Y a-t-il une «fatigue de la compassion» en France? edit
Les Français, traditionnellement compréhensifs à l’égard des personnes pauvres et des situations de pauvreté, deviendraient plus durs, plus critiques. Il y aurait là l’expression d’une « fatigue » ou d’une « lassitude » de la compassion à la française. L’expression, qui a peu à peu pris pied dans le débat expert, vient d’outre-Atlantique. Les Américains ont incontestablement vécu une certaine « fatigue de la compassion » qui a en partie réorienté, durant les années 1980, les sentiments à l’endroit des plus démunis de la sympathie vers l’antipathie. Les politiques publiques, elles, seraient passé de la guerre contre la pauvreté, déclarée officiellement au début des années 1960 par l’administration Johnson, à une forme de guerre contre les pauvres sous les administrations Nixon, puis Reagan et même Clinton (avec l’avènement du « workfare »).
Il n’en va absolument pas de même en France. La vivacité de la solidarité envers les plus démunis est en fait relativement stable. La compréhension à l’égard des personnes défavorisées demeure élevée. Dans tous les cas, cette solidarité et cette compréhension exprimées demeurent majoritaires. Il en va autrement des politiques sociales. Celles-ci font l’objet de critiques récurrentes, nourrissant des réformes qui seront elles-mêmes ensuite critiquées. Pour le dire nettement, il n’y a toujours pas de fatigue de la compassion en France à l’égard des pauvres, mais une contestation suspicieuse des mécanismes de type minima sociaux. Ce qui est structurel en France tient de cette double appréciation : compassion et contestation ; compassion pour les pauvres (au sens de compréhension), contestation des politiques pour les pauvres (au sens de suspicion de leurs effets pervers).
Des tendances au durcissement n’empêchent pas une compréhension globale
Le renforcement des critiques n’est pas neuf. Il est repérable déjà au tournant des années 1990 et 2000. On note alors, dans l’opinion, des propensions à une critique plus poussée du RMI et à une augmentation des appréciations jugeant que les pouvoirs publics s’impliquent suffisamment pour aider les démunis. Ce mouvement que l’on peut qualifier de « suspicieux » à l’égard de l’Etat-providence s’incarne dans des interrogations sur les effets « déresponsabisants » des politiques sociales. Si, au début des années 2000, les Français interrogés dans l’enquête « Conditions de Vie et Aspirations des Français » du Centre de Recherche pour l’Etude et l’Observation des Conditions de Vie (CREDOC) considéraient encore très majoritairement que le fait d’être pauvre n’était pas une responsabilité personnelle, et considéraient là aussi très majoritairement que les pouvoirs publics ne faisaient pas assez en la matière, ils demandaient une rigueur accrue dans le contrôle et s’inquiétaient des éventuels effets désincitatifs de certaines prestations sociales. Mais ces tendances critiques se sont en quelque sorte apaisées. Elles pouvaient probablement être reliées à une conjoncture économique plus favorable, laissant davantage de prise à des critiques sur des chômeurs ne retrouvant pas d’emploi.
Les opinions au sujet de la pauvreté se durcissent à nouveau au milieu de la décennie 2010, alors que la conjoncture n’a rien de favorable. La part d’individus considérant, dans l’enquête CREDOC, que « faire prendre en charge par la collectivité les familles aux ressources insuffisantes leur enlève tout sens des responsabilités » n’a, en 2014, jamais été aussi élevée. Certes l’opinion selon laquelle l’intervention publique permet à ces familles de vivre restait majoritaire (54%), mais elle n’avait jamais été aussi faible. À ce moment on pouvait donc bien noter un creux dans les appréciations positives à l’égard des moins favorisés. Mais ce creux n’a pas été véritablement retournement. Répétons-le : les Français expriment toujours majoritairement de la compréhension.
Cette compréhension, il est vrai, s’érode. En 2014 encore, l’opinion selon laquelle « les personnes qui vivent dans la pauvreté n’ont pas fait d’effort pour s’en sortir » est également à son niveau le plus élevé depuis que la question est posée (à 37% contre 25% par exemple au lendemain de la crise de 2008). Certes l’opinion selon laquelle c’est plutôt parce qu’elles n’ont pas eu de chance demeure elle-aussi majoritaire (59%) – signe de l’option toujours solidaire des Français – mais elle fléchit. Sans toutefois rompre.
De fait, si l’on veut avoir une vision ajustée de ce que pensent les Français des personnes en situation de pauvreté, il suffit de jeter un œil au graphique 1. Conjoncturellement, on peut noter et analyser des variations. Reste une vision d’ensemble très nette. Sur plus d’un quart de siècle il n’y a pas de réorientation. Ni virage, ni rupture. Les Français estiment d’abord que la pauvreté procède plutôt du manque de chance que du manque d’efforts. L’intensité de cette compréhension n’est pas la même (75% en 1995 à son plus haut, un peu plus de 60% 20 ans après), mais le mouvement n’est pas linéaire. Rien ne permet de dire que la tendance est généralement baissière, vers moins de compréhension. La leçon est simple : les Français sont structurellement compréhensifs à l’égard des situations de pauvreté.
Graphique 1. Selon-vous si certaines personnes sont pauvres… (En %)
Source : CREDOC
Les pouvoirs publics plus critiqués, mais d’abord attendus
Les Français sont également interrogés, par le CREDOC, sur l’action des pouvoirs publics. Il s’agit de savoir s’ils pensent que, face à la pauvreté, les pouvoirs publics ne font pas assez, font ce qu’ils doivent ou en font trop. L’opinion selon laquelle les pouvoirs publics ne font pas assez a toujours recueilli le plus de suffrages (sauf en 2015). Un sommet est atteint en 1995, en pleine période d’inquiétudes et de débats sur la « fracture sociale », avec près des trois quarts des répondants allant en ce sens. À cette période 2 % seulement estimaient que les pouvoirs publics faisaient trop. Comme pour les autres questions on remarque un plancher des opinions sympathisantes vers 2014 et 2015. De l’autre côté, cette dernière année 2015, plus de 20 % des répondants ont estimé que les pouvoirs publics faisaient trop, soit une multiplication du score par dix en 20 ans ! Reste que depuis lors, sans revenir aux hauts niveaux de 1995 ou de la fin des années 2000, la tendance critique a baissé. En 2017, 33 % des personnes interrogées estiment que les pouvoirs publics font ce qu’ils doivent, 48 % qu’ils ne font pas assez et 17 % qu’ils en font trop.
L’illustration caractéristique de ce mouvement de l’opinion, vers plus de critique en direction des politiques de solidarité, tient dans l’idée selon laquelle le RMI, puis le RSA, serait d’abord une prestation désincitative à l’emploi. Après sa création en 1988, le RMI avait longtemps été valorisé, avant d’être majoritairement critiqué au début des années 2000, ce qui avait d’ailleurs permis de légitimer la création du RSA. Depuis la création de ce dernier, création parallèle d’ailleurs à la déflagration économique de 2007-2008, l’opinion était revenue majoritairement favorable à ce dispositif. On assiste à une nouvelle ouverture ce ciseau dans cette courbe CREDOC. Le RSA a ainsi été majoritairement valorisé à partir de sa mise en œuvre en 2009 jusqu’à la mise en avant de ses défauts, au moins tels que répercutés dans l’opinion, en 2014. On observe alors une nouvelle ouverture de ciseau, dans un autre sens, défavorable cette fois-ci à la prestation. Elle sera d’ailleurs réformée, avec création de la prime d’activité et resserrage du RSA sur ce qu’était historiquement le RMI.
Le graphique 2. présente les deux courbes qui ont pu, vers l’an 2000, alimenter une première idée de la fatigue de la compassion. Le déclin de l’opinion selon laquelle le RMI « donne le coup de pouce pour s’en sortir » incarne, alors, la courbe de la fatigue de la compassion. La progression concomitante de l’opinion selon laquelle le RMI « risque d’inciter les gens à s’en contenter et à ne pas chercher de travail » incarne la courbe de la contestation suspicieuse. Mais ce qui a été une rupture en 2000 a été suivie de nouveaux croisements des deux courbes. Le RMI puis le RSA sont valorisés avant d’être critiqués car ils n’atteignent pas leurs résultats et présenteraient des effets pervers.
Graphique 2. À propos du RMI (puis du RSA qui a remplacé le RMI), pensez-vous plutôt que…. (En %)
Source : CREDOC
Si les critiques sont maintenant à nouveau fortes à l’égard du RSA, dans l’enquête CREDOC, le baromètre d’opinion mis en place par la Direction de la Recherche, des Études, de l’Évaluation et des Statistiques (DREES) du ministère des Affaires sociales apporte un peu de pondération. Après avoir eu connaissance du montant du RSA, une majorité des Français juge tous les ans depuis 2002 qu’il faut l’augmenter (la question concernait le RMI avant 2009). Ils étaient à 77% de cet avis en 2009, ils ne le sont plus qu’à 62% en 2015. Encore une fois, on peut relever une forme de durcissement ou de fléchissement, sans qu’il y ait renversement.
Au final le panorama demeure contrasté, car il a toujours été contrasté. Si le RSA est, à nouveau, critiqué, si l’action des pouvoirs publics n’est plus plébiscitée comme elle pouvait l’être au milieu de la dernière décennie, il n’en reste pas moins que les opinions exprimées à l’endroit des personnes en difficulté restent fortement compréhensives et solidaires.
La préoccupation pour la désincitation
Au fond, ce qui est en question, ce n’est pas vraiment la solidarité envers les pauvres. Celle-ci reste, à vrai dire, robuste. Le mouvement de désaffection repérable, avec plusieurs pics depuis 1995, n’a jamais conduit à une profonde révision des opinions. Il n’y a certainement pas fatigue de la compassion à l’endroit des personnes en difficulté. Il n’en va pas de même, comme en témoigne la courbe des appréciations négatives et positives du RMI, en ce qui concerne les politiques sociales.
Ce qui est surtout en cause ce sont les risques (supposés ou éventuellement observés) suscités par les prestations sociales en matière de désincitation au travail. La « contestation » semble en effet moins appuyée lorsqu’il s’agit de savoir si la prise en charge collective des familles démunies enlève à ces foyers, dans une formulation un peu vague, « tout sens des responsabilités ». Certes 40 % de la population y adhèrent. Mais le taux est de 15 points inférieur à celui concernant les risques suscités par le RSA d’inciter les bénéficiaires « à ne plus chercher de travail ».
Les évolutions vers plus de critiques des dispositifs publics en direction des démunis ne signifient pas pour autant que les personnes interrogées « rangent au placard » leur conception solidaire des politiques sociales. Ce n’est pas la légitimité et le bien fondé des prestations que les Français remettent de la sorte en question. Ce sont plutôt les modalités de versement et de contrôle des aides servies qui sont en cause. C’est toute la problématique, sensible, de la désincitation.
Sur ces questions sensibles de contrepartie et de (dés)incitation les critiques sont en fait plus structurelles que véritablement en progression.
Soulignons ainsi que 70% de la population estimaient en 2001 que si la plupart des chômeurs le voulaient vraiment, beaucoup pourraient retrouver un emploi. Cette opinion avait gagné 7 points depuis 1999 et 13 points depuis 1998. Elle a alors atteint son sommet. En 2015, ils étaient 62% de cet avis, 57% début 2017. Là encore il y a des mouvements conjoncturels, mais il y a aussi une leçon structurelle : les Français souscrivent majoritairement à l’idée selon laquelle « s’ils le voulaient vraiment, beaucoup de chômeurs pourraient retrouver un emploi ».
De la même manière la critique était très répandue au tournant des années 1990 et 2000 au sujet des minima sociaux. Plus des trois quarts des répondants étaient alors d’accord avec l’idée qu’ « il est parfois plus avantageux de percevoir des minima sociaux que de travailler avec un bas salaire ».
À l’époque, ce durcissement des attitudes à l’égard d’aides et de dispositifs considérés comme désincitatifs à l’exercice d’une activité n’était certainement pas sans rapport avec la diffusion de l’idée que le marché de l’emploi redémarrait alors. C’est donc bien probablement dans le recul même du chômage que se trouvaient les raisons de ces évolutions. En tout état de cause la corrélation était au cœur des analyses. Or, en période bien plus défavorable, au moins sur le seul plan de l’emploi, ces critiques sont tout aussi présentes, notamment au sujet du RSA. Comme pour la compréhension exprimée à l’égard des pauvres, la critique de la désincitation n’est pas d’abord conjoncturelle. Les Français sont solidaires à l’égard des pauvres, critiques vis-à-vis des mécanismes de type minima sociaux, non pas dans leur essence mais dans leurs possibles effets pervers.
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