La nouvelle politique industrielle européenne edit
Avec une régularité de métronome la politique industrielle s’invite périodiquement dans le débat public. Le déclencheur peut être la perte de contrôle d’un champion national, une rupture d’approvisionnement, une aggravation du déficit commercial, ou le constat d’un retard technologique.
Les solutions fusent aussitôt : il faut démondialiser, réindustrialiser, relocaliser, bref mener une vraie politique industrielle en installant la politique aux postes de commande et cesser de s’en remettre à la concurrence libre et non faussée, au libre échange et à la toute puissance des acteurs du CAC 40. Puis, le temps passant, les expériences menées se révélant peu concluantes, et on observe un retour à l’indifférence sur la question productive.
Qu’en est-il de la phase qui s’ouvre avec la crise du covid notamment en Europe qui se prolonge par les pénuries de composants et qui donne lieu à une floraison de plans d’intervention ?
La crise du covid semble réussir là où les alertes précédentes n’avaient laissé que de faibles traces. Le constat de la dépendance et le sentiment de vulnérabilité ont semble-t-il fait leur œuvre : la politique industrielle n’est plus un gros mot et des dispositions sont prises au plan national et européen pour faire reculer la dépendance, voire pour se donner un nouvel objectif de souveraineté industrielle.
Classiquement, l’Union distingue trois instruments d’environnement compétitif et un instrument sectoriel contribuant à soutenir l’activité industrielle. Les premiers ont trait aux politiques commerciales, technologiques, et de concurrence. Ils visent à stimuler et réguler les dynamiques de marchés. L’instrument sectoriel a trait aux politiques de spécialisation et vise soit à promouvoir des industries naissantes, soit à structurer des écosystèmes productifs.
Les politiques commerciales et de concurrence sont dans l’ADN de l’Union puisqu’elles visent à assurer sur le plan intérieur les plus grands bénéfices d’un marché intérieur intégré et fonctionnant harmonieusement, et sur le plan international les bénéfices d’un ordre multilatéral libre échangiste et régulé.
Les politiques technologiques ou d’innovation ont toujours été abordées avec prudence, pour des raisons évidentes : comment faire la part de la coopération en recherche pré-compétitive, où elle est légitime, et en recherche compétitive, où elle est moins légitime car s’apparentant à une entente ? Comment combiner priorités identifiées par l’Union et stratégies de firmes ? Quelle part faire à la recherche blanche et à la RD industrielle ?
Au cœur de dispositif un instrument nouveau a émergé en 2018 (sur la base de règles modifiées en 2014) : le projet important d'intérêt européen commun (PIIEC). Il a de multiples vertus : répondre au défi technologique posé à l’Europe par le couple sino-américain, être fondé sur une démarche coopérative d’industriels, assouplir les règles communautaires des aides publiques, pouvoir être abondé par des crédits de recherche communautaires.
La politique européenne a longtemps reposé sur une approche top down avec les traditionnels programmes cadre ou le programme Horizon et des dispositifs d’incitation comme les bourses du Conseil européen de la recherche (connu sous son acronyme anglais ERC).
L’approche nouvelle a plusieurs vertus. Tout d’abord elle concilie approche top down et bottom up. En effet, dans les PIIEC, si une liste de secteurs prioritaires est affichée (guère différente de ce qui se pratique aux USA ou en Chine), c’est aux acteurs de la recherche et de l’industrie de se manifester en donnant un contenu concret à l’appel de l’Union sous forme de projets coopératifs transnationaux.
Cette approche coopérative insiste sur la promotion de projets de recherche et de développement industriel et ne craint donc pas d’aborder les rivages de l’innovation industrielle.
Mieux encore cette nouvelle politique vise autant à restaurer les positions perdues qu’à lancer de nouvelles filières industrielles et recoller ainsi à la frontière technologique.
Autre vertu du nouveau dispositif, l’Union ne se contente pas d’aider avec ses fonds, de bénir les alliances entre acteurs industriels : elle garantit de surcroit que les opérations soutenues ne pourront être mises en cause au titre du régime des aides publiques.
Enfin l’Union s’interdit de faire du micromanagement de projets puisqu’elle encourage autant les deeptech que les technologies existantes, le « leapfroging » ou le rattrapage.
Une fois annoncée (avec une directive de 2014), cette politique a été assez vite mise en œuvre et surtout elle est montée en puissance très rapidement, ce qui est une autre singularité par rapport aux process européens. Des PIIEC ont rapidement été annoncés dans l’électromobilité, la filière hydrogène, le quantique, les composants nano, le cloud. Ces projets s’ajoutant aux coopérations qui relèvent de la Défense comme le SCAF par exemple.
Sitôt annoncés, néanmoins, ces projets souvent intitulés « Airbus de la batterie » ou « Airbus des composants » paraissent soulever des difficultés.
La première tient au caractère perçu comme intrusif des autorités communautaires. Car la logique bilatérale des PIIECs, où la commission n’a théoriquement qu’un rôle de validation, a été battue en brèche par un certain activisme de la Commission. D’où des débats sur les stratégies, qui divergent suivant les acteurs qui les portent. Le Commissaire Thierry Breton a pris son bâton de pèlerin pour forger une large entente entre industriels, laboratoires de recherche et universités afin de développer un projet européen dans les composants électroniques les plus avancés (2 nano). Ce à quoi les industriels du secteur objectent que les vrais besoins, compte tenu de la spécialisation productive européenne, sont dans les 14 nano.
La seconde tient à l’inverse à l’absence de volontarisme européen dans les biosciences, les vaccins ou la bioproduction. La Commission objecte que l’Union a financé BioNtech en son temps et a paré au plus pressé pour déployer les outils de production des nouveaux vaccins en multipliant les usines de production de vaccins.
La troisième tient à la volonté communautaire de servir les marchés maintenant en favorisant l’adoption de technologies matures dans les batteries plutôt que de parier sur des technologies émergentes. Cette orientation a conduit nombre de chercheurs et d’industriels à mettre en cause une stratégie industrielle déjà dépassée.
La dernière enfin tient aux querelles intraeuropéennes, à la volonté des uns et des autres de localiser sur leur sol les nouvelles usines, voire à faire de la surenchère avec des aides nationales venant se rajouter aux aides européennes. Il ne se passe pas de jours sans que la presse ne relate les tribulations des usines européennes de composants, des partenariats avec Intel ou TSMC pour les transferts de technologie ou des luttes d’influence franco-allemandes.
Parce que l’Union fait des PIIEC les porte étendards de la nouvelle politique de souveraineté industrielle européenne, l’issue des luttes d’influence actuelles pour choisir des filières et localiser les unités de production prévues sera cruciale.
Certes les initiatives des firmes, le choix des technologies et des partenariats doit primer surtout lorsqu’il s’agit de secteurs matures et que l’objectif est de localiser sur le sol européen une part grandissante des produits consommés en Europe. Mais dans la mesure où des crédits européens sont mobilisés ce serait un incontestable échec si la partie était emportée grâce à une surenchère d’aides, allemandes, par exemple.
À l’inverse les acteurs européens actuellement dominants ne doivent pas pouvoir interdire des financements communautaires qui nous rapprocheraient de la frontière technologique au motif que cela pourrait léser leurs intérêts actuels.
Ainsi, au delà de la capacité qu’aura l’Europe de récupérer ou pas une partie de ces approvisionnements, les luttes d’influence entre firmes ou entre États et commission constituent un test grandeur nature de la capacité de l’UE à répondre aux défis géopolitiques présents et à formuler et mettre en œuvre une politique industrielle.
En effet la guerre froide technologique sino-américaine va sans doute conduire à une verticalisation des chaines de valeur ; c’est du moins le projet explicite des Chinois dans nombre de secteurs évoqués ici. Face à ce risque, l’Europe est la réponse évidente. La responsabilité de l’Allemagne, poids lourd du bloc européen, est dès lors décisive : elle peut conforter la stratégie de l’Union ou céder à la tentation de la stratégie nationale. Les signaux qui nous parviennent dans le spatial comme dans l’aéronautique militaire, dans les composants comme dans les batteries ne sont guère engageants.
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