Sur quelques attentes contradictoires et illusoires à l’égard de nos démocraties edit
À l’heure où, dans tout l’Occident, l’on s’inquiète de l’avenir de nos démocraties, où nos concitoyens ne cessent d’exprimer leur frustration, où l’aigreur, l’indignation, la colère sont à la mode, et où la tentation de l’autoritarisme semble se répandre, on ne remarque pas assez combien ces frustrations reposent sur des attentes non seulement excessives, mais souvent déplacées et contradictoires, à l’égard de nos gouvernements et de nos institutions.
Le mirage de la multiplication des droits
Beaucoup de nos concitoyens semblent attendre de la démocratie qu’elle renforce leurs droits ; ils oublient ainsi qu’elle en est incapable ou, plus exactement, qu’elle ne le peut que si elle augmente, à due proportion, leurs devoirs. Le mérite de la démocratie est de faire en sorte que cet équilibre entre droits et devoirs soit le moins arbitraire, le plus juste, le plus équitable, le plus transparent possible ; il n’est pas de multiplier nos droits.
Certes, il y a un effort admirable de justice, d’équité, d’égalité dans nos démocraties ; mais il n’y a pas de « miracle » démocratique. Car les droits de l’Homme ne sont pas une rente, ni une manne providentielle, mais le fruit d’une exigence et de beaucoup d’abnégation, de patience et de labeur. Il faut bâtir patiemment les instruments et les institutions de la justice, former des magistrats et des avocats compétents, honnêtes, dignes de confiance, créer une savante horlogerie de pouvoirs et de contre-pouvoirs, éduquer les citoyens au droit, les aider à en user à bon escient : s’ils boudent l’État de droit, ils la vident de sa substance ; s’ils l’engorgent, sa mécanique s’enraye.
Montesquieu disait du ressort de la démocratie qu’il était « l’amour des lois et de la patrie », une « préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre », et non la crainte comme dans un régime despotique, ou l’honneur, comme dans une aristocratie. Mais cet amour du bien public réclame des « marques d’amour », c’est-à-dire l’acceptation de devoirs sensiblement plus élevés que dans tout autre régime.
Ainsi, la liberté d’expression a pour contrepartie le devoir de silence et d’écoute. On ne peut parler que si les autres consentent à se taire ; on ne peut écrire utilement que si l’on trouve des lecteurs portés à lire avec attention et recueillement.
Le droit de vote lui-même n’est pas un simple moyen d’expression, l’instrument d’une conviction arrêtée, voire l’exutoire d’un ressentiment ; il oblige le citoyen à prendre la peine de s’informer, de réfléchir et de consulter.
Le droit de s’instruire a pour envers le devoir d’apprendre, la curiosité pour les choses de l’esprit, la honte de sa propre ignorance. Et la contrepartie de ce droit est l’obligation de se soumettre à des examens impartiaux. On ne peut plaider pour l’éducation, à l’école comme à l’université, tout en refusant ou en dénigrant les concours et examens qui n’ont d’autre fin que de vérifier la réalité de cet apprentissage.
La liberté d’entreprendre a pour contrepartie la probité, l’obligation de rendre compte de ses résultats, et l’acceptation de la concurrence. On ne peut se prétendre libéral, vilipender la bureaucratie et l’Etat, d’un côté, et, de l’autre, ne ménager aucun effort pour s’assurer un monopole légal, réclamer des subventions en cas de difficulté, protester contre la « concurrence déloyale » d’entreprises moins chères ou plus compétentes.
Enfin, le droit d’être protégé et défendu, c’est le devoir de servir son pays et, le cas échéant, d’exposer sa vie pour lui.
De l’illusion de la gratuité… à la fiction de la discrimination positive
Autre illusion : nous exigeons toutes sortes de services publics gratuits de notre État : l’instruction, la santé, la sécurité, la retraite, la sécurité, la justice, la défense... Mais rien n’est gratuit ici-bas. Car nos ressources humaines et matérielles sont limitées. Le temps et la capacité de travail, la pensée, l’effort sont bornés ; on peut espérer en user au mieux, en tirer le plus grand profit, mais on ne peut les augmenter à notre guise. Le droit à une retraite suppose le devoir de travailler, et l’un est proportionné à l’autre. On ne peut prendre quelque repos que si les autres travaillent à notre place en récompense du labeur d’une vie.
Un État, pas plus qu’une entreprise ou une association, ne « crée », à proprement parler, aucune ressource, ni aucun emploi ; il use des ressources humaines et matérielles existantes et essaie de les gérer au mieux, afin d’en tirer le plus de fruit. Tout emploi en chasse un autre, toute allocation de ressources en écarte une autre. Au reste, si l’on devait comptabiliser les innombrables emplois que chacun prétend créer, notre pays devrait héberger les travailleurs du monde entier.
On ne peut s’instruire ou se faire soigner que si d’autres se donnent la peine de nous instruire ou de nous soigner, et qu’ils s’y consacrent à défaut de nous rendre d’autres services. On ne peut être protégé que si nous payons une police, une armée, des magistrats, des avocats ; nous nous privons pour cela d’autres emplois utiles, d’ingénieurs, d’ouvriers, de professeurs, de médecins…
L’ouverture, la diversité, si vantées aujourd’hui, sont de grands bienfaits, mais elles ont un coût. La discrimination positive est une discrimination négative déguisée : favoriser certaines catégories de la population, c’est en défavoriser d’autres ; quand le nombre des places est limité, « inclure » les uns, c’est mécaniquement « exclure » les autres.
On dira que ce sont là des évidences. On rappellera, par exemple, que toute proposition de loi, toute réforme s’accompagnent d’un budget ; et que nul n’est donc censé ignorer leur coût. Mais j’en doute ; car la monnaie est un voile trompeur. Qu’une dépense soit estimée à un million ou à un milliard d’euros, quelle différence pour le citoyen ? Le chiffre est trop grand, trop abstrait pour qu’il se représente cet ordre de grandeur ; sans point de comparaison tangible, sans élément de contexte, il est dénué de sens ; et, comme il affecte des millions de citoyens, il semble ne toucher personne. On ne comprend le coût d’une loi que si l’on voit à quoi elle nous oblige à renoncer et ce que d’autres réformes nous feraient gagner ou perdre par rapport à elle. Ces éclaircissements sont bien rares.
La question des élites: aristocratie de l’esprit ou représentativité?
Enfin, nous voulons être gouvernés par des êtres talentueux, hors normes ; nous ne cessons de récriminer contre la médiocrité de nos ministres et de nos députés. Nous nous plaignons que nos dirigeants ne soient pas à la hauteur de leur charge ; nous voudrions qu’ils fussent irréprochables, résolus, fermes, sages, clairvoyants, avec des vues profonds et pénétrantes. Ainsi, les « grands hommes » ont notre faveur. On invoque avec nostalgie, à droite, l’époque bénie du général de Gaulle, de Georges Pompidou, et, à gauche, de Léon Blum, de Pierre Mendès-France ou de François Mitterrand… et l’éloignement des temps efface, ou amoindrit, les critiques virulentes dont ils faisaient l’objet en leur temps.
Cependant, sitôt qu’un ministre ne partage pas nos habitudes, nos préjugés, notre langage, notre culture, notre éducation, nous nous défions de lui ; nous nous plaignons qu’il soit si différent de nous, craignant qu’il nous comprenne mal, et soit donc indigne de nous représenter. Notre culte moderne de la « diversité » s’efface soudain devant la phobie de toute forme de différence.
S’il est docile et malléable, nous nous plaignons de sa mollesse : il manque de hauteur de vues, d’indépendance d’esprit, de fermeté. S’il est ferme, on lui reproche d’être « autiste », de mépriser le peuple : c’est un tyran inavoué. S’il est éloquent, si sa langue est châtiée, on y voit une marque de condescendance, voire de mépris de classe ; si elle ne l’est pas assez, d’ignorance, de vulgarité, de médiocrité intellectuelle, voire de sottise. S’il a peu d’instruction, on doute de sa compétence ; s’il est très diplômé, on redoute qu’il soit un « nanti », un « héritier » ; on suppose qu’il ne peut représenter ceux qui n’ont pas eu ses privilèges et qui ne parlent pas son langage.
Pis encore : chaque expert est porté à juger nos dirigeants à l’aune de sa seule spécialité. Les mathématiciens ironisent sur l’ignorance mathématique de nos élites politique ; les physiciens sur leur ignorance des sciences (sous-entendant, en général, la leur, et excluant du lot les sciences humaines…) ; les économistes sur leur ignorance de l’économie ; les chefs d’entreprise sur leur ignorance de la gestion d’entreprise ; les professeurs de lettres sur leur ignorance des humanités… et ainsi infiniment… On a beau faire valoir qu’un ministre n’est ni un surhomme, ni un savant ; et que, s’il doit savoir un peu de toutes choses, il ne peut savoir tout d’une seule chose ; qu’au reste, un gouvernant ne peut se substituer aux citoyens, travailler, écrire ou inventer à leur place ; que son seul dessein est de tenter, plus humblement, d’apaiser leurs dissensions, rien n’y fait. Mais ces mêmes critiques sont outrés lorsque ces dirigeants osent s’opposer, même en vertu d’un savoir bien établi, au « bon sens », au « vécu » des gens ordinaires. On s’insurge alors contre l’ignoble « technocratie », le règne odieux des « experts », des « sachants », l’ignorance de la condition des « vrais gens »…
Ces deux demandes, de talent extrême et de représentativité, ont, certes, leurs raisons ; mais elles semblent incompatibles. Si l’on veut des dirigeants d’envergure exceptionnelle, alors il faut consentir qu’ils ne soient pas nos égaux, et qu’ils ne représentent pas la moyenne des citoyens. Il faut s’attendre qu’ils pensent différemment de nous, et exigent parfois de nous des choses qui nous rebutent. Si l’on veut, au contraire, qu’ils soient l’exact reflet de nos compatriotes, alors il ne faut pas exiger d’eux ces qualités extraordinaires que nous ne cessons de réclamer d’eux. Il faut accepter qu’ils soient « médiocres », ordinaires, comme nous-mêmes.
Pour un retour aux réalités
Toutes ces attentes illusoires et contradictoires ruinent la foi en la démocratie ; car chacun attend d’elle ce qu’elle ne peut lui donner et, dans sa déception, s’aigrit, doute de ses bienfaits, néglige ceux qu’elle lui prodigue, se défie de ses gouvernants et de ses concitoyens, s’imaginant qu’on le dupe ou qu’on le vole.
L’appel au militantisme, aux « conventions citoyennes », à la multiplication des pétitions et des référendums, sans prise de conscience de la véritable nature d’une démocratie, de ses contraintes et de ses bornes, a peu de chances d’améliorer notre condition ; et elle risque même de l’aggraver, en suscitant plus de frustrations que d’avancées.
La démocratie n’est pas ni un régime doux et indulgent, ni une vaste kermesse ; elle est, au contraire, austère et exigeante : car elle requiert réflexion, engagement, retenue, écoute, responsabilité de la part de ses citoyens ; et l’État de droit qui la fonde est une mécanique subtile, délicate, qui réclame des soins constants et désintéressés.
Peut-être devrait-elle avouer ses limites, travailler à dissiper les chimères et les apories qui l’entourent, et rappeler les exigences qui la fondent. Elle traiterait ainsi les citoyens en adultes, non en enfants attardés ou indociles. C’est là, me semble-t-il, le propre de la démocratie, ce qui la distingue de la tyrannie, laquelle n’est qu’un avatar violent de la démagogie, comme le disait si bien Platon il y a 2500 ans.
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