Le RN et son double edit

26 juin 2024

Que ce soit chez des responsables politiques ou dans le public, on entend et on lit beaucoup de dénonciations du danger que fait courir le RN. L’affirmation ne me pose pas problème, mais, bizarrement, je me suis trouvé à de multiples reprises dans la position de l’avocat du diable, en venant à contester presque tous les arguments communément évoqués contre le mouvement de Marine Le Pen et de Jordan Bardella.

Parmi ce que j’ai le plus entendu, le RN serait hostile aux droits des femmes et homophobe. Nul doute que certains de ses adhérents et (sans doute plus encore) de ses sympathisants ne le soient. Mais où sont les déclarations ou propositions en ce sens du RN « mariniste » des deux dernières décennies ? Plusieurs dirigeants du RN sont ou étaient ouvertement gay, sans que cela ne semble poser problème au parti, qui a depuis longtemps renoncé à contester la liberté d’avorter. Les récents sondages pré-électoraux indiquent d’ailleurs des intentions de vote RN nettement plus élevées chez les femmes que chez les hommes (jusqu’à 10 points d'écart). En réalité, c’est dans les milieux religieux intégristes qu’on trouve les tenants les plus farouches d’une certaine « morale » traditionnelle » : pour les chrétiens, c’est à LR qu’ils ont le plus d’influence ; pour les musulmans, c’est potentiellement à LFI, pour lequel ils votent en masse (considérez les votes en Seine-Saint-Denis). Le mouvement va bien finir par devoir choisir sur ce plan entre sa récente clientèle islamique et sa base originelle de petits-bourgeois intellectuels et culturels, très attachée à la liberté des mœurs et à l’égalité de genre comme d’orientation sexuelle.

La dénonciation du « racisme » du RN est l’autre grand leitmotiv. Là encore, les « dérapages » de responsables ou candidats RN, ces dernières années, ont été trop nombreux pour constituer de simples accidents, quoique les plus manifestes aient été sanctionnés par le parti. Et nul doute que beaucoup de racistes votent RN ; ils sont sans doute confortés dans ce choix par ce que répètent inlassablement sur lui les adversaires de ce mouvement ! Mais où sont les déclarations, actes et propositions du RN en tant que tel qu’on pourrait à bon droit considérer comme racistes ? « Racisme » est devenu un mot-valise dans lequel on fait entrer des choses très différentes, en particulier la xénophobie, la mixophobie (qui en représente en quelque sorte une variante radicale, puisqu’elle cautionne l’apartheid), le nationalisme (culturel en particulier), l’ethnocentrisme (sa variante racialisée) et l’inquiétude face à l’islam. Que la xénophobie et le nationalisme soient au centre de l’identité politique du RN sont des évidences (j’y reviendrai). Cela vaut aussi pour le rejet de l’islam – mais bien moins qu’à Reconquête : il est ironique que ce soit dans le département le plus noir et le plus musulman de France (Mayotte) que le RN fasse depuis 2022 ses meilleurs scores. La méfiance vis-à-vis de l’islam (que ce soit l’islamisme, intrinsèquement tourné vers la violence, ou son aile fondamentaliste qui a le vent en poupe en France comme dans le monde) ne devrait en rien être considérée comme un marqueur d’extrême-droite, contrairement à ce que LFI tente de faire croire. La réalité est que les personnes d’origine musulmane soucieuses de liberté personnelle, d’ouverture et d’intégration constituent les premières victimes du fondamentalisme (voir, par exemple, le récent film Amal, un esprit libre, qui se déroule dans le Bruxelles francophone). Il serait paradoxal que le RN paraisse s’en soucier davantage que ses adversaires.

Le dernier point très couramment évoqué tient à l’origine du FN, dont provient le RN, et qui en ferait un mouvement indécrottablement fasciste. Le premier, au début des années soixante-dix, a incontestablement été créé par des personnages plus que douteux – dont deux ex-Waffen-SS ainsi qu’on le ressasse, quoique leur place n’ait pas été centrale, pour d’autres des pétainistes non repentants, pour d’autres encore des anciens de l’OAS. Jean-Marie Le Pen en était l’un des plus présentables, car il avait été précédemment surtout actif dans le mouvement Poujade (1956), sorte de préfiguration des Gilets Jaunes. Le racisme, antisémite en particulier, le colonialisme revanchard et la propension à la violence anti-républicaine y régnaient. Mais cela, c’était il y a un demi-siècle ! Le RN a fourni de multiples signes de sa rupture avec cette première période, que ce soit dans les discours, les pratiques ou les propositions. L’exclusion du père fondateur en est emblématique. Au nom de quoi considérer que l’ADN d’un mouvement se reproduirait perpétuellement à l’identique ? Accuse-t-on le PCF de Fabien Roussel d’avoir encensé Staline et défendu le pacte germano-soviétique ? Les socialistes d’Olivier Faure sont-ils ceux de Léon Blum, et les post-gaullistes de LR des intégristes du Général ?

Les opposants au RN les plus ouverts à la discussion, arrivés à ce stade, rétorquent généralement que le RN joue la modération pour obtenir sa dédiabolisation, mais qu’arrivé au pouvoir, il jetterait le masque, et renouerait avec sa redoutable identité originelle. Mais y aurait-il intérêt ? On sait à quel point le manquement aux promesses et les contradictions dans le discours font rapidement plonger la popularité d’un homme ou d’un parti. La masse immense des actuels électeurs du RN — la plupart de fraîche date — n’attend ni l’emprisonnement des opposants, ni la chasse aux LGBT, ni le dynamitage des mosquées, ni l’expulsion systématique des immigrés. Ce qui se trouve dans la tête de Marine Le Pen ou de Jordan Bardella peut intéresser un psychanalyste ou un historien, mais cela n’a politiquement guère de poids. L’identité d’un homme politique, c’est ce qu’il dit et ce qu’il fait, non son moi profond. Cela se lit dans les deux sens. Ainsi, qui en France furent les responsables des plus grandes horreurs de l’Occupation ? Pierre Laval et René Bousquet – aucun des deux n’était cependant ni d’extrême-droite, ni antisémite… À l’inverse, au même moment, au Japon, les théoriciens d’un antisémitisme de type nazi (y compris le traducteur de Mein Kampf), très populaire pendant la guerre, devinrent concrètement les meilleurs protecteurs de la vingtaine de milliers de juifs réfugiés dans l’empire de guerre nippon :  puisque les juifs étaient puissants au point de contrôler une grande partie du monde, il serait judicieux de les avoir de son côté… Le moteur des choix effectués, dans les deux cas, fut une certaine interprétation des rapports de force internationaux, et fort peu une idéologie préétablie. Celle de De Gaulle, en 1940, n’était point si différente de celle de beaucoup de futurs vichyssois, mais sa vision du monde fut bien plus lucide. Une fois de forts engagements pris, et réitérés au vu et au su de tous, le reniement — s’il est seulement possible — présente un coût élevé.

On en arrive à ce constat stupéfiant : les assertions les plus fréquentes des opposants au RN sont toutes infondées, ou mal fondées. Outre que cela affaiblit le débat politique de le placer sur des bases aussi fausses, cela rend inopérante la contestation du RN. En effet, une forte majorité des électeurs du RN ne se considère ni comme fasciste, ni comme homophobe, ni comme partisane du patriarcat, ni comme raciste, ni comme antisémite. Ce qu’on dénonce n’est donc pas en mesure d’ébranler ces électeurs dans leurs convictions ; bien plus, cela les renforce dans celle d’un RN victime d’accusations injustes. Ils peuvent même s’en sentir personnellement insultés, comme le montrent nombre d’entretiens. Bref, la plupart des contempteurs du RN se font plaisir à eux-mêmes et à leur clan politique, mais ils se montrent incapables d’enrayer sa progression dans les urnes. Ce qui, pourtant, constitue leur but affiché.

Il y a pourtant six arguments peu discutables, et rédhibitoires, qui font redouter et poussent à combattre une venue au pouvoir du RN. Le premier est son positionnement international. Ce n’est pas en 1972, mais encore très récemment que Marine Le Pen faisait l’antichambre de Vladimir Poutine autant que de Donald Trump, qu’elle voulait sortir de l’euro, et remettre en cause l’Union européenne. Aujourd’hui, le RN refuse toute extension réelle de l’aide à l’Ukraine, demeure très flou quant au nécessaire réarmement, et sur l’OTAN. Or les périls actuels sont considérables, et les choix en la matière détermineront notre futur.

Le second argument est le discours violemment xénophobe, et la focalisation monomaniaque sur l’immigration. Comme si celle-ci était entièrement négative (combien d’entreprises, d’hôpitaux ou de départements universitaires seraient instantanément paralysés sans leurs employés et responsables étrangers ?), et comme si elle était la source de tous nos problèmes, économiques, sociaux et sociétaux. Cela ne veut pas dire que la gestion humaine et rationnelle des flux aux frontières soit simple, mais cette complexité est incontournable. Ce qui doit amener à rejeter tant la fermeture à double tour que l’ouverture toute grande des frontières, ainsi qu’à rechercher au maximum la concertation avec nos partenaires européens.

En matière écologique – c’est le troisième argument –, le programme du RN doit être considéré comme régressif. Il prône certes la constitution d’une industrie protégée du photovoltaïque européen, ainsi que de nouvelles centrales nucléaires. Mais cela prendra nécessairement beaucoup de temps, alors que dans l’immédiat, le RN entend stopper le développement de l’éolien (déjà très en retard en France), diminuer les incitations réglementaires à la rénovation énergétique des bâtiments ou à la conversion du parc automobile à l’électrique, remettre en cause la lutte contre l’artificialisation des sols – et, mesure-phare, supprimer l’incitation par le prix à une moindre consommation de combustibles. Tout cela briserait les efforts en cours, couronnés de certains succès, visant à conformer la France aux objectifs des Accords de Paris.

Le quatrième argument tient aux institutions, cible usuelle de tous les populistes. Le RN entend les rendre méconnaissables, par le recours très accru au référendum, en particulier d’initiative citoyenne (RIC) – ce qui court-circuiterait le Parlement – et par la réduction du rôle du Conseil Constitutionnel – ce qui mettrait en danger les droits fondamentaux, et faciliterait toutes sortes de dérives.

Les propositions culturelles du RN sont fort peu développées. Jordan Bardella en parle à peine, et, sur le site du RN, on en reste à l’une des seize rubriques du programme de Marine Le Pen pour 2022, significativement intitulée « Le patrimoine ». Celui-ci – qui s’en plaindrait ? – ferait l’objet d’un triplement budgétaire, et de généreux dégrèvements fiscaux en faveur des propriétaires privés. Le tout placé sous l’égide du « redressement moral du pays », ce qui laisse présager une sélection idéologique des dossiers. Par contre, tout le reste – spectacle vivant, cinéma, livre… – est laissé dans l’ombre, ce qui est au minimum le signe d’un désintérêt. Les indications fournies par l’action culturelle des municipalités RN demeurent ambigües : pas de rupture massive des aides précédemment fournies, mais des suppressions ponctuelles de crédits, guidées par une méfiance à l’égard de l’innovation et des positions les plus éloignées des inclinations classiques et patrimoniales du RN. La proposition (là encore floue) d’une privatisation totale ou partielle du secteur public de l’audiovisuel ne laisse pas d’inquiéter quant à la préservation du nécessaire pluralisme.

Le dernier argument, c’est le programme économique et social du RN. Les dépenses nouvelles (suppression de l’impôt sur le revenu des moins de trente ans, retraite revenant à terme à 60 ans, augmentation de 10% des salaires du privé avec prise en charge des cotisations patronales, réduction massive de la TVA sur les produits énergétiques…) représentent des sommes considérables, et absolument pas compensées par des recettes nouvelles, alors même que le déficit budgétaire est déjà bien mal maîtrisé. Ainsi, les quelque 12 à 17 milliards d’euros perdus annuellement sur l’énergie seraient « compensés » par la fin de la niche fiscale des armateurs de navires : rapport probable (fondé sur l’expérience passée, en année moyenne), 80 millions ! Quant à la chasse aux superprofits – slogan fort porteur, et pas qu’au RN –, ses modalités n’ont jamais été clairement précisées, et, ceux-ci fluctuant énormément en fonction de la conjoncture, aucune dépense récurrente ne peut être sérieusement fondée sur pareille mesure.

Alors, pourquoi ces arguments, que je ne suis certes pas le premier à évoquer, percolent-ils si médiocrement dans le public, de gauche en particulier ? On l’aura deviné à la lecture, c’est que quatre de ces six points (l’international, l’économie, les institutions, et de manière partielle l’écologie) sont plus ou moins communs avec la gauche radicale, qui a pour l’essentiel fait passer ses vues dans le programme du Nouveau Front Populaire. Ce n’est que sur l’immigration que les divergences éclatent vraiment. Il est donc plus simple d’inventer un « RNbis », mythifié, ectoplasme aisé à pourfendre. On se fait plaisir, mais c’est tragiquement inefficace.