Faut-il s’inquiéter du spleen post-covid? edit
Aspirer à vivre loin de tout et des désordres du monde, fuir la réalité, se protéger et cultiver sa vulnérabilité : tel est le constat établi à l’encontre des sociétés modernes par l’essayiste Vincent Cocquebert dans La Civilisation du cocon[1]. Un livre perturbant car, à l’appui de cette thèse, statistiques et observations s’accumulent et rendent comptent d’une sorte de séisme mental que la crise de la Covid a accéléré. Or les signes de ce reflux sur soi sont éclatants dans l’enquête Et Maintenant 2, établie sous l’égide d’un partenariat Arte/France-Culture, que j’ai coordonnée de février à octobre 2022 – celle-ci succède à l’enquête Et Maintenant 1 qui a fait l’objet de plusieurs articles dans Telos. En voici quelques exemples choisis en France et en Allemagne.
Cette enquête par réseaux sociaux a permis de collecter des informations sur les comportements et les opinions de plus de 80 000 internautes de tous âges, dont 12 000 répondants en Allemagne qui ont fait l’objet d’un traitement spécifique. Malgré des nuances d’une sous-catégorie à l’autre, et d’un âge à l’autre, les répondants français se spécifient par une homogénéité politico-culturelle et des engagements communs. Cette population diplômée (chez les 25-39 ans ayant répondu, 92% ont un diplôme supérieur et 63% un diplôme de niveau master ou doctorat[2]) se révèle majoritairement en phase avec l’offre politique de la gauche qu’elle soit radicale, modérée ou écologiste (68% des femmes et 56% des hommes votent toujours ainsi) : son ancrage est celui de la « gauche culturelle ». De l’enseignant au cadre supérieur, elle forme une minorité conséquente et influente par les places qu’elle occupe dans la société, en particulier dans les médias et les lieux de décision. Simultanément le très grand nombre de réponses permet de toucher des personnes moins diplômées appartenant à des catégories moyennes ou populaires – ce qui rend possibles des comparaisons. Les répondants allemands sont un peu moins diplômés – le système scolaire outre-rhin diffère sensiblement de celui de la France – mais tout aussi orientés vers la gauche qu’en France (63% dont 37% pour les Verts).
Angoisses et sentiments de vulnérabilité
Cette France cultivée exprime une forte propension à l’angoisse et au repli sur soi, alors qu’on pouvait l’imaginer comme une sorte d’avant-garde ouverte sur le monde et adepte de socialisation exubérante. Un exemple éclatant : seulement un répondant français sur 5 trouve que la mondialisation a été globalement positive, 60% lui assignent une note négative et environ 20% « ne savent pas », les bac + 5 s’alignant à peu près sur ces résultats globaux. Les allemands se révèlent clairement plus partagés : 39% pensent que la globalisation a été positive, 34% négative et 27% n’arrivent pas à se prononcer. Résultat intéressant aussi : face aux chaos du monde, une majorité d’internautes français déclarent se sentir plus seuls (70% en moyenne) qu’avant et ressentir un profond sentiment de vulnérabilité ; si les femmes et les jeunes générations sont plus susceptibles d’y succomber, il ne s’agit que d’une question de degré car personne n’échappe à cette détresse. 71% des femmes et 52% des hommes se perçoivent comme fragiles[3]. Déboussolée elle aussi, la société allemande est au diapason, un degré en plus : 73% des femmes et 64% des hommes qui ont répondu à l’enquête s’affirment vulnérables.
Dans un tel contexte, le premier réflexe des Français est de « psychoter », d’être étreint par une peur irrationnelle et « de se prendre la tête », et ce pour 38% des Françaises et 29% des Français, bien avant l’idée d’économiser, de picoler ou de bosser (ou de prier, 6%). Confrontés au sentiment de n’avoir aucune prise sur les événements, ces internautes développent des défenses : le fatalisme en tout premier lieu (autour de la moitié des répondants), un sursaut de combativité (moins de 20% et un peu plus, 23%, chez seniors) un zeste d’humour (entre 10% et 16%). Beaucoup se sentent tout simplement dépassés – surtout les femmes et, plus généralement, les personnes précaires sur le plan économique comme les chômeurs. Le niveau d’éducation influe peu sur ce plongeon dans l’angoisse : seul l’âge (l’expérience ?) permet d’aborder cette salve de crises avec un zeste de sérénité (16% seulement de personnes se sentent dépassées chez les 55 ans et plus contre 24% en moyenne) et de combativité (23% chez les 55 ans et plus contre 16% en moyenne). En Allemagne, face aux crises diverses la première impulsion est d’économiser (37% en moyenne), avant de psychoter (21%), les réponses aux autres items (picoler, bosser ou prier) s’alignant sur celles de la France. Face à l’abime mental des Français, les Allemands répondent plutôt par un réalisme de précaution – peut être en raison de leur dépendance à l’égard des sources énergétiques russes.
Dans un tel climat, vers qui ou quoi se tourner ? Les Françaises trouvent refuge chez leur psy (35% le citent), et les hommes se tournent vers la télévision ou leur console de jeux (49% les citent). Ce remède de la parole intime pour les femmes et du jeu et des médias pour les hommes se décline quel que soit l’âge et quel que soit le niveau d’éducation, dénotant de profondes imprégnations culturelles. Le recours au sport est à peine cité (autour de 15% des répondants dans toutes les sous-catégories), et encore moins Tinder, les voyages ou les services sociaux. Ces divers recours connaissent pourtant quelques variations selon le niveau d’études, sans modifier la tendance générale : plus on est diplômé, plus on est enclin à se tourner vers le sport ou l’écoute psychologique, moins on est diplômé plus on se réfugie dans la télévision et la console de jeu (49% pour les personnes de niveau bac ou moins et 31% pour les personnes ayant un niveau de bac + 5 ou au-delà). En Allemagne, femmes (59%) et hommes (70%) se tournent en priorité vers leur télévision ou leur console de jeux et les psy sont à peine cités (11% par les femmes et 7% par les hommes) venant après le recours à une agence de voyage (12% en moyenne), ces attitudes ne variant que fort peu selon les classes d’âge. Là encore on pourrait opposer l’évasion dans les médias des internautes allemands face à la plongée dans la thérapie psy des Français (surtout les Françaises d’ailleurs).
Où se ressourcer ? L’exaltation de la nature.
S’immerger, se perdre dans la nature, voilà la solution privilégiée par tous les répondants français pour se ressourcer et se « rebooster » : les femmes en tête, et les 25-39 ans aussi. La culture occupe la seconde place, mais loin derrière (21 - 28%), puis le sport réapparaît timidement essentiellement pour les hommes, et la sociabilité amicale, essentiellement pour les 18-24 ans (21%). Le travail n’est un refuge pour personne. S’évader dans une suractivité de bureau, une propension évoquée souvent au début des années 2000 pour les cadres supérieurs, cette tendance a disparu, y compris chez les super-diplômées.
La quête de nature se confirme à travers l’aspiration à vivre dans un village ou loin de tout à la campagne : plus de 40% des répondants sont séduits par cette image pastorale. Ce lieu de vie idéal est cité d’abord par des personnes peu diplômées (62% des niveau bac ou moins du bac), mais il est encore le fait de plus d’un tiers (35%) des personnes ayant un niveau bac + 5 ou plus. Habiter une grande ville n’est préféré que par un répondant sur cinq avec une légère amplitude pour les plus diplômés (28%) : ce qui séduit d’ailleurs le plus chez ces derniers, c’est la ville moyenne. Alors que depuis des décennies l’urbanisation n’a cessé de s’étendre et les emplois qualifiés de se concentrer dans et autour des grandes villes, les répondants dans leur ensemble sont pris d’une immense bouffée rousseauiste. Cette inclination s’est accentuée après les mois de confinement et l’émergence du télétravail au cours de la crise Covid : 24% des salariés continuaient de télétravailler au moins un jour par semaine en février 2022 (données Dares). Le retour de la guerre en Europe et la crise de l’énergie galvanisent le désir de vivre loin des grands centres urbains décisionnels, et de s’installer dans une sorte de far away, peut-être en espérant se tenir hors de portée des menaces qui viennent perturber la relative paisibilité dans laquelle ont vécu les démocraties depuis près de 80 ans. On peut relier ce besoin de paix intérieure qu’offre la nature avec la propension pacifiste individualiste que nous avons observée au fil de l’enquête en France et en Allemagne.
La culture comme refuge, citée par environ un quart des enquêtés français, renvoie à des pratiques bien distinctes selon le genre. Le livre pour les femmes (34%) et la musique pour les hommes (30%), notamment les hommes jeunes, offrent aussi une oasis de paix face aux désordres du monde. L’écoute de musique est la première source de réconfort pour tous les jeunes Français (16-17 ans, 46% ; 18-24 ans, 37%), mais son attrait se partage avec le livre à partir des 25-39 ans. Ni la radio, ni la console de jeu, ni les réseaux sociaux n’apportent autant de bénéfice psychologique face aux crises actuelles que la lecture ou l’écoute de la musique.
Les autres sont-ils un recours ? Non. À plusieurs indices étayés dans l’enquête, la fraction de la jeunesse française qui a répondu à cette enquête semble entretenir avec les autres (famille, partenaires amoureux, collègues de travail, amis) des relations assez tourmentées[4], et ce tissu affectif, loin de constituer un socle de sérénité et de réassurance, s’avère anxiogène. Est-ce surprenant ? Les premières années de la vie d’adulte coïncidant avec des expérimentations de tous ordres, on pourrait concevoir que ces difficultés relèvent seulement de la tranche d’âge. Mais une comparaison avec des Allemands du même âge confirme en creux l’image d’une jeunesse française en proie à des difficultés relationnelles, comme nous allons le voir.
En Allemagne, la hiérarchie globale des secteurs pour se ressourcer est différente : si la nature arrive en premier comme en France mais avec une moindre intensité, la seconde place est occupée par « les autres » (29%), la culture venant loin derrière (16%). Ces différences sont encore plus accentuées si l’on se réfère aux préférences des 18-24 ans comme le montre le tableau suivant.
Ainsi les contacts avec les autres constituent la première source de réconfort des Allemands de 18-24 ans, alors que pour les Français du même âge, l’immersion dans la nature, avec la dose de solitude qu’elle implique, fournit le premier refuge, et l’écoute de la musique, le second. Outre-Rhin, les jeunes semblent connaître « une vie de jeunes », caractérisée par une intense sociabilité qui conforte l’individu, alors qu’en France, les points d’appui sont plus cérébraux et moins charnels. La vie intense que le philosophe Tristan Garcia assimilait à la modernité[5], cette frénésie à fonctionner au fil de ses émotions et de son flux vital, semble s’évanouir en France plus qu’en Allemagne au profit du repli sur soi et de la prudence, même chez les jeunes. En France, dans la population interrogée, l’idée d’aventure, de confrontation et de prise de risques s’est affaiblie, et la solitude recherchée.
La guerre d’Ukraine pèse-t-elle sur le moral?
Jeunes Français et jeunes Allemands (18-24 ans) estiment pour un tiers d’entre eux que l’on a basculé dans le monde d’après avec la crise écologique. Pour les premiers, l’écologie toutefois est le premier motif de ce chavirement, alors qu’elle constitue le second motif pour les Allemands, qui placent en tête la crise du Covid. À cette différence de perception entre les deux nationalités, s’en ajoute une autre : pour 26% des jeunes Français, on n’a pas changé de monde en dépit des crises survenues au cours des dernières années ; or cette opinion est deux fois moins courante chez les jeunes Allemands. La guerre d’Ukraine vient en troisième position comme élément marquant un changement d’époque chez les jeunes Allemands, mais elle n’est citée que par 12% des répondants. En France, elle n’est citée que par 2% des répondants.
Plus globalement, 1 répondant français sur 5 seulement est obsédé par la guerre d’Ukraine (16% des 18-24 ans, 28% chez les seniors), et l’immense majorité des internautes indique « c’est grave mais ça ne change pas ma vie ». Une minuscule minorité répond même « je m’en fous complètement ». La guerre d’Ukraine suscite davantage de souci dans la société allemande : elle obsède 39% des femmes, 32% des hommes, et 32% des 18-24 ans ; le « c’est grave mais ca ne change pas ma vie » recueille un peu moins d’adhésions qu’en France : 59% des femmes et 63 % des femmes. Personne ne « s’en fout » complètement.
Conclusion (provisoire)
Le rapport allemand qui rassemble les résultats de l’enquête au-delà du Rhin débute ainsi : « Les perspectives pour les jeunes semblent incertaines, l’ambiance est plutôt morose. Ce qui n’est guère étonnant vu les crises actuelles… La German Angst les font apparaitre encore plus fortes en Allemagne qu’en France ». German Angst contre détresse psychologique française ? Ces états d’esprit et la tentation du cocon qui en résulte, s’ils se confirment, devraient nous inquiéter tant ils sont inappropriés face aux menaces qui pèsent sur les démocraties.
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[1] Vincent Cocquebert, La Civilisation de cocon, Arkhê éditions, 2021
[2] Un quart de ceux qui sont encore en études suivent des filières en sciences, ingénierie ou médecine.
[3] 19% des 18-24 ans se sentent très vulnérables et 47% se sentent vulnérables ; 17% des 25-39 ans se sentent très vulnérables et 53% vulnérables.
[4] Seulement 35% des 18-24 ans disent n’avoir personne dans leur entourage qui leur pourrisse la vie. Donc 65% disent avoir quelqu’un ou quelques-uns dans leur entourage qui leur pourrissent la vie. Sont citées : personnes dans leur famille (24%), chez leurs amis (20%), dans le travail (32%), en ligne (17%) – les réponses pouvaient être multiples.
[5] Tristan Garcia, La Vie intense : une obsession moderne, Autrement, 2016.