Une clarification nécessaire edit

13 juin 2024

Le choix d’Emmanuel Macon peut susciter la perplexité, et sur Telos Gérard Grunberg a dénoncé une décision dangereuse. Essayons de suivre le cheminement qui a conduit à ce choix et les effets en cascades qui peuvent en découler. Depuis des mois, tout aura été tenté pour élargir la majorité et ce sans résultat alors que sur plusieurs textes des compromis ont été possibles. On peine à imaginer ce qu’auraient été les trois années restantes du mandat d’Emmanuel Macron dans le chaos général qu’est devenue l’Assemblée nationale et, au-delà du débat politique, dans la rue. Ce chaos aurait été amplifié encore après les élections européennes, par un permanent procès en légitimité : comment une majorité déjà relative au Parlement pourrait désormais prétendre gouverner et légiférer après n’avoir bénéficié que de 15% des suffrages à ces élections ?

L’échec est d’autant plus flagrant pour la majorité que le Rassemblement national touche désormais toutes les régions et toutes les catégories sociales : 18% des cadres et professions intellectuelles, 27% des personnes qui n’ont pas de problème de fin de mois, 17% des bac + 5 (soit autant que pour le PS et autant que pour Renaissance), les sujets de l’immigration comptent presque autant que les questions économiques dans le choix des électeurs. La base d’En Marche de type élite diplômée s’est érodée, et ses électeurs de 2022 ont dispersé leurs suffrages lors des européennes. Seulement 54% d’entre eux ont renouvelé leur vote pour la majorité, 14% sont allés vers Raphaël Glucksmann (peut-être dans l’espoir de gauchir les positions de Emmanuel Macron) et même 7% pour le Rassemblement National (sondage ELABE du 9 juin).

Devant une telle évaporation de ses soutiens, devant ce que l’on peut tenir pour une vraie colère populaire, et même en tentant de minimiser avec l’argument qu’il ne s’agit pas des mêmes élections, comment continuer comme avant, sauf à se voir imputer une arrogance folle, et à se voir accuser d’être un fossoyeur de la démocratie, quand ce n’est pas d’être devenu un dictateur.

Emmanuel Macron n’avait donc pas vraiment le choix, sauf à accepter de faire du surplace, le dos rond, esquiver les coups, essuyer sans doute beaucoup de motions de censure, être mis dans l’impossibilité de voter le budget et les autres textes sans recourir encore et toujours au 49.3, avec le risque effectif d’une censure. Et ce dans une période de grandes tensions géopolitiques où il faudrait être capable de prendre des décisions d’envergure et avoir les coudées franches. Les résultats des élections européennes ont été le déclencheur d’une décision sans doute déjà murie depuis quelques semaines sinon plusieurs mois, et mise en application au vu de l’ampleur de l’échec.

L’homme à abattre

Pour ses adversaires politiques et pour une grande partie des médias, Emmanuel Macron est devenu l’homme à abattre – bien qu’il ait été réélu avec 58% des voix au second tour des présidentielles, en mai 2022. Il est d’ailleurs assez curieux qu’un président porteur d’une vision très centriste classique de la démocratie (pour la laïcité, l’économie de marché régulée, la valorisation du travail, l’Europe, le soutien inconditionnel à l’Ukraine), et à la tête d’un État éminemment redistributeur, puisse susciter une telle haine. La haine que suscitent souvent les premiers de la classe. Dès son élection et avant même l’exercice du pouvoir, l’un des ténors de la France insoumise avait ainsi publié dans le journal Le Monde une tribune comportant plus de 10 fois diverses déclinaisons du mot « haine » à l’encontre du Président. De Gaulle, Giscard ont d’ailleurs parmi d’autres connu ce discrédit… et une réhabilitation nostalgique des années après leur départ. Pour abattre Emmanuel Macron, tous les moyens sont utilisés : la rue, le conflit permanent, l’indignation ou le n’importe quoi dans les commentaires, etc.

Le retour aux urnes était la seule solution, l’expression de la volonté du peuple : telle est la noble règle des démocraties. Ce processus permettra peut-être à Emmanuel Macron de regagner de la légitimité, de trouver des soutiens élargis, ou de laisser à d’autres l’application d’un programme différent du sien, sans doute celui du Rassemblement national, si l’on transpose les résultats des européennes aux prochaines élections législatives. Bien sûr, il est possible que l’idée de clarification échoue, que l’Assemblée Nationale soit encore plus ingouvernable qu’aujourd’hui – nous ne sous-estimons pas cette possibilité. Mais pour continuer à réformer et faire face aux défis géopolitiques d’aujourd’hui, ces enjeux impliquent de prendre des risques politiques. 

L’arc républicain?

La majorité peut-elle trouver un espace politique aux législatives ? Avouons que ceci n’est pas simple avec un scrutin majoritaire à deux tours où sont assurées les qualifications des deux premiers candidats venus en tête, et où pour le troisième (ou quatrième éventuel) qualifié il faut avoir atteint au moins 12,5% des électeurs inscrits pour continuer la partie et imposer une triangulaire. La polarisation politique extrême-droite/extrême-gauche du pays va donc limiter les chances de qualification des candidats centristes. C’est bien le handicap de départ des candidatures centristes et de Renaissance. Mais d’autres facteurs vont jouer, taux de participation, craintes des extrêmes, capacité de mobilisation sur le terrain, jeux et poids des leaders locaux, et bien sûr la qualité de la campagne et la force de persuasion des grandes figures de la majorité. Gabriel Attal devrait mener la campagne pour la majorité, ce qui garantit une certaine pugnacité des débats. Il serait souhaitable pour la majorité qu’Emmanuel Macron n’entre pas dans la mêlée, le rejet qu’il suscite actuellement dans une large fraction de la population ne pouvant être ici qu’un handicap. Son rôle devrait dans cette période se limiter à présider en prenant de la hauteur, et en limitant son action au domaine réservé des affaires étrangères et de la défense, et donc de la guerre en Ukraine.

À peine la dissolution prononcée, le paysage politique a commencé à se redessiner. On voit des situations et proximités latentes, volontairement laissées dans le flou, se préciser. Et pas toujours au bénéfice d’une image noble de la politique.

À droite, Eric Ciotti, avec sans doute le soutien de quelques députés LR fragilisés dans leurs fiefs locaux, vient de proposer une alliance électorale avec le RN. Au vu des résultats électoraux aux européennes, et de la disproportion entre les scores des LR et du RN, cette alliance signifie de fait une soumission politique du premier au second et l’adoption de son programme. De fait, ce rapprochement était déjà patent dans le débat public. Les deux partis ont intégré maintenant la lutte contre la délinquance et l’immigration (les deux étant souvent confondus par eux) au cœur de leur approche. Et tout en critiquant les mauvais résultats du Gouvernement actuel dans le domaine des finances publiques, les deux partis n’ont de cesse de proposer des baisses d’impôts et des augmentations des dépenses publiques pour s’attirer, par une démagogie allègrement décomplexée, la bienveillance de l’électorat. D’un parti capable de proposer des alternatives politiques basées sur un programme crédible, LR est devenu un parti de slogans et d’opposition systématique à Emmanuel Macron et sa majorité relative, tout comme le RN. Si le rapprochement des deux partis est facilement concevable sur le fond, il choque sur deux plans. Moralement, d’abord, compte tenu de l’identité génétique  du RN, dont la ligne essentielle est la lutte contre l’immigration, ce qui n’est pas le cas de LR. Pour l’avenir, ensuite, car il brise l’espoir que LR retrouve la possibilité de construire un programme économique et social cohérent et crédible, en accord avec une ligne politique humaniste qui existe aussi à droite et qui n’est pas le monopole de la gauche. Fort heureusement, un grand nombre de ténors de LR s’opposent avec force à la proposition de Eric Ciotti, en invoquant un choix moral et les promesses maintes fois réitérées de ne pas faire d’alliance avec le Rassemblement national. Cela constitue, il faut le dire, une bonne nouvelle, presqu’inattendue mais fragile. Que feront de leur indépendance vis-à-vis du RN les responsables de LR restés dans le parti ? Il est difficile de le dire à ce stade. Certains feront payer très cher le prix de leur ralliement éventuel à la majorité actuelle, d’autres resteront fermés à cette option. À l’heure où nous écrivons, il est impossible de savoir, mais si quelques espoirs existent d’élargir la majorité, c’est plutôt de ce côté de l’échiquier politique.

Quant à la gauche, le mystère demeure et prêterait même à rire s’il ne s’agissait d’enjeux cruciaux : comment le PS, qui a obtenu 14% des suffrages aux européennes avec la candidature Glucksmann sur une ligne social-démocrate et européenne (la ligne de Jacques Delors et de Robert Badinter, refrain du candidat), a-t-il pu en cinq minutes, au nom d’une politique anti-RN, retourner négocier avec LFI une alliance électorale ? Jusqu’à aujourd’hui Raphaël Glucksmann et les ténors du PS n’ont pas cessé de critiquer LFI pour sa volonté déclarée d’entretenir le chaos politique, pour son antisémitisme latent, pour sa sympathie à peine voilée pour Poutine et sa réticence à aider l’Ukraine à se défendre, pour sa sympathie également à peine voilée en faveur des dictatures qui se prétendent communistes, pour son anti américanisme primaire, pour sa démagogie programmatique sur toutes les questions économiques… L’alliance du nouveau Front populaire est tout aussi accablante que celle de LR avec le RN, et pour le moment le social-démocrate Raphaël Glucksmann ne semble pas avoir tiré de ses 14 % aux Européennes un poids particulier. La gauche a fait d’Emmanuel Macron l’incarnation du néo-libéralisme honni, il est donc fortement improbable qu’elle lui apporte un quelconque soutien – même pour lutter contre le Rassemblement national. Pour que ses candidats aient toutes leurs chances d’être qualifiés pour le second tour, le PS – tout comme En Marche – est tenu de contracter une ou des alliances avec d’autres partis. Le PS a fait le choix d’une alliance avec LFI plutôt qu’une ouverture vers Renaissance. Il bafoue ainsi au passage ses valeurs démocratiques et humanistes, et donne le sentiment d’être prêt à toutes les compromissions pour sauver ses élus voire pour en gagner. La ficelle est pourtant grosse : grâce à ses bons résultats électoraux aux européennes, il est en position de force pour négocier avec LFI un grand nombre de candidatures uniques alors même que Raphaël Glucksmann a maintes fois évoqué durant ces européennes l’impossibilité de poursuivre une alliance avec un parti comme LFI. Le jeu politique atteint ici un niveau de duplicité élevé.

La dissolution de l’Assemblée nationale pousse à l’éclaircissement du positionnement politique de LR et du PS. Pour le moment l’arc républicain excluant les deux extrêmes qui pourrait se construire (au prix de compromis réciproques) est indéfini, et dépendra en grande partie des discussions avec la fraction de la droite qui a refusé l’alliance avec le Rassemblement national. Et de la conscience des électeurs confrontés à des jeux politiques faisant souvent fi de valeurs fondamentales pourtant revendiquées par tous les partis.