Intégration et super-diversité edit
Les problèmes de la diversité culturelle et des discriminations occupent la scène médiatique. On aimerait que l’écrivaine américaine Lionel Shriver ait raison quand elle déclare dans une interview : « Tout ce tapage autour des revendications identitaires est propre à notre ère. Une fois que nous aurons enfin clos le chapitre cancel culture, il y a de fortes chances pour qu’avec le recul il nous apparaisse calamiteux. La fièvre que soulèvent les questions de genre et de race fera figure d’hystérie collective, et nous la considérerons avec la même horreur que le maccarthysme. Ses zélotes apparaîtront comme les méchants. Les rares personnes qui auront défendu la liberté d’expression, la tolérance et la diversité des idées retrouveront un statut de héros. Malheureusement, au moment où ce revirement moral s’opérera, je serai sans doute morte depuis longtemps » (Le Monde, 24 septembre 2021).
Ce qui est frappant, c’est le décalage entre les passions qui s’expriment autour de l’identitarisme et la cancel culture, d’un côté, et un débat sur l’intégration des immigrés dans les sociétés démocratiques qui se développe dans la littérature scientifique sur les relations interethniques, de l’autre.
Comme toujours, s’agissant des relations interethniques, les débats scientifiques, ou, pour être modeste, académiques, ont un horizon politique. Faut-il penser comme Richard Alba, professeur à l’université de la Ville de New York (City University of New York), l’a avancé dans un livre qui a fait du bruit (dans les universités) que l’assimilation progressive sur deux générations – que le vocabulaire français traduirait pas intégration – des nouveaux immigrés se poursuit aujourd’hui sur le modèle des vagues migratoires précédentes (Irlandais, Slaves, Italiens, Juifs du monde ashkénaze, Chinois) ?[1] Selon lui, les nouveaux immigrés, venus pour une large part de l’Amérique latine, les Hispanics, connaissent et, en tous cas, connaîtront la même évolution et s’assimileront à leur façon au mainstream de la société américaine – nous parlerions de « culture nationale », « commune » ou « dominante » – en contribuant à le renouveler, comme cela a été le cas dans toute l’histoire du pays.
Face à cet optimisme, les savants de l’école de l’assimilation « segmentée » ou « descendante » (downward) soulignent tout au contraire que les nouveaux immigrés et même ceux qu’on appelle aux États-Unis la seconde génération, c’est-à-dire les enfants des immigrés nés sur le sol américain, ne s’intègrent que dans des domaines spécifiques de la vie collective, qui sont autant de « marges », d’« enclaves », en sorte qu’ils sont peu ou mal intégrés dans la vie collective, souvent réduits à l’économie informelle. Les travaux développés par Alejandro Portes et ses collaborateurs[2], essentiellement à partir de l’expérience des Hispanics, retrouvent les faits souvent observés des maçons italiens ou des restaurateurs chinois. Les données statistiques et les travaux de recherche précisent ces cursus particuliers, propres à chaque vague migratoire, à la fois à cause des opportunités qui sont offertes par la société au moment de l’immigration et par les traditions culturelles propres à chaque collectivité historique. Thomas Sowell avait longuement montré, par exemple, que les Chinois, les Indiens et les juifs de la diaspora ont des comportements proches dans tous les pays où ils sont installés[3].
Ces travaux amènent à nuancer les analyses de Richard Alba, mais ils ne remettent en cause ni sa problématique ni son optimisme, si l’on admet platement que l’intégration des nouveaux venus est une bonne chose pour eux comme pour la société dans son ensemble. Ils s’inscrivent dans la tradition de l’interrogation des sociologues américains consacrée aux modalités selon lesquelles s’est construite une nation unique à partir de populations très diverses. E Pluribus Unum fut la devise des États-Unis jusqu’en 1958 (remplacée alors par In God We Trust)[4].
En revanche, en 2007, Steven Vertovec, professeur à Oxford, a introduit un nouveau concept et une nouvelle problématique en proposant de caractériser la société britannique par la « super-diversité »[5]. Cet article publié par Ethnic and Racial Studies, la plus diffusée et la plus respectée des publications académiques en Grande-Bretagne, a suscité une vague britannique de publications mobilisant ce nouveau concept : 325 publications ont été relevées entre 2008 et 2014 par Vertovec lui-même. Sans l’ignorer, les chercheurs américains n’ont guère été atteints par cette déferlante essentiellement britannique.
L’auteur entendait par ce nouveau concept rendre compte des formes renouvelées des migrations en Grande-Bretagne et en particulier à Londres. Jusque dans les années 1990, la population immigrée venait massivement d’anciens pays colonisés, les Antilles et la Guyane d’un côté, et les « Asiatiques », c’est-à-dire les populations du sous-continent Indien (Pakistan, Union indienne), de l’autre. Depuis les années 1990, les immigrés sont originaires de tous les pays du monde. Loin de constituer des « quartiers ethniques », ils sont dispersés dans l’espace urbain. Ils restent connectés à des réseaux transnationaux d’information et de relations économiques. Ils connaissent des conditions économiques et sociales très différentes et disposent de statuts légaux divers. C’est là une nouvelle condition qui s’oppose à celle de la masse des immigrés des vagues précédentes, dont les membres se regroupaient et s’organisaient dans des régions géographiques et des secteurs économiques spécifiques. Cette nouvelle « super-diversité » poserait de nouveaux défis à la recherche et aux politiques publiques. Londres pourrait être définie comme « le monde en une seule ville ». Alors que la politique dite multiculturelle domina les politiques publiques pendant des décennies, pendant lesquelles les responsables politiques négociaient avec les représentants des populations immigrées, homogènes par leur origine et regroupées dans certains lieux précis, cette nouvelle situation poserait des problèmes d’un autre ordre aux pouvoirs publics.
Pourquoi ce concept issu de l’analyse d’une situation migratoire qui a évolué avec le temps a-t-il connu un tel succès au Royaume-Uni sans intéresser autant les chercheurs américains ? La manière de poser les problèmes de l’intégration des populations immigrées ou issues de l’immigration reste étroitement liée à l’histoire de chaque nation.
Les chercheurs des États-Unis ne cessent pas de s’interroger sur la formation d’une nation constituée par les migrations. Les uns en s’inscrivant dans la continuité historique ne voient pas de rupture essentielle dans les vagues migratoires actuelles tandis que les autres dénoncent la situation faite aux nouveaux immigrants, relayant ainsi les formes de critique radicale de la société américaine.
Quant au renouvellement de la recherche britannique par « la super-diversité », on peut se demander s’il ne s’agit pas d’une transposition du rêve impérial. Toute une école de recherche, à partir de Stuart Hall et de la publication célèbre de Empire Strikes Back (1982), celle des études dites postcoloniales, avait dénoncé la situation des anciens colonisés installés dans l’ancienne métropole. La « super-diversité » est une manière de renverser le sens de cette analyse et de donner une signification positive à la nostalgie de l’empire – ce qui expliquerait que les Américains y soient peu sensibles. Même quand ils s’expriment dans la même langue les chercheurs qui s’efforcent de respecter l’objectivité du savant restent fortement liés aux problèmes politiques de leur nation.
[1] Richard Alba et Victor Nee, Remaking the American Mainstream: Assimilation and Contemporary Immigration, Harvard University Press, 2003,
[2] Voir par exemple Alejandro Portes et Ruben Rumbaut, Immigrant America: A portrait, Berkeley, University of California Press, 1996.
[3] Thomas Sowell, Race and Culture: A World View, New York, Basic books, 1994.
[4] Dominique Schnapper, La Relation à l’autre Au cœur de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, « nrf/essais », 1998.
[5] Steven Vertovec, “Super-diversity and its implications”, Ethnic and Racial Studies, 30-6, 2007, pp. 1024-1054.
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