Géo-biopolitique de la pandémie: la désoccidentalisation du monde edit
La pandémie de COVID-19 a plus d’un an. Si l’Asie a pris conscience du danger dès la fin de 2019, l’Europe s’est déclarée en état d’urgence il y a douze mois, en mars 2020. Dès le premier confinement, les spéculations sont allées bon train sur « le monde d’après ». Certains prédisaient un tournant historique favorable au climat en raison du brusque arrêt du trafic routier, de la contraction du trafic maritime et du blocage du tourisme international ; d’autres annonçaient un monde en récession durable ; d’autres enfin proclamaient, pour s’en réjouir ou le déplorer, un souverainisme forcé rétablissant les frontières.
Un an après, la crise perdure, multiforme : de sanitaire, elle est devenue économique et budgétaire. L’arrêt de secteurs entiers a ralenti la croissance mondiale (-4,9% de PIB pour 2020 selon le FMI). Et cette crise s’est transmise aux finances publiques par le canal des moindre rentrées fiscales puis des dépenses massives de soutien et de relance. La pandémie est devenue une crise économique internationale.
La crise de 2020 n’a pas révolutionné la géopolitique. Elle a bien plutôt accentué et révélé certaines tendances déjà à l’œuvre dans le « monde d’avant ». Loin de susciter un regain de coordination et de coopération, la lutte contre le virus a avivé les rivalités et renforcé les positions de la Chine et de la Russie. Les puissances eurasiatiques se sont affirmées, dans les médias et sur le terrain, comme des alternatives sanitaires à l’Occident. Désormais, le but des deux puissances autorités est de saisir l’occasion de cette pandémie pour consacrer la « désoccidentalisation du monde. »
Le multilatéralisme sanitaire en apoplexie
La pandémie a affaibli le système onusien soutenu par les Européens. Elle a plongé dans le discrédit l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). Accusée par le Président Trump en 2020 d’avoir minimisé et même occulté l’ampleur du danger sanitaire, l’agence spécialisée de l’ONU est devenue l’enjeu d’une polémique entre la République populaire de Chine et les États-Unis. L’OMS s’est trouvée brusquement prise dans le « piège de Thucydide » selon l’expression de Graham Allison : selon ce géopoliticien américain, la Chine et les États-Unis sont désormais engagé dans la spirale d’hostilité d’Athènes et de Sparte au IVe siècle avant notre ère. Autrement dit, Pékin est une puissance montant qui concurrence la puissance établie de Washington pour l’hégémonie militaire. L’OMS est devenue une victime directe avec la suspension de la contribution américaine à son budget (soit plus de 15% du budget général pour 2019). La pandémie a donc causé un affaiblissement supplémentaire du multilatéralisme, dans son volet sanitaire. Elle a semblé justifié la lecture chinoise et russe du système onusien : instrument des États-Unis, il n’est soutenu par eux que quand cela sert leurs intérêts géopolitiques. Dans le cas contraire, le système onusien se discrédite lui-même.
Pour répondre aux besoins des pays les moins bien lotis en matière de santé publique, l’initiative Access to Covid-19 Tools Accelerator a été lancée en avril 2020. Son aspect le plus connu et le plus prometteur est le mécanisme financé par l’OMS et la société civile : COVAX. Ce dispositif a pour objectif de distribuer deux milliards de doses de vaccins d’ici la fin 2021. Mais les difficultés rencontrées par COVAX illustrent la faiblesse du multilatéralisme : pour le moment, l’OMS n’a pu commander que 700 millions de doses. Et la déclaration finale du G7 du 19 février marque l’incapacité des Occidents à prendre en compte les intérêts sanitaires de l’Afrique (pourtant dans leur propre intérêt) : seulement 13 millions de doses sont annoncées pour les personnels soignant du continent de 1,2 milliard d’habitant.
Le leadership américain à bout de souffle
Au terme d’un an de pandémie mondiale, le système de l’ONU est frappé d’un discrédit que la course internationale à la vaccination a peu de chance de dissiper. Le monde de demain est d’ores et déjà face au défi de reconstruire les institutions multilatérales. Il n’est pas sûr que le retour des États-Unis de Joe Biden au sein de l’OMS suffise à dissiper le malaise rapidement.
Car le multilatéralisme onusien en matière de santé ne s’est pas discrédité seul. Il a été largement victime de la présidence Trump et de l’aveuglement médical de son administration. Pour se dédouaner de bilans très graves (plus de 500 000 décès), le président sortant en campagne a en effet blâmé ses boucs émissaires habituels : les organisations internationales, la République populaire de Chine, et les scientifiques. Le dédain envers les partenaires et les autorités médicales a même été remplacé par la théorie du complot.
Là encore, la crise a accéléré et souligné le retrait américain et son corolaire, l’affaiblissement des cadres internationaux. L’administration Biden ne s’y est pas trompée qui compte relancer les organisations internationales en réaffirmant l’engagement et le leadership américains. Le monde de la pandémie est finalement bien connu, vu de Pékin et de Moscou, c’est un système de relations internationales où le multilatéralisme apparent repose en réalité sur une hégémonie américaine et un suivisme européen. L’influence grandissante de la Chine au sein des institutions onusiennes tend toutefois à nuancer ce lien mécanique entre multilatéralisme et leadership américain que l’on a connu après la Seconde Guerre mondiale.
Le monde de la pandémie a été dominé par l’éclipse volontaire des États-Unis. Seul le succès mondial du vaccin américain Pfizer pour les plus âgés permet de limiter ce constat.
La vitalité de la concurrence autoritaire
À la faveur du retrait américain, les ambitions chinoises et russes se sont emparées de la santé comme d’un champ d’expression de leurs puissances scientifiques, logistiques et industrielles. À Pékin et à Moscou, la lutte contre la pandémie a été d’abord et avant tout une lutte pour affirmer la supériorité des régimes autoritaires sur l’Occident.
En effet, 2020 et 2021 sont scandées par cette gigantomachie sanitaire. Le premier trimestre de 2020 a mis aux prises la Chine et ses rivaux régionaux (Taiwan, Corée, Japon) et mondiaux (Union européenne, Etats-Unis) sur le décompte des contamination et des décès. Dans une macabre rivalité, la République populaire de Chine a plongé l’opinion mondiale dans un concours de bilans – dont les statistiques ont pu parfois paraître douteuses. Dans une spirale quantitativiste typique des régimes autoritaires, la qualité d’un régime politique s’appréciait alors au nombre d’infectés et de morts. La Chine et la Russie avaient aussi entretemps lancé une « diplomatie des masques » destinée à contrer l’influence des Etats-Unis et de l’Union européenne dans leurs zones d’influence et sur leurs propres territoires : Moyen-Orient, Italie, etc. Là encore, la qualité d’un régime politique était censée se mesurer à la production de masques, de blouses, de gants, de respirateurs et de lits d’hôpital. Et le prestige des régimes politiques s’appréciait à leur capacité à les acheminer partout dans le monde.
Dès la deuxième partie de 2020, la compétition s’est portée sur la vitesse de mise au point des vaccins : avec Sputnik V ou Gam-COVID-VAC, la Russie a lancé une course de vitesse. Puis c’est la Chine qui a rivalisé avec CoronaVac et BBIBP-CorV. Aujourd’hui, en vaccinant partout dans le monde, la Russie et la Chine ont disputé avec succès à l’Occident le triple statut d’industriels mondiaux de la santé, de pionniers scientifiques et de fournisseurs d’aide humanitaire. Les deux puissances autoritaires eurasiatiques ont en effet vacciné à l’intérieur de leurs zones d’influence respectives : en Asie Centrale, dans les Balkans, en Inde et en Algérie pour la Russie. Mais elles ont été également gagner de l’influence là où les Occidentaux ont peiné à déployer des actions de vaccinations : Amérique latine pour la Russie, Moyen-Orient pour la Chine. Si l’Union européenne exporte environ 25 millions de doses hors de l’Union, les Chinois et les Russes annoncent des chiffres invérifiables. Il faut observer qu’à ce stade les vaccins occidentaux (Oxford – AstraZeneca, Pfizer – BioNTech, Moderna) ont connu une plus large diffusion (en nombre de pays concernés). Mais Russes et Chinois ont marqué des points dans la bataille de la communication, avec la publicité faite autour de leurs vaccins (Spoutnik V, Sinopharm, Sinovac).
Hors de la sphère strictement sanitaire, la Chine est engagée dans la compétition internationale de la reprise, annonçant des chiffres de croissance supérieurs à la moyenne pour 2021, à la faveur du contrôle repris précocement sur l’épidémie, et une reprise déjà engagée en 2020.
Pour la Chine et la Russie, la pandémie doit accélérer le mouvement de désoccidentalisation du monde. Et peu importe si, en regardant les choses de près, ni la Chine (où l’épidémie est sous contrôle) ni la Russie (par choix, en dépit de la pandémie) ne vaccinent largement leur population.
L’autonomie sanitaire chancelante de l’Union européenne
« Si c’était à refaire, je commencerais par la santé », pourrait-on dire en paraphrasant une citation attribuée à Jean Monnet. Si nous n’avons nulle trace d’une « Communauté européenne de la culture », le projet d’une « Communauté européenne de la Santé » a en revanche bel et bien été proposé par le ministre français Paul Ribeyre au début des années 1950. La reconstruction et la mémoire de la grippe espagnole ayant prolongé la Première Guerre mondiale expliquent sans doute cette proposition à laquelle il n’a pas été donné suite. La santé est donc restée, pour l’essentiel, une compétence des États jusqu’au début de la crise Covid.
Après un premier temps de désorganisation début 2020 et de remise en cause d’une des quatre libertés (la liberté de circulation), l’Union européenne a tenté de retrouver une unité face à la crise. Elle l’a fait en lançant rapidement une centrale d’achat pour les vaccins, même si un retard est à déplorer en matière de commandes et de lenteur dans les négociations. La réponse européenne apparaît comme défaillante de ce point de vue, et en retard par rapport à des pays comme les États-Unis, Israël ou le Royaume-Uni qui ont accéléré le rythme de vaccination. Globalement, en dépit de son engagement, d’un achat colossal de vaccins (plus que de nécessaire) et de déplacements transfrontaliers de malades, Bruxelles a perdu la bataille de l’image avec Pékin ou Moscou.
Dans le monde de demain, l’Union européenne cherche encore son autonomie et son prestige sanitaire de même qu’elle cherche son rôle géostratégique. Mais la crise aura peut-être servi de révélateur, pour la France comme pour l’Europe : une politique de sécurité sanitaire doit reposer sur une meilleure compréhension des chaînes de valeur, des capacités de production en partie endogène et une politique de recherche plus réactive, de politiques plus consistantes et pro-actives. L’Europe se construit aussi par les crises et la pandémie n’échappe pas à la règle.
Le monde d’après: sans l’Occident?
Si le monde d’après est déjà là, ce n’est pas nécessairement celui optimiste d’il y a un an, ni nécessairement « le même mais en pire ». On pourrait déplorer l’impréparation face à cette crise, qui restera peut-être la principale leçon de cette période historique. Mais il est faux de dire que la pandémie était une surprise absolue, au point que Nassim Nicholas Taleb a pu parler, par opposition aux « cygnes noirs » auxquels il avait consacré un essai fameux, d’un « cygne blanc », c’est-à-dire quelque chose qui finirait par se produire, avec une grande certitude. Plus qu’avant, un effort en matière de réflexion prospective devra être entrepris.
Aussi, alors que nous fêtons en 2021 le 170e anniversaire de la première conférence sanitaire internationale (à Paris), le multilatéralisme sanitaire doit être reconstruit, particulièrement si les États-Unis et l’Europe veulent éviter de laisser le monopole de l’action de vaccination en Afrique à la Chine et à la Russie. Ce multilatéralisme fonctionne bien dans quelques secteurs et zones géographiques, mais il ne remplit pas la promesse d’une santé mondiale. La Covid fait apparaître un monde plus concurrentiel, où les grandes puissances affirment leur rôle pour voir émerger un monde post-occidental.
Enfin, cette concurrence est faite de postures, mais se règle également à coup d’avancées technologiques majeures. En s’appuyant sur la science des données, de nouveaux cas d’utilisation de l’intelligence artificielle ont pu apparaître, pour la détection de la pandémie comme pour la détection individuelles (reconnaissance vocale), ou encore pour la surveillance des populations. L’arrivée de vaccins à ARN nouvelle génération en à peine quelques mois constitue une avancée majeure pour les sciences, là où plusieurs années étaient nécessaires pour concevoir, tester et approuver un vaccin. C’est donc une partie de la médecine de demain qui a émergé avec cette crise. Il reste à voir comment ces avancées seront redistribuées équitablement entre les pays ou selon des logiques de puissance ; il est à craindre qu’on ne puisse écarter que la seconde prévale.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)