Alstom et la nouvelle politique industrielle française edit
À l’épreuve des faits – la reprise d’Alstom par Siemens – et dans l’urgence, le gouvernement a dû élaborer un nouveau discours sur la politique industrielle. Considérons-le un moment avec bienveillance.
Le gouvernement entend protéger les secteurs stratégiques, la construction navale comme l’industrie ferroviaire en font partie. L’État ne peut donc se désintéresser du sort d’Alstom ou de STX France. Ce n’est pas le marché qui peut dicter la spécialisation industrielle du pays, l’État doit veiller à la localisation sur le territoire national des activités, des emplois, des centres de recherche, des états-majors et même de la propriété intellectuelle. La question du contrôle du capital doit être traitée scrupuleusement afin que des décisions d’actionnaires, prises sur une base financière, ne viennent pas remettre en cause cet ancrage.
En même temps, à l’ère de la globalisation, face aux empires chinois et américain, seule l’Europe est à la bonne dimension. Le patriotisme économique cocardier n’est pas à la bonne échelle, il n’est de souveraineté soutenable qu’à l’échelle européenne. Du reste, Emmanuel Macron veut inscrire cette dimension de la souveraineté économique et industrielle de l’Europe au cœur du projet de refondation. Il propose pour cela trois types de mesures : offensives, avec la relance des programmes de R&D communs ; défensives, avec une nouvelle politique antidumping et un procureur commercial européen ; protectrices, avec un CFIUS européen (Committtee on Foreign Investment in the United States) pour empêcher les Chinois de racheter les start-up technologiques européennes.
L’outil, déjà testé avec succès, de cette coopération organique pour favoriser l’émergence de champions européens est celui d’Airbus. Il ne se passe plus de jour sans qu’un Airbus de l’armement terrestre, du naval civil, de l’énergie ou du ferroviaire ne soit évoqué. Dans le cas d’Alstom, après l’échec il y a deux ans de l’« Airbus de l’énergie » qui devait rassembler les activités de génération électrique d’Alstom et de Siemens, c’est l’Airbus du rail qui doit regrouper les activités mobilité ferroviaire de Siemens et d’Alstom.
Comme les preuves d’amour importent autant que le mariage entre partenaires égaux et consentants, l’un se voit attribuer le siège social et le poste de PDG, et l’autre, une parité d’échange favorable et une majorité dans le capital et au conseil d’administration. Des promesses sont même échangées sur la pérennité des sites, le maintien de l’emploi et des projets de recherche.
Le gouvernement enfin conscient de la nécessité de préparer l’avenir, notamment de l’intelligence avancée, de la robotique, des nanotech, des biotech… annonce en même temps une dotation de 10 milliards d’euros supplémentaires pour le high-tech, soit un montant annuel de 200 millions d’euros d’investissements. Ainsi le gouvernement accompagne la mutation des anciens champions nationaux de l’industrie, promeut les restructurations nécessaires à l’échelle européenne et prépare l’avenir tant au niveau européen – avec la proposition de création d’une agence pour l’innovation de rupture, ou DARPA européen (Defense Advanced Revearch Projects Agency) – que national.
Une fusion logique
En moins de 15 ans, deux PME chinoises, fusionnées depuis dans le groupe CRRC, portées par un formidable plan d’équipement et empruntant aux meilleures technologies disponibles chez Siemens, Alstom, Bombardier, Kawasaki… ont formé le premier groupe mondial dans le ferroviaire. Ce groupe équipe un réseau démarré en 2004 qui a aujourd’hui 11 fois la taille du réseau français démarré en 1981. CRRC a fabriqué en 2016 un premier TGV totalement chinois, réussissant sa montée en gamme et manifestant ainsi sa capacité à maîtriser un système technique complexe, une chaîne logistique étendue et une capacité hors pair à apprendre de ses erreurs en un très court laps de temps. CRRC a aujourd’hui un CA de 30 milliards d’euros, deux fois supérieur au nouvel ensemble Siemens-Alstom. CRRC ne réalise que 8% de son CA à l’étranger mais sa montée en puissance est impressionnante (+40% sur son CA export en 2016). Tout milite donc pour un regroupement des acteurs européens. Le secteur est très capitalistique et les économies d’échelle sont importantes. Le marché domestique européen est étroit et fragmenté. La concurrence entre Siemens, Bombardier et Alstom sur de petites séries pèse sur les marges et limite les capacités d’expansion. Le rapprochement entre deux des trois Européens au moment où CRRC monte en puissance est tout à fait justifié. Du reste tout le monde négociait avec tout le monde, les coopérations se sont multipliées au cours des dernières années. Dans le nord de la France, Alstom et Bombardier partagent des marchés et font de la coproduction.
.... sous hégémonie allemande
Les CA de Siemens et d’Alstom sont proches (7,3 contre 7,8 milliards d’euros) mais le carnet de commandes d’Alstom est 5 fois plus important que celui de Siemens (34,8 contre 7,8 milliards d’euros). En matière de rentabilité, compte tenu de la meilleure spécialisation de Siemens dans la signalisation qui autorise de meilleures marges, Siemens dégage une marge d’exploitation de 8,8% du CA contre 5,8% pour Alstom. La valorisation des actifs réalisée permet à Siemens de prendre le contrôle puisqu’il aura 52% du capital dans 4 ans et qu’il disposera de 6 sièges dans le conseil d’administration sur 11. Le simple rappel de ces données comptables suffit à écarter l’argument de l’« Airbus ferroviaire ». Le modèle Airbus, qui a du reste varié dans le temps, obéissait initialement à 4 principes : 1) une longue coopération entre firmes indépendantes pour concevoir et fabriquer en commun une ligne d’avions, d’abord dans le cadre d’un GIE, puis d’une société commune ; 2) la parité dans le capital entre un bloc français, amené par l’État via Aerospatiale, et un bloc allemand, amené par DASA, a toujours été strictement respectée (un accord de gouvernance définit strictement la répartition des postes dans le Conseil d’Administration et dans les fonctions dirigeantes avec une rotation aux postes les plus importants par nationalité) ; 3) des procédures décisionnelles codifiées pour le choix de sites, les partenariats etc.
L’Accord qui prévoit la prise de contrôle d’Alstom par Siemens est à des années-lumière de ce modèle puisque l’État français, qui pouvait lever l’option Bouygues et participer au contrôle, n’a pas pu ou voulu le faire, limitant son rôle à la surveillance des engagements pris par Siemens sur l’emploi chez Alstom pour les 4 prochaines années. Si Bouygues, comme c’est probable, venait à céder à Siemens sa participation au terme de la période de 4 ans, Siemens aurait plus de 66% du capital du capital, ôtant aux intérêts français la minorité de blocage !
Le dernier acte d’une longue histoire
Ainsi, avec la cession d’Alstom ferroviaire, c’est le dernier pan de l’ancienne CGE qui disparaît ou passe sous contrôle étranger. Le conglomérat technologique, qui à lui seul incarnait la politique industrielle des années Pompidou et qui était la firme drapeau du capitalisme français, aura intégralement disparu. D’une certaine manière l’évolution de la CGE illustre 70 ans d’histoire industrielle du pays.
De 1945 à 1974, la CGE est l’entreprise étendard de ce qu’on pourrait appeler une politique de colbertisme high-tech. Pendant toutes ces décennies, l’État cherche à créer de toutes pièces des champions nationaux, grâce à la mobilisation de la commande et de la recherche publiques, grâce au protectionnisme offensif, et grâce aux grands plans d’équipements nationaux dans le ferroviaire, les télécommunications, l’énergie etc.
La CGE va bénéficier des préfinancements de l’État qui assurent le développement de son outil de production ; elle va bénéficier des transferts de la recherche publique et sera protégée de la concurrence étrangère. Accroché à l’État le groupe n’a besoin ni de capitaux privés ni d’actionnaires – elle incarne alors un capitalisme sans capitaux.
De 1974 à 1984, la politique industrielle reste guidée par le colbertisme high-tech mais l’État, malgré les nationalisations de 1981, ne lance plus de nouveaux grands projets. Surtout, le pays est frappé entre 1979 et 1984 par la première grande vague de désindustrialisation et de pertes d’emplois. Le groupe opère alors un premier recentrage en se délestant d’activités comme la machine-outil.
Vient alors la période 1984-2007, avec l’intégration européenne, la financiarisation, l’accélération de la mondialisation, le désengagement de l’État et le début des privatisations. Tous ces grands groupes industriels, dont la CGE, vont chercher leur salut dans le développement international. Mais cela ne fait pas disparaitre leur fragilité financière. L’État négocie mal le tournant des privatisations, il ne sait pas inventer une politique du capital qui permette à ces entreprises de sortir de leur ancien modèle et d’avoir une structure financière solide. D’où l’éclatement du modèle de conglomérat technologique d’Alcatel-Alstom avec déjà un début de démembrement. C’est Serge Tchuruk qui décide de casser le conglomérat technologique au profit d’une stratégie de Pure Player et il va concentrer les moyens du groupe sur Alcatel, chargeant au passage Alstom devenue société autonome.
La quatrième période 2007-2017, celle de la crise, va voir les différentes pièces du puzzle constitué d’entités autonomes mondialisées que l’on croyait viables, connaître, elles aussi, des difficultés. C’est la cession d’Alcatel à Nokia, ou l’éclatement d’Alstom avec la vente de la branche énergie à GE et aujourd’hui de la partie ferroviaire à Siemens.
La fin des champions nationaux: est-ce grave ?
On pourrait penser que tel n’est pas le cas.
Qu’importe la nationalité du capital si les activités et les compétences restent sur le territoire national, comme l’illustre le cas de l’automobile britannique. Qu’importe la nationalité de l’actionnaire pour un pays comme la France où 45% des actions du CAC 40 sont détenues par des investisseurs étrangers, fonds de pension et autres investisseurs institutionnels.
Qu’importe la disparition des champions nationaux des années 60 si des champions européens émergent, capables de déployer leur stratégie sur les principaux marchés mondiaux. Qu’importe le déclin des industries traditionnelles si mille fleurs de la start-up nation éclosent en même temps.
Le problème est qu’avec la perte des centres de commande industriels, dans les Telecom avec Nokia-Alcatel, dans l’énergie avec GE-Alstom, dans le ferroviaire avec Siemens-Alstom, mais aussi dans l’industrie cimentière avec LafargeHolcim, dans l’aluminium avec la disparition de Pechiney etc., on assiste sur la durée à des pertes de compétences manufacturières, à la fermeture de filières de recherche, à la disparition d’activités sur le territoire national pour trois raisons simples : 1) Nokia, aujourd’hui, est le produit du regroupement des activités de commutation des groupes Nokia, Alcatel, Siemens, Lucent, Nortel et la rationalisation d’un portefeuille d’activités passe nécessairement par l’élimination de filières technologiques et de sites de production ; 2) le propre d’une fusion est de réaliser des synergies de coûts ce qui passe par l’élimination de fonctions redondantes ou d’usines non optimisées ; 3) le décentrement d’un groupe remet en cause l’écosystème qui s’était formé avec le temps comme, par exemple, l’écosystème breton pour Alcatel.
Mais on l’a vu, la stratégie d’Emmanuel Macron est de gérer la transition entre l’ancien monde industriel et l’univers des NBIC (Nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives). Or des études récentes du McKinsey Global Institute délivrent une image sombre des positions de la France dans le high-tech. Qu’il s’agisse de l’intelligence avancée ( AI), de la robotique et des drones, des edutech, du fintech… la France n’est jamais présente parmi les cinq premiers pays. La taille de son industrie du venture capital, la frilosité bancaire, le poids des réglementations font que si l’activité de création de start-up est dynamique, peu d’entre elles grossissent et peu restent ancrées sur le territoire national : 80% des start-up qui réalisent plus de 50 millions de CA, suivies par E&Y, sont sous contrôle étranger.
Résumons-nous : désindustrialisation, perte de spécialisation, descente en gamme, disparition des hauteurs du capitalisme français ne sauraient nous laisser indifférents... En même temps le diagnostic est à présent partagé, les réformes du marché du travail et de la fiscalité sont engagées, la volonté de faire de la France une start-up nation et de s’en donner les moyens est affirmée. Le reste relève des éléments de langage obligés.
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