Éloge du bidonville edit
Que sait-on au juste des bidonvilles ? En Europe, ce que l’on sait surtout c’est que l’on n’a pas envie de savoir. L’imaginaire qui leur est associé déclenche la solidarité ou la fureur de ceux qui vivent à proximité, et l’oubli des urbains qui n’y sont pas confrontés. Les bidonvilles constituent une sorte d’angle mort de nos connaissances, se contentant de nourrir une angoisse diffuse sur les migrations dues aux chaos du monde, sur l’errance et la précarité absolue, sur les destins improbables qu’ils sous-entendent.
Julien Damon, sociologue de la pauvreté et des politiques sociales et fin connaisseur des marginalités, y compris celles des punks à chien (Faut-il célébrer les punks ? Telos, 25 octobre 2015), se penche sur le phénomène des bidonvilles dans son dernier livre, Un monde de bidonvilles, Migrations et urbanisme informel paru dans la collection La République des Idées. Chemin faisant, il nous tire de la torpeur, et à l’aide de données et de plongées vertigineuses dans les travaux de sociologues et d’urbanistes, il brosse un tableau inattendu de ces marges urbaines. Le bidonville pourrait-il être le laboratoire des villes du futur ?
Des figures protéiformes de la modernité
La sémantique bidonville abrite une diversité de réalités sociales et géographiques, toutes issues d’un mouvement irrépressible, celui de l’urbanisation. Cette dernière ne se résume pas à l’augmentation du nombre de personnes vivant dans les villes, du fait de déplacements de populations (exode rural, crises diverses) ou de la démographie des pays du Sud, elle se combine aussi avec l’aspiration à un modèle culturel – celui de l’individualisme, des modes de vie et des consommations promus par les médias et les industries de l’image, un horizon d’espérance qui peut se révéler un mirage.
Ces rêves, comme le rappelle Julien Damon, ont été bien décrits par l’anthropologue de l’exil, Arjun Appadurai, dans Après le colonialisme, les conséquences culturelles de la mondialisation. Promesse d’une condition meilleure, la ville engendre deux situations antagonistes : la gentrification, fruit de l’accumulation de la richesse et des pouvoirs dans certains quartiers, d’une part, et la bidonvillisation marquée par la concentration de pauvreté, de zones d’insalubrité et de dégradations, de l’autre. Ville des bobos et ville des ghettos sont les figures extrêmes d’un même système.
Les deux marchent de pair : la bidonvillisation accompagne une urbanisation qui ne cesse de croître, même si on intègre globalement mieux qu’auparavant dans les mégalopoles du Sud. Ainsi dans les pays en développement, la proportion de personnes vivant dans les quartiers insalubres a diminué grâce à l’élévation des revenus et aux politiques publiques. Julien Damon cite ce chiffre : en 1990, les 689 millions résidents des bidonvilles représentaient, selon la Banque mondiale, 46% des urbains ; or en 2014, 881 millions des habitants de ces pays vivaient dans des bidonvilles, mais ne représentaient plus que 30% de la population urbaine – avec une baisse particulièrement marquée en Afrique du Nord et en Asie du sud.
À l’inverse de l’occidentalisation d’une partie des grandes villes des pays en développement, on note l’apparition nouvelle de bidonvilles dans les pays développés, en particulier en Europe. Toutefois, l’imprécision statistique entoure ce mouvement que l’on peut qualifier de tiers-mondialisation d’une partie du monde développé.
En France, où le phénomène semblait avoir été éradiqué depuis la fin des années 1970, le retour des bidonvilles suscite stupéfaction et exaspération. Les chiffres sur la dimension du phénomène sont sujets à caution : les services préfectoraux déclarent entre 400 et 600 bidonvilles pour environ 20 000 habitants ; des données qui auraient peu évolué sur une décennie. Mais ces chiffres ne rendent pas compte de toutes les poches urbaines délabrées ou des campements plus ou moins éphémères où s’entassent notamment des migrants ; de ceux dont la taille est mouvante, comme dans le Nord de la France ou dans la grande couronne parisienne. De surcroit ils ne comptabilisent pas les DOM. La vérité est crue : « la France ne sait pas du tout combien, elle contient de bidonvilles » et ici comme dans toute l’Europe, le terme de bidonville ne répond ni à une seule définition, ni aux mêmes politiques publiques ; aussi les administrations font-elles assaut d’imagination pour tenter de le cerner (habitat informel, logements insalubres, indécents, indignes, permanents, transitoires etc.).
Un terreau de l’inventivité
Quand on n’a rien, on est tenu de tout réinventer pour (sur)vivre. L’ouvrage explore les énergies qui se déploient pour vaincre le dénuement et l’incertitude du quotidien. Les bidonvilles sont à la fois le terreau de la bricole, de la récupération/transformation, du do-it-yourself (DIY) et celui de l’économie collaborative informelle. Pour certains intellectuels, les bidonvilles seraient mêmes les ancêtres ou les modèles inspirants des smart cities. Parmi ces optimistes, on trouve d’ailleurs une vieille connaissance des spécialistes de la Silicon Valley : Stewart Brand. On apprend ainsi que le héros du livre de Fred Turner sur Aux sources de l’utopie numérique, toujours galvanisé par sa vision heureuse de l’avenir grâce aux disruptions technoculturelles et artistiques, a commis en 2010 un article sur les bidonvilles : How can slums save the Planet ? S’appuyant sur les écrits d’un urbaniste spécialiste des quartiers de house-boats, Peter Calthorpe, il affirme que l’urbanisme futur s’inspirera de ces zones chaotiques à forte densité urbaine.
Espaces à usages mixtes (privés et professionnels) et accessibilité piétonnière ; développement de moyens de transport agiles et bon marché (du rickshaw au taxi collectif) ; industrie de la récupération et du recyclage et agriculture urbaine ; dynamisme entrepreneurial allant du commerce minuscule (le barbier à un fauteuil) aux activités de troc et d’ateliers ; capacités d’auto-organisation et de participation ; espaces de connexions numériques, l’alchimiste Stewart Brand transforme, sous sa plume, ces zones de misère en maquette pour la cité écologique de l’avenir. D’autres chercheurs vont dans ce sens : l’économiste Edward Glaser souligne qu’une ville qui n’attire pas les pauvres est une ville dont l’avenir est préoccupant, quand la spécialiste des favelas, Janice Perlman, soutient que « les villes sans bidonvilles sont des villes sans âme ».
Julien Damon conforte ce regard sur les paradoxes de la pauvreté urbaine. Il pointe la prise de conscience toute nouvelle, notamment dans les institutions internationales, en faveur de l’urbanisation (avec son lot de bidonvilles) comme tremplin pour améliorer le sort des personnes défavorisées, puisqu’elle offre des services, des réseaux et des opportunités qu’on ne trouve pas ailleurs : « il est désormais acquis que pour briser le cycle de la pauvreté, il faut soutenir et accompagner des politiques favorables à la croissance urbaine ». Puis il complète avec une question de sociologue : les bidonvilles sont-ils des « nasses » dont on ne peut s’extraire, autrement dit des pièges à pauvreté, ou des « sas » permettant une mobilité ascendante ? À la lumière des quelques enquêtes citées, conclure dans un sens ou l’autre paraît pour le moment hasardeux.
Pourtant comme les bidonvilles sont des « places de marché » pour la location de logements, pour l’emploi et la consommation, et des opportunités de marché pour les entreprises, le revenu moyen de leurs habitants est plus élevé qu’on ne l’imagine. Certes, dans les campements européens éphémères, les habitants, souvent d’origine immigrée, sont pauvres – car en situation illégale, donc ne pouvant pas travailler. La situation est tout autre dans les mégalopoles des pays en développement, où la population des bidonvilles, en partie, subsiste grâce à des activités rémunérées. Ainsi leurs habitants ont plutôt des revenus correspondant au milieu de la pyramide des revenus mondiaux (moins de 10 dollar par habitant et par jour) qu’au bas de la pyramide (moins de 2 dollars par jour). Le dénuement extrême, l’enfer des damnés de la terre, résident ailleurs : dans des campagnes démunies de tout équipement et de toute opportunité de travail. Par sa démonstration, Julien Damon ne fait aucun cadeau aux esprits bucoliques.
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