SMIC, retraites: dépolitiser les indexations edit
Avec la forte hausse de l’inflation (+4,5% sur un an), le SMIC va être revalorisé dès le 1er mai, et les retraites devraient l’être dès cet été. Si des hausses sont légitimes, on peut se demander si les règles héritées du passé (fréquence, indice de référence, montant) font encore sens aujourd’hui, ou s’il n’y a pas à un risque de déséquilibre par rapport au pouvoir d’achat des salariés non protégés de l’inflation.
Indexation par temps (trop) calme…
À la création du SMIG en 1950, sa valeur était indexée sur l’inflation uniquement et, avec la croissance de la productivité, le reste des salaires a progressé beaucoup plus vite. Lors de la transformation du SMIG en SMIC en 1970, il fut décidé qu’il progresserait en plus comme la moitié des gains de pouvoir d’achat du reste des salariés. Dans sa forme actuelle, le SMIC est revalorisé une fois l’an en fonction de l’inflation observée et de la moitié des gains de pouvoir d’achat sur cette même période, mais des ajustements automatiques interviennent également si l’indice des prix augmente de plus de 2% en moins d’un an – ce sera le cas en mai en raison d’une inflation de 2,65 % entre décembre et mars. Si le SMIC a en théorie tendance à légèrement baisser relativement au salaire moyen, avec la multiplication des « coups de pouce » discrétionnaires – notamment sous François Mitterrand, Lionel Jospin et Jacques Chirac – ce ratio a en fait fortement augmenté depuis 1980 et il est désormais l’un des plus élevés du monde. Pour limiter l’aspect trop politique des revalorisations du SMIC, Nicolas Sarkozy a créé en 2009 un groupe d’experts sur le SMIC pour recommander ou non des coups de pouce en plus de la règle. Les rapports annuels du groupe d’expert ont permis de dépolitiser en partie ce débat, avec un panorama large des questions d’emploi, de coût du travail, de pauvreté ou de mobilité salariale. Dès lors que le SMIC français est déjà très élevé en proportion du salaire moyen – comparativement à nos voisins – les experts ont régulièrement recommandé de ne pas aller au-delà de cette double indexation automatique, voire de modifier à terme la loi pour supprimer par exemple l’indexation automatique sur le pouvoir d’achat, ce qui renforcerait in fine le pouvoir de la négociation collective, notamment dans la définition des minimas de branche.
Les retraites de base du privé étaient initialement indexées sur les salaires moyens, ce qui permettait de faire participer les retraités aux « gains économiques de la Nation » (et d’éviter que leur pouvoir d’achat ne décroche, à une époque où leur taux de pauvreté – relativement au salaire médian – était élevé). D’abord de façon exceptionnelle, puis définitivement en 1993 avec la réforme Balladur, on est passé à une indexation des pensions de base du privé sur l’inflation, par souci d’économie. En 2003, la réforme Fillon étendit cette indexation sur les prix aux fonctionnaires (jusqu’alors leurs pensions dépendaient du point indiciaire[1]) et la réforme de 2008 fit de même pour les régimes spéciaux. En 2014, il fut décidé – comme pour d’autres minimas sociaux – de passer de l’inflation prévisionnelle de l’année à venir à l’inflation réalisée sur le passé. En effet, avec une inflation durablement faible après 2010, les prévisions se révélaient systématiquement trop élevées, et il était compliqué d’effectuer un rattrapage à la baisse des pensions pour compenser l’erreur systématiquement positive des prévisions initiales. Enfin, si la loi prévoit normalement cette indexation, le Parlement peut, lors du vote annuel du budget de la Sécurité sociale, passer outre et geler ces retraites de base, comme en 2014, 2015, 2016 et 2019[2].
Ces règles d’indexation étaient peu adaptées à l’atonie de la croissance et de l’inflation entre 2010 et 2020. En effet, c’est la croissance de la productivité des salaires moyens qui rendait cette indexation soutenable, en diminuant lentement le ratio du SMIC sur les salaires (pour améliorer la compétitivité) et celui des pensions sur les salaires (pour limiter le poids des cotisations de retraite sur les actifs). Plus la croissance est faible, et plus le SMIC et les pensions se retrouvent à peser lourd sur l’économie. Dès lors que les actifs non smicards (et notamment les fonctionnaires) ne sont pas indexés sur l’inflation, certains ont pu éprouver un déclassement relatif par rapport au SMIC, non seulement lors des coups de pouce, mais aussi lors des revalorisations liées à l’inflation. Pour les fonctionnaires, le gel du point d’indice pour les actifs – alors que les retraites des fonctionnaires sont indexées sur les prix – fait progresser les retraites plus rapidement que les traitements. Dans l’union monétaire européenne, il n’est pas forcément optimal non plus d’avoir des règles de revalorisation globalement plus généreuses que celles de nos voisins, car l’absorption plus lente des chocs entraîne un désavantage comparatif. Enfin, malgré un certain coût, ces revalorisations semblaient toujours insuffisantes aux principaux concernés. L’illusion nominale est encore forte en France, et une augmentation inférieure à 1%, même justifiée par une inflation faible, semble trop mesquine par rapport aux grandes hausses du passé.
… et par gros temps
Si notre système d’indexations montrait ses limites par inflation faible, il est encore moins adapté à une forte inflation, en particulier énergétique. Le passage à une indexation sur l’inflation observée mène fatalement à un fort retard, qui n’est pas tenable lorsque les prix accélèrent aussi brutalement. Un rattrapage des retraites (et probablement d’autres minimas sociaux) à l’été est inévitable. Pour autant, il y a une vraie question de soutenabilité de ces indexations si les salaires non indexés ne suivent pas. On a renoncé à l’indexation des salaires sur les prix en 1983, en raison de ses effets inflationnistes : si les salaires nominaux suivent l’augmentation des prix, les entreprises doivent à nouveau augmenter leurs prix pour compenser leurs coûts ; on parle de boucle prix-salaires, et l’inflation auto-entretenue est plus difficile à maîtriser. Pour casser cette spirale il fallait renoncer à cette indexation des salaires.
En temps normal, grâce à la croissance de la productivité, les salaires peuvent augmenter plus vite que les prix et le pouvoir d’achat progresse ; en supprimant l’indexation, on accepte que le salaire réel puisse baisser temporairement en cas de choc négatif sur l’économie, pour absorber plus vite ce choc. Mais la désindexation des salaires avait aussi une autre finalité : ajuster la demande aux capacités de l’économie. Le choc pétrolier était inflationniste, mais il traduisait aussi un appauvrissement relatif de l’économie : le pétrole étant plus cher, la capacité à produire des biens et services s’en trouvait réduite. Désindexer les salaires, cela permettait donc aussi de réduire la consommation des ménages – cette baisse de demande permettant de mieux maîtriser l’inflation et le déficit commercial ou budgétaire.
À l’époque, les gains de productivité étaient encore élevés, et le pouvoir de négociation des salariés au-dessus du SMIC était encore fort. En cas de perte temporaire de pouvoir d’achat, la reprise rapide de la croissance permettait un rattrapage rapide dans les années qui suivaient. L’effort demandé aux salariés et aux entreprises était donc relativement temporaire, et équitablement partagé entre eux. Par soucis de justice sociale, on a néanmoins préféré garder une indexation du SMIC et des pensions. En 1983, il y avait moins de smicards parmi les salariés, et peu de retraités et bénéficiaires de minimas sociaux. Aujourd’hui, cette population protégée (retraités, smicards, bénéficiaires de minimas sociaux) est probablement majoritaire. Le reste des salariés et les fonctionnaires – qui portent déjà le système à bout de bras grâce à leurs impôts et leurs cotisations – vont donc devoir se serrer la ceinture seuls. Avec des gains de productivité faibles, cet effort sera non seulement plus sévère, mais aussi plus durable car les salaires non indexés mettront plus longtemps à rattraper les pertes actuelles dues à l’inflation.
C’est louable de protéger le pouvoir d’achat des Français modestes ; mais cela ne peut pas entraîner une hausse durable du ratio entre les pensions et les salaires, ou entre le SMIC et le reste des salaires. Car en dehors des considérations d’équité sociale relative, se posera la question du coût du travail des bas salaires, et celle des comptes sociaux (si la masse des retraites progresse plus que les salaires). La guerre en Ukraine, le recul de la mondialisation, et à terme la transition énergétique sont des chocs négatifs sur la productivité agrégée de l’économie, qui ont tendance à réduire notre pouvoir d’achat. Protéger les ménages modestes d’une hausse des prix de l’énergie via le SMIC et les pensions n’est pas la bonne méthode, dès lors qu’ils pèsent un poids très différent pour les ménages urbains ou ruraux.
On peut d’ailleurs tenir le même raisonnement pour une hausse de la fiscalité carbone : si l’inflation qu’elle entraîne est compensée à 100% par les entreprises ou par les caisses de retraite via l’indexation, c’est in fine une taxe sur les employeurs et non les consommateurs. Il est préférable de ne pas inclure cette fiscalité sur l’indexation, et que l’État verse lui-même une compensation adaptée à cette fiscalité. C’est pour un motif similaire que depuis 1991 les indexations sont calculées sur l’inflation hors tabac[3]. Au lieu d’indexer le SMIC sur l’inflation totale hors tabac, il vaudrait mieux l’indexer sur l’inflation sous-jacente, qui exclut les prix de l’alimentaire et de l’énergie, et reflète mieux les pressions inflationnistes dans l’économie. Si le prix de l’alimentation et de l’énergie augmente en moyenne plus vite que celui des autres biens et services, cela entraînera une indexation légèrement moins bonne à long terme.
Se concentrer sur l’inflation sous-jacente
Avec une indexation des revenus sur le sous-jacent, il reviendrait au budget de l’État d’amortir une part du choc énergétique. Une composante énergie de la prime d’activité, éventuellement différenciée selon les territoires ou abondée par les collectivités locales, serait une façon plus juste et efficace de protéger les smicards mais aussi les salariés modestes qui bénéficient actuellement de cette prime. Si l’on souhaite protéger les salariés modestes face à des chocs temporaires, c’est à l’État de le faire, pas aux entreprises ou aux comptes sociaux, car l’État a plus de souplesse pour une adaptation territoriale ou sociale, et pour réduire ou supprimer ces dépenses une fois le choc passé. De la même façon, dès lors que le logement pèse très différemment d’une zone à l’autre, ou entre locataires et propriétaires, il vaut mieux continuer d’avoir des aides dédiées, mais ne pas l’inclure dans le panier de l’indexation.
Pour l’indexation du SMIC et des minimas sociaux, il serait donc utile de revenir à la logique du SMIG, en supprimant le partage automatique des gains de productivité. Au lieu de superposer revalorisations annuelles et revalorisations d’urgence en cas d’inflation supérieure à 2%, autant ne garder que cette dernière modalité, appliquée à l’inflation sous-jacente (hors alimentation, énergie, voire logement). À chaque fois que l’indice sous-jacent augmenterait de 2%, SMIC et minimas serait revalorisé d’autant. La question du partage des gains de productivité serait renvoyée au Groupe d’expert sur le SMIC, qui pourrait proposer d’effectuer ou non des hausses supplémentaires, en fonction du taux de chômage et des marges des entreprises, ou de l’équilibre entre SMIC, minimas sociaux et échelles de salaires. Dès lors que de nombreux salariés ne bénéficient plus de hausses annuelles, autant adopter une logique pluriannuelle pour ces hausses : les revalorisations liées à l’inflation ne seraient plus à date fixe mais seraient de 2 % à chaque fois, donc plus visibles pour leurs bénéficiaires. Et les hausses de pouvoir d’achat recommandées par les experts pourraient avoir lieu tous les deux ou trois ans, étant ainsi plus visibles.
Pour les pensions de base, l’indexation pourrait être seulement partielle. Les retraités ont un meilleur niveau de vie que la population générale, et pour une majorité ils sont propriétaires de leur logement. Même avec un emprunt immobilier en cours, les mensualités n’augmentent pas avec l’inflation ; le coût de la vie de ces retraités progresse moins vite que l’inflation, et une sous-indexation ne serait pas forcément injuste. Ce serait aussi la seule façon de résoudre le problème lancinant du niveau des pensions actuelles. Les retraités actuels – ou en tout cas ceux partis en retraite avant 2010 – ont bénéficié de règles de calcul avantageuses et ils ont pu partir tôt, parfois en préretraite. Les règles ont été fortement durcies pour les générations suivantes et leurs pensions seront bien plus faibles, mais on n’a pas baissé rétroactivement les pensions des retraités en place – et l’augmentation de la CSG en 2018 fut d’ailleurs très impopulaire.
À chaque hausse de 2% de l’IPC sous-jacent, on pourrait augmenter du même montant les pensions sous un certain plafond – par exemple 850 euros (le quart du plafond de la Sécurité sociale, soit la moitié de la pension de base maximale dans le privé)[4]. En revanche, la revalorisation applicable à la part des pensions de base qui dépasse ce plafond (en particulier pour les fonctionnaires et les régimes spéciaux) serait confiée à un Groupe d’experts sur les retraites, qui émettrait des recommandations en fonction du niveau de vie des actifs et des retraités, des équilibres démographiques et financiers du système, de considérations d’équité intergénérationnelle de rendement entre anciens et nouveaux retraités… Cette indexation différenciée selon le niveau des pensions a déjà été pratiquée marginalement, mais l’inscrire dans la loi permettrait d’y apporter de la sécurité juridique, et une légitimité socio-politique. La part des retraites au-dessus du minimum indexé, comme les complémentaires, serait sous-indexée[5]. À terme, cela entraînerait un appauvrissement relatif des retraités, mais il n’y a pas de raison pour que les retraités aisés soient mieux protégés de l’inflation que les actifs (salariés ou fonctionnaires) qui financent leurs pensions. Un gel et une érosion progressive des retraites sont préférables à une baisse directe ou à une hausse de la CSG, et l’avis d’un groupe d’expert permettrait d’agir avec pédagogie. C’est le seul moyen pour faire – un peu – participer les retraités actuels aux futurs efforts d’économies.
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[1] À l’époque, ce changement était considéré comme une mesure d’économie, car les traitements progressaient légèrement plus vite que l’inflation (grâce à l’augmentation du point indiciaire et aux revalorisations éventuelles du nombre de points attachés à chaque échelon, qui bénéficiaient rétroactivement aux retraités). Avec le quasi-gel du point d’indice depuis une décennie, les pensions des fonctionnaires ont progressé plutôt plus vite que sous la règle précédente, mais un gel de l’indice aurait été encore plus impopulaire s’il avait pénalisé les retraités.
[2] Le gel des pensions de base (CNAV, fonctionnaires, régimes spéciaux) entre 2014 et 2016 a peu fait reculer le pouvoir d’achat des retraités, car l’inflation durant ces années fut extrêmement faible (0,7% au total sur trois ans), avec une indexation maintenue pour les retraites les plus faibles. Avec une inflation de 1,8%, la revalorisation de 0,3% pour 2019 a entraîné une baisse relative de 1,5% – tout en épargnant à nouveau les retraités modestes. À noter que les retraites complémentaires (Agirc-Arrco, Rafp), à gestion paritaire, sont en général gelées davantage.
[3] Indexer le SMIC et les minimas sur l’inflation totale, tabac inclus, revenait à faire payer les hausses de fiscalité par les entreprises et les comptes sociaux, et à augmenter le pouvoir d’achat des non-fumeurs sans vraie raison.
[4] Si l’on estime que les jeunes retraités ont déjà des pensions relativement basses par rapport à leurs aînés, ou des besoins financiers encore élevés, un plafond plus élevé de revalorisation – par exemple 1300 € ou 1700 € – pourrait à la rigueur s’appliquer aux jeunes retraités pendant les cinq ou dix0 ans qui suivent leur départ en retraite.
[5] Alors qu’un gel de la valeur du point pour les retraites complémentaires affecte le rendement pour les retraités actuels et futurs, un gel des pensions de base n’a aucun impact sur les futurs retraités au moment de leur départ en retraite – puisque le calcul de leur pension n’est pas gelé – et ne touche donc que les retraités déjà en place.