L’Espagne et l’Europe edit

Dans son article « L’Italie et l’Europe » publié par Telos le 7 février 2025, Riccardo Perissich observait que « chaque pays membre s’est donné son propre récit. Plutôt qu’une vision de l’Europe, ils ont développé une vision d’eux-mêmes en Europe ». En Espagne, qui à la différence de l’Italie n’est pas un membre fondateur, cette vision est toujours en train de se former.
C’est en 1986 que l’Espagne a rejoint l’Union européenne (UE), et cette date marque un point d’inflexion de son histoire récente : elle faisait à nouveau partie de la famille, alors qu’elle en était jusque-là en marge. Au XVIe siècle, l’Espagne de Philippe II était bien au centre du jeu européen, donc mondial. Mais après la défaite décisive de Rocroi (1643) commença une longue période de déclin relatif et d’isolement croissant. Le point le plus bas en fut sans doute l’année 1898, annus horribilis, qui la vit humiliée militairement par les États-Unis impérialistes de McKinley, et perdre presque tout ce qui lui restait de colonies : Cuba, Porto Rico, Philippines, Guam...
Des intellectuels comme Ramón del Valle-Inclán (1866-1936), Antonio Machado (1875-1939), Miguel de Unamuno (1864-1936), la « génération 98 », puis ceux de la « génération 14 » comme José Ortega y Gasset (1883-1955) s’interrogèrent, en n’évitant pas toujours le piège de l’essentialisme, sur ce que signifiait encore être espagnol en ce début de XXe siècle, et d’où pourrait venir l’indispensable régénération. Dans le même temps, les nationalismes périphériques (basque, catalan) commençaient à s’affirmer avec plus de force. Machado[1], ainsi qu’Unamuno[2], ou encore l’historien Ramón Menendez Pidal dans sa monumentale histoire de l’Espagne commencée en 1935[3] développèrent le thème des « deux Espagne », l’une cléricale, absolutiste et réactionnaire, l’autre séculière, constitutionnelle et progressiste[4]. Elles auraient jalonné toute l’histoire du pays, et sont celles-là même qui, une trentaine d’années plus tard, allaient s’affronter si implacablement au cours de la guerre civile. Après tout, l’existence dans chaque société de tendances conservatrices ou progressistes n’a rien d’inhabituel. Ce qui semble caractériser l’Espagne est que leur affrontement est sans merci. Menendez Pidal vit aussi une oscillation régulière entre la priorité donnée aux enjeux locaux et celle à tendance unificatrice du pouvoir central.
Ces intellectuels regardèrent tout naturellement vers l’Europe pour chercher les voies du relèvement spirituel et social d’un pays à l’histoire et la culture riches, mais profondément déprimé. Il ne s’agissait pas tant de copier le modèle de pays alors plus avancés, même si un rattrapage était sûrement désirable, que de retrouver au sein du peuple et de la culture espagnols les ressorts qui permettraient à ce pays de redevenir créatif comme les autres et ainsi d’apporter sa contribution originale à ce projet en perpétuel devenir qu’est l’Europe. Pour Ortega y Gasset, auteur en 1910 de la fameuse formule « l’Espagne est le problème, l’Europe la solution », l’Europe n’est en aucun cas un corps étranger, elle est avant tout un point de vue sur le progrès fait de science, de liberté critique et d’esprit de coopération. Si les circonstances font que son rameau espagnol s’est isolé et ne contribue plus que faiblement à l’ensemble, alors il manque aux autres et empêche l’Europe d’être pleinement elle-même. Le questionnement de ces intellectuels a nourri pendant des décennies de nombreux débats en Espagne. C’est en cela qu’ils constituent des jalons emblématiques de l’histoire de leur pays.
Pourtant, durant les trois premiers quarts du XXe siècle, le relèvement se fit toujours attendre. Ce furent au contraire de nombreux soubresauts, les deux Espagne face à face, qui culminèrent de 1936 à 1939 lors d’une guerre civile traumatisante, suivie par la longue nuit de la dictature franquiste. Celle-ci, méfiante, tint après sa victoire l’Europe à distance. Aussi bien celle qui l’avait aidée militairement (Allemagne nazie et Italie fasciste) parce que Franco pensait non sans raison que son pays, exsangue, ne résisterait pas à une prolongation de la guerre sur son sol. Mais, après la victoire sur l’Axe, c’est aussi l’Europe des libertés retrouvées que Franco tint à l’écart. Non seulement pour maintenir ses crimes et forfaits loin des regards, mais aussi par la conviction d’une supériorité morale sur des sociétés jugées hédonistes et décadentes. Les contacts furent maintenus à l’étiage, et la liberté ne se trouvait plus qu’à Barcelone (sous le manteau), ou encore à Perpignan pour ceux qui pouvaient sortir. Dans ce panorama étouffant d’un « ordre moral », la haute hiérarchie catholique, soutien notoire de la dictature, a imposé ses conceptions rétrogrades, si bien que l’on a pu caractériser le franquisme comme un « national-catholicisme », dont demeurent encore quelques traits aujourd’hui.
Contrairement au Portugal où la dictature fut mise à bas par une révolution, il n’y eut pas cette rupture nette en Espagne, même si des forces syndicales, politiques et intellectuelles avaient commencé à préparer l’après-Franco. Le dictateur mourut dans son lit (1975), et si la plupart de ses partisans se coulèrent opportunément dans le moule démocratique qu’on leur proposait, cela n’a pas fait d’eux subitement des démocrates. Mais il y avait au moins le désir quasi général de ne plus perpétuer les affrontements du passé, et de trouver un cadre permettant une sincère réconciliation et le vivre-ensemble de toutes les composantes de la société. La dénommée « transition », fruit d’un compromis entre les principales forces politiques, permit l’adoption le 6 décembre 1978 d’une constitution démocratique (approuvée par référendum à près de 92%) qui rétablissait les libertés et faisait de l’Espagne l’État des autonomies, une variante située entre régionalisation et fédéralisme.
Parce que la fin de la dictature était une condition indispensable de l’adhésion à l’UE, celle-ci servit de catalyseur au processus démocratique. Le désir d’Europe, largement partagé, avait rendu cette heureuse évolution possible. Il ne reposait toutefois pas sur les mêmes bases pour tout le monde.
Pour les uns, le retour à la démocratie était ce qui primait, ainsi que la fin des souffrances et des injustices. Pour d’autres au contraire, la transition était avant tout la condition d’un essor économique retrouvé, mais les aspects démocratiques leur importaient moins. Cette ambiguïté était sans doute indispensable pour sceller une unité aussi impressionnante. Mais son ombre semble toujours planer sur le débat public d’aujourd’hui en Espagne, non exempt de malentendus et de crispations.
Soulignons aussi que, dans son rêve unitariste, le franquisme avait nié et voulu mutiler la diversité territoriale de l’Espagne. Le retour dans la « maison Europe » devait au contraire permettre à celle-ci de s’exprimer. Il faut enfin insister sur le fait que l’Espagne adhéra avec l’ambition de jouer pleinement son rôle au sein de cette « communauté de destin » qu’elle souhaitait contribuer à renforcer. Le désastre des deux guerres mondiales, auxquelles l’Espagne n’avait pourtant pas participé, avait achevé de convaincre Ortega y Gasset que la seule réponse à la hauteur de ce défi historique résidait dans une unification européenne respectueuse de sa diversité et appuyée sur son esprit et sa culture. L’Espagne avait quant à elle une partition indispensable à y jouer. Cette vision, ses écrits, ses interventions en font un des grands penseurs de la construction européenne[5]. Et c’est donc à la fois chargée de son histoire difficile, mais aussi riche de ses ambitions prometteuses que l’Espagne est entrée dans l’UE.
On se rappelle les décennies 1980 et 1990 en Espagne comme d’années exubérantes, marquées par la création artistique et le progrès économique : la « movida ». L’Europe offrait de nouveaux marchés, entre autres pour ses produits agricoles, et un abondant réservoir de touristes désireux de profiter du modèle « sol y playa ». Avec le marché intérieur et les fonds structurels, dont l’Espagne se trouvait être le premier bénéficiaire, elle favorisait le rattrapage économique et le développement régional. Cet état de grâce se brisa toutefois avec l’éclatement de la bulle immobilière déclenché par la crise américaine des subprime (2008). Il toucha l’Espagne sévèrement. Sur instruction du gouvernement, les banques avaient consenti nombre de prêts immobiliers sans égard pour la solvabilité des emprunteurs. La construction s’était emballée au-delà du raisonnable, accompagnée d’une spéculation et d’une corruption à grande échelle. L’effondrement menaçait le système bancaire espagnol, où il fallut injecter près de 100 milliards d’euros, dont plus de 40 milliards de prêts européens. Dans un premier temps, le PIB baissa de 5 points, les salaires furent réduits de 25% dans la fonction publique, le chômage explosa à 26% (50% pour le chômage des jeunes) et la dette publique, jusque-là contenue, passa en peu de temps de 60% à plus de 100% du PIB. Ceux qui ne pouvaient plus rembourser leurs hypothèques furent souvent expulsés de leur logement. On peut parler des années 2010 comme d’une décennie perdue. Même si le prêt européen de 2012, intégralement remboursé depuis, a bien aidé le pays à éviter la faillite, le sujet est resté autant que possible en dehors des écrans-radar. Un rapport de la Cour des Comptes de 2015 a quand même indiqué que la facture pour l’État espagnol s’est élevée au minimum à 60 milliards d’euros, peut-être plus. A comparer à un PIB de l’ordre de 1000 milliards.
La crise catalane, également caractéristique des années 2010 avec un paroxysme en 2017, est elle aussi pour une part le résultat de la crise financière des années 2008-2012. Le président de la Généralité de l’époque, Artur Mas, ne parvenant pas à boucler son budget, appela l’État au secours et exigea la réforme du financement de sa région. Cela lui fut refusé par le Premier ministre Rajoy au motif que tout le monde était logé à la même enseigne. Les nationalistes catalans en conclurent qu’il n’y avait plus rien à attendre de l’État espagnol, et qu’il fallait avancer dans la voie de l’indépendance. Se comparant volontiers au Danemark, ils se persuadèrent que l’UE, dont ils ne souhaitaient pas sortir, n’aurait pas d’autre choix que de les y accueillir à nouveau une fois l’indépendance acquise, car ils en étaient une des régions motrices (avec Rhône-Alpes, la Lombardie et le Bade-Wurtemberg).
Cette démarche fut accueillie froidement à Bruxelles et dans les capitales européennes. L’UE voulait à tout prix éviter de se laisser entraîner dans une affaire intérieure espagnole, quelle qu’en soit l’issue, et refusa de garantir la réintégration d’une Catalogne indépendante. Merkel et Macron signalèrent à Puigdemont que ses violations de l’État de droit n’étaient pas appropriées. Les indépendantistes, non sans ingénuité, s’étonnèrent presque que l’Europe ne se laissât pas manipuler par eux. Sans en être la cause unique ni même principale, il est certain que la négative européenne a joué un rôle dans le reflux de l’indépendantisme catalan, parce qu’elle en réduisait significativement les perspectives. Par la suite, le Parlement Européen eut à enquêter sur les connexions politiques et financières que Puigdemont et son parti avaient entretenues avec les services secrets de Poutine. Car, pour l’autocrate russe, tout ce qui peut affaiblir une UE détestée est du pain bénit.
Si donc, assez fermement, l’Europe fit la oreille sourde aux indépendantistes, elle n’appuya pas pour autant sans réserve les juges espagnols dans leur poursuite des indépendantistes en fuite, au premier rang desquels Puigdemont. À plusieurs reprises, la Belgique, où il avait fui, rejeta les demandes d’extradition au motif que les chefs d’inculpation retenus (rébellion, sédition et malversation) n’existaient pas à l’identique dans le droit belge. Et aussi que l’exercice personnel de la violence n’était pas établi. L’Espagne aurait pu, sans garantie de succès, requalifier la demande d’extradition en partant de la seule malversation, mais pour aboutir à une condamnation bien inférieure à ce qui était recherché. Elle manifesta son incompréhension et se sentit trahie par la Belgique. En outre, en mars-avril 2018, un épisode similaire eut lieu dans le Schleswig-Holstein, en Allemagne. Puigdemont fut mis en garde à vue, puis relâché, au grand dam des Espagnols. Ils pensaient que si un délinquant était recherché par l’un des pays de l’espace judiciaire européen, son extradition devait se faire de façon quasi automatique sur base du droit du pays d’origine. Quelque chose alors s’est rompu dans la confiance légitime qui fondait cet espace judiciaire. C’était comme si l’UE contestait le caractère démocratique de l’ordonnancement judiciaire espagnol[6].
C’est aussi au cours de cette décennie qu’est apparu le parti d’extrême droite Vox, à partir d’anciens membres du PP (Partido Popular). Dès 2018, il est devenu la troisème force du Parlement, place à laquelle il se maintient depuis. Eurosceptique, opposé au fédéralisme européen, il prône la suprématie du droit national sur le droit communautaire. Il tient également un discours anti-immigré et s’oppose aux évolutions sociétales comme le mariage pour tous. Idéologiquement, il est l’héritier direct des conceptions dominantes à l’époque franquiste, qu’il se refuse à renier. Ironiquement, ce parti anti-européen cherche des alliances avec tout ce que l’Europe compte de partis ultras (RN, AfD, Fidezs, etc..), mais il reste prudent dans sa rhétorique, sachant que l’Espagne fait partie des pays les plus pro-européens.
Ce tableau par petites touches veut souligner que, dans un cadre généralement positif (l’image de l’Europe est bonne en Espagne), peuvent subsister des incompréhensions. L’Espagne est parfaitement intégrée dans tous les mécanismes communautaires et les anime de façon professionnelle, par exemple lors de sa présidence tournante du Conseil. Elle se voit comme un pont avec l’Amérique Latine, à laquelle l’unissent tant d’affinités. On l’a vu à propos de l’accord commercial avec le Mercosur. Pour autant, elle reste réservée sur le fait de rejoindre le dénommé « couple franco-allemand » ou le triangle de Weimar (avec la Pologne). Peut-être est-ce, d’une part, par l’observation que ces formules ne sont pas sans ratés, mais aussi, d’autre part, pour ne pas accroître le malaise des « petits pays » face à la crainte d’un « directoire des grands ». Quoi qu’il en soit, l’heure de l’Europe sonne tragiquement, et c’est maintenant. Le projet que s’est donné l’UE de s’affirmer comme un acteur global suppose d’une part la participation de tous, et d’autre part l’adoption d’une boussole stratégique, qui implique le renforcement rapide de nos capacités de défense. Nul doute que cette nécessité est perçue dans le pays, et la question n’est donc pas s’il faut le faire, mais comment et à quel rythme. Pour l’heure, les dépenses militaires de l’Espagne sont avec 1,3 % du PIB en queue de peloton de l’OTAN. On contemplait encore récemment l’objectif des 2% en 2029, tout en sachant que ce sera à la fois difficile et insuffisant. Après l’humiliation infligée à Zelensky à Washington, le Premier ministre Pedro Sánchez a déclaré que les 2% devraient être atteints avant 2029, et qu’il faudrait aller plus loin. On voit ainsi que ces réflexions sont en cours.
Pour conclure ce rapide survol de la relation Espagne/Europe, on peut dire après bientôt quarante ans que l’adhésion de l’Espagne à l’UE a tenu ses promesses : un ancrage solide et définitif dans la démocratie, une amélioration spectaculaire du niveau de vie, et un accroissement fécond des interactions internationales du pays. Par la maturité acquise entre-temps, mais aussi par la pression des circonstances, se pose aujourd’hui à l’Espagne la question de rehausser le niveau de ses responsabilités en Europe et pour l’Europe. Non pas seule, mais en syntonie avec ses partenaires, et selon son mode propre. On retrouve la vision d’Ortega y Gasset. Si pour la France ou l’Allemagne peut se poser la question d’une forme de leadership – ou au moins d’une capacité spéciale d’entraînement – pour l’Espagne c’est plutôt l’idée du bon élève européen, qui peut ainsi contribuer à ce que tous soient à bord. Dans tous les cas, il y a un potentiel et il y a une volonté politique appuyée par un soutien populaire. Restent à trouver les voies et les moyens de rendre cette aspiration concrète.
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[1] Antonio Machado, Proverbios y Cantares, 1912, voir notamment le chant 53, qui conclut le volume et dans lequel apparaît la formule des « deux Espagne » : « Ya hay un español que quiere / vivir y a vivir empieza, / entre una España que muere / y otra España que bosteza. / Españolito que vienes / al mundo, te guarde Dios. / Una de las dos Españas / ha de helarte el corazón. »
[2] Miguel de Unanumo, « Guerra civil », Alma española, 1904.
[3] Voir aussi, après-guerre, Ramón Menendez Pidal, Los Españoles en la historia, 1947.
[4] Pour une histoire de ce thème, pointant son ancienneté mais aussi l’importance dans sa formulation de la génération de 1898, voir A. Garrigues y Díaz-Cañabate, « Las dos Españas », 1995. Plus récemment, dans Historia de la nación española. Una huella milenaria, La Esfera de los Libros, 2025), l’historien Rafael Sanchez Saus (Université de Séville) a rappelé le caractère fondateur pour ce thème de la Constitution de 1812 : « Las dos Españas nacieron con la Constitución de 1812 », Diario de Sevilla, 2 février 2025.
[5] Voir notamment José Ortega y Gasset, Une méditation sur l’Europe (1949), Bartillat, 2023. Et, pour l’avant-guerre, La Révolte des masses (La Rebellión de las masas, 1930, trad. fr. 1937), édition française Les Belles Lettres, 2010.
[6] Pour approfondir : Stefan Braum, « L’affaire Carles Puigdemont : le droit pénal européen en crise de confiance », site du Réseau universitaire européen dédié à l’étude du droit de l’Espace de liberté, sécurité et justice (ELSJ), 15 juin 2018.