuelles : soit une croissance de 126% en dix ans, dont 490 000 indépendants fournissant des services aux entreprises (consultants, développeurs, graphistes, experts marketing), le groupe le plus en augmentation puisqu’il a été multiplié par trois en dix ans. Cette dynamique n’a pas été entravée par la crise sanitaire, au contraire elle semble s’amplifier : en 2021, la France a connu un record de créations d’entreprises – y compris les micro-entreprises, dont une partie concerne les activités très qualifiées.
Avec 139 500 nouvelles unités créées en 2020, le secteur des activités spécialisées, scientifiques et techniques, presqu’essentiellement composé de micro-entreprises, est le premier secteur en développement des entreprises, bien que le nombre de nouvelles unités connaisse un tassement. Avec les services aux entreprises (54 000 nouvelles créations), ces deux secteurs représentent 22% des créations d’entreprises, et recouvrent pour une large part l’univers des consultants et des experts. 22%, le chiffre est certes spectaculaire, mais il occulte le fait que les grands secteurs de la création d’entreprise demeurent le transport (notamment les emplois ubérisés autour du déplacement et de la livraison), la construction, le commerce et la réparation automobile. D’autre part, le nombre de nouveaux entrepreneurs dans des domaines d’activité très porteurs comme la culture, les arts du spectacle et les soins à la personne subit plutôt une décélération. Enfin, si les entreprises de consultings accueillent en tout premier lieu les frais émoulus des grandes et moyennes écoles, seule une minuscule minorité d’entre eux optent pour un statut indépendant à la fin de son cursus : 3,8% pour les hommes et 2,2% pour les femmes. Trois ans après la fin de leur scolarité, 10% des étudiants sortis de l’université et ayant bénéficié d’un accompagnement à la création d’entreprise ont effectivement créé « leur boîte »[7], c’est plus qu’auparavant, mais cela ne constitue pas pour autant une ruée sur l’entrepreneuriat. Faut-il rappeler une réalité ? Au moment où a été menée l’enquête (2021), pour les tout jeunes diplômés bac + 5 en raison des embouteillages qu’a créés la baisse d’activité due au Covid en 2020 et début 2021, la préoccupation est plutôt de trouver un emploi, que de choisir souverainement un emploi situé sous les auspices de l’art de vivre. C’est plus tard dans leur cursus que les nouvelles générations sautent éventuellement le pas vers la création d’entreprise : ainsi l’âge moyen des créateurs est de 36 ans.
Le télétravail connaît lui aussi un profond développement, mais il est circonscrit à certains métiers et on ignore, si la crise Covid prend vraiment fin un jour, quelle part continuera d’exister ou sera acceptée par les employeurs. Selon une étude de la DARES (Direction de l'Animation de la recherche, des Études et des Statistiques) de juin 2021, 26% des actifs français ont télétravaillé régulièrement au cours du mois de mai, à savoir au moins un jour par semaine. Parmi eux, 31% déclarent avoir télétravaillé tous les jours de la semaine, soit 8% de l'ensemble des salariés – ces derniers constituent alors des véritables pionniers de la déconnexion radicale entre lieu de résidence et lieu de travail, mais jusqu’où ce nombre peut-il s’accroître ?
L’idée du vivre autrement est clairement imprimée dans les neurones des nouvelles générations, et cette projection a été intensifiée par la crise sanitaire, Mais, dans les faits, les chiffres invitent à tempérer une image radieuse du statut d’indépendant et du travail à distance, car les évolutions liées à ce vaste mouvement de remise en question des modalités du travail se font lentement et ne sont réalisables que pour une petite proportion d’actifs. Il faut méditer sur ce décalage entre la réalité du travail de la majorité des salariés et la situation enviable réservée à une minorité, celle pour qui l’activité professionnelle se confond avec un art de vivre.
[1] 4% de 16-17 ans, 33% de 18-24 ans (Génération Z), 36% de 25-34 ans (Génération Y), 14% de 40-54 ans, 13% plus de 55 ans.
[2] 89% des 25-29 ans ayant répondu ont un diplôme du supérieur, et 61% un diplôme de niveau master ou doctorat. Or dans l’ensemble de cette tranche d’âge, seulement 46% ont un diplôme du supérieur, et 23% un diplôme de niveau master ou doctorat (source Education Nationale). Cet échantillon n’est donc pas représentatif de la jeunesse française, mais il met en avant la fraction de la jeunesse qui souvent reflète et impulse les mouvements culturels.
[3] 48% des répondants sont en emploi, 7% au chômage, 7% retraités, les autres étant en formation. Parmi les personnes en emploi ou retraité, on note 29% de cadres ou professions intellectuelles ; et 7% de fonctionnaires.
[4] Voir aussi Kenza El Hadj Said, « Comment la crise sanitaire affecte la santé mentale des étudiants », The Conversation, 15 septembre 2021.
[5] Toutes les études effectuées pendant le confinement montrent, sans surprise, que le télétravail est majoritairement effectué par des cadres, des professions libérales, et d’autres professions intellectualisées. Voir cette note Terra Nova. Voir aussi l’étude de la Dares de juin 2021 sur le télétravail.
[6] « Freelancers et fiers de l’être », étude Hopwork et Ouishare, 2017.
[7] Catherine Béduwé et Alexie Robert, « Les formations à l’entrepreneuriat sont-elles un levier pour l’insertion professionnelle ? », Céreq Bref, n° 404, mars 2021.
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