La dette bleue est-elle soluble dans l’euro? edit
Dès leurs premiers échanges, Marine Le Pen et Emmanuel Macron ont fait référence aux secousses économiques des deux dernières années, la première en référence au pouvoir d’achat, le second en parlant de choc inconnu depuis cent ans. Mais ils parlaient du passé. Or le prochain chef de l’Etat fera face à une situation économique inédite. En trois ans, le choc de la pandémie et celui causé par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ont fait ressortir de l’histoire les risques de stagflation et d’économie de guerre. Pour les affronter, dans quel état se trouve l’économie française ?
En un mot, l’économie réelle, celle de la production, de l’emploi, du revenu et des entreprises va mieux, mais son adossement financier est fragile.
L’emploi, principale amélioration structurelle de l’économie française
Comme ses voisines du sud de l’Europe, la France s’est longtemps distinguée par un faible taux d’emploi. Or c’est dans ce domaine que les progrès les plus spectaculaires ont été accomplis, même si beaucoup reste à faire pour atteindre les standards des pays nordiques. Durant le quinquennat d’Emmanuel Macron, l’emploi a augmenté de 3,7%, nettement plus que lors des trois précédents, y compris celui de Jacques Chirac, pourtant le dernier à avoir bénéficié d’une forte conjoncture internationale. Rompant avec une tendance à la baisse depuis 1975, l’emploi industriel s’est même stabilisé, alors qu’il s’était effondré sous les quinquennats de Chirac et Sarkozy.
L’amélioration de l’emploi ne s’est faite ni au dépend du pouvoir d’achat des ménages, en hausse de 6,0% lorsqu’on le mesure par unité de consommation, ni de la profitabilité des sociétés, dont le taux de marge est remonté à 32,5% en moyenne au cours du dernier quinquennat, après 30,8% au cours du précédent. Les progrès sont donc structurels. Il faut y voir l’effet des récentes réformes du marché du travail, mais aussi de celles qui furent engagées sous Sarkozy, et amplifiées sous Hollande en dépit de l’opposition des « frondeurs ». Les réformes structurelles ne peuvent être jugées que dans la durée, surtout lorsqu’il s’agit du marché de l’emploi.
L’addiction à la dette, talon d’Achille de l’économie française
Mais, si progrès il y eut, ne s’est-il pas fait au prix d’une forte montée de l’endettement public, dans une ambiance assumée de « quoiqu’il en coûte » ? La sombre réalité est que la dette publique a fortement augmenté au cours de chacun des quatre quinquennats de la Ve République. Malgré la crise Covid, ce n’est pas Macron qui l’aura le plus fait croître : +12,4 points de pourcentage de PIB, contre +22,1 points sous Sarkozy, qui, certes, dut éteindre l’incendie financier, mais avait pris le parti de l’expansion budgétaire dès le début de son mandat. L’augmentation fut plus faible sous Chirac (+6 points) mais le fait même que la dette ait alors augmenté malgré une forte croissance en dit long sur l’addiction à la dette des dirigeants politiques français.
À la fin de 2021, la dette publique brute française, calculée par l’Insee selon la norme Maastricht, s’élevait à 112,9% du PIB, en nette baisse par rapport au pic du début d’année à 118% grâce à la reprise conjointe de la croissance et de l’inflation, mais près de 50 points de PIB plus haute qu’au début de 2005, soit pratiquement le double de l’augmentation dans la zone euro (+26 points). Parmi les pays industrialisés, seuls le Japon (+79 points), l’Espagne (+76 points) et les États-Unis (+55 points) ont fait pire, les données pour ces pays, comme celles qui suivent, venant de la Banque des Règlements Internationaux.
L’inquiétante augmentation de la dette des entreprises françaises
Mais dans le cas français, la dynamique de la dette privée est encore plus préoccupante que celle des administrations publiques, ce qu’aucun des deux candidats à la Présidence n’a abordé, ni même mentionné.
La dette des ménages et des entreprises a augmenté de 86 points de PIB depuis 2005, contre 33 pour la zone euro et une quasi stabilité aux États-Unis, en Allemagne, au Royaume-Uni ou en Italie. La plus forte augmentation vient des entreprises (+ 58 points). À 164% du PIB, la dette des entreprises françaises surplombe désormais celle de tous leurs homologues des pays industrialisés, à l’exception de la Suède. Or, à la différence des États, les entreprises sont bien moins outillées pour affronter une détérioration des conditions de marché. Le pendant du pouvoir régalien d’augmenter les impôts serait de relever les prix de vente plus que ceux d’achat, mais c’est un luxe dont ne bénéficient pas toutes les entreprises, loin de là. Un resserrement des conditions de crédit entrainerait une hausse des taux de défaut, avec cette particularité française que, les entreprises s’endettant beaucoup entre elles, des défauts en chaîne pourraient aggraver la situation.
Tous secteurs confondus, l’endettement public et privé de la France a atteint 361% du PIB en septembre 2021 selon la BRI, une augmentation de 144 points par rapport à 2005, et de 48 points durant le quinquennat d’Emmanuel Macron. Parmi les pays industrialisés, seul le Japon est plus endetté, une comparaison qui ne rassure guère. Bien sûr, les ménages et les entreprises françaises ont des actifs, immobiliers, financiers, tangibles (machines et équipements) et intangibles (logiciels, brevets, marques) qui viennent contrebalancer leur dette. Mais si les conditions de crédit venaient à se dégrader, nombre de ces actifs seraient dévalorisés et les moins liquides seraient de peu d’utilité, alors que la dette et son service resteraient.
Pour résumer, les prochains dirigeants de notre pays trouveront une économie plus compétitive qu’il y a cinq, dix ou quinze ans et capable de créer plus d’emplois, même avec une croissance modeste, à condition que les réformes du marché du travail et de l’environnement des entreprises ne soient pas remises en cause. En revanche, ils trouveront une économie exposée au risque de crédit, en raison d’une addiction à l’endettement ancienne, et qui ne s’est pas démentie au cours du dernier quinquennat.
Vouloir à tout prix stimuler le pouvoir d’achat finirait par le réduire
De ce point de vue, le débat politique sur le pouvoir d’achat est contreproductif pour deux raisons. D’abord, il est en grande partie illusoire, ensuite, il relègue à l’arrière-plan les risques liés à l’endettement.
Pourquoi est-il illusoire ? Les économies européennes sont confrontées à un choc d’offre, la réduction durable des importations de matières premières de Russie et d’Ukraine à laquelle s’ajoute celles de nombreux produits semi-finis bloqués à Shanghai. Ces restrictions limitent la production domestique tout en faisant grimper les prix d’importation, sans que les prix d’exportations ne puissent suivre.
L’impact négatif sur le pouvoir d’achat est donc inévitable, et les politiques économiques n’y peuvent pas grand-chose. À court terme, le mieux qu’elles puissent faire est d’arbitrer socialement l’impact du choc, en mettant en œuvre, par exemple, des transferts fiscaux temporaires en faveur des plus bas revenus. A contrario, une politique de stimulation de la demande, que ce soit par une forte augmentation des salaires, des exonérations de cotisations sociales ou des baisses de TVA, ne ferait que prolonger le choc stagflationniste, puisqu’elle reviendrait à stimuler la demande alors que l’offre est contrainte. Dans les circonstances présentes, le paradoxe est qu’à vouloir trop relever le pouvoir d’achat, on exacerbe l’inflation et, ce faisant, on le fasse baisser après quelques trimestres.
Ni Marine Le Pen ni Emmanuel Macron n’ont évoqué le risque de stagflation – un mot probablement jugé inaudible par les téléspectateurs. Mais de ce point de vue, les mesures temporaires comme le « bouclier tarifaire » proposées par le second, et critiquées par son adversaire pour cette raison, ont justement l’avantage d’être temporaires, et de ne pas mettre la main et le bras dans l’engrenage de la stagflation.
À moyen-long terme, la parade est de favoriser la substitution d’une offre européenne et nationale à celle, durablement défaillante, de la Russie. De ce point de vue, la France aura besoin d’investissements massifs pour la production d’électricité décarbonée, ce qui ne pourra se faire qu’en utilisant toutes les technologies disponibles, renouvelables et nucléaires. Ostraciser l’une d’entre elles reviendrait à tomber dans le piège du choc d’offre.
Jeter un doute sur la participation de la France à l’Union européenne, c’est prendre un risque pour les entreprises
Le débat sur la politique européenne entre l’euroscepticisme de Marine Le Pen, moins rugueux qu’en 2017 sans que sa position de fond n’ait véritablement changé, et l’enthousiasme européen d’Emmanuel Macron a été vif, comme on s’y attendait. Ce débat traverse la vie politique française depuis soixante ans ; il est important et légitime. Mais il a laissé de côté un de ses enjeux les plus importants pour notre pays : toute décision qui risque d’entamer la qualité de crédit de la France pourrait coûter cher aux entreprises, grandes et petites confondues, encore plus qu’à l’État.
La qualité de crédit est avant tout une question de confiance des investisseurs, c’est-à-dire des épargnants. Mais dans le cas de la France au sein de la zone euro, cette confiance a un soubassement essentiel : la confiance politique que l’Allemagne a en son partenaire économique et politique le plus important. Sans le soutien implicite de l’Allemagne, la qualité de crédit de la France serait mise en doute. Lorsqu’on souhaite présider aux destinées d’un pays ou l’endettement public et privé est devenu un sujet majeur, on ne peut se permettre d’ignorer cette réalité.
Or c’est bien le cas du programme de Marine Le Pen, qui comporte nombre de mesures incompatibles avec les règles institutionnelles de l’Union, comme les propositions de révision de la Constitution ou de sortie du marché de l’électricité européen, ce qu’ont bien montré Elie Cohen et Gérard Grunberg dans leur tribune « Le Frexit par la ruse ». S’il devait être appliqué tel quel, le programme de Marine Le Pen instillerait le doute sur la participation de la France à l’Union Européenne et donc à la zone euro. Ce doute saperait la qualité de crédit des entreprises françaises et risquerait de provoquer une baisse d’activité en les forçant à réduire leur endettement à tout prix et dans l’urgence, une situation que le Japon a bien connue à ses dépens. De la stagflation, l’économie française tomberait dans la stagnation tout court.
À bien y regarder, repeinte en bleu marine, la dette française risque de ne pas être soluble dans l’euro.
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