Jean-François Revel ou le syndrome d’Orphée edit
Orphée, le héros du film éponyme de Jean Cocteau, est un poète très populaire mais détesté des gens de lettres. Lorsqu’il se rassure en signalant que « le public m’aime », on lui répond : « Il est bien le seul. » On peut en dire autant de Jean-François Revel, né il y a cent ans et mort en 2006. Son premier essai, Pourquoi des philosophes (1957), remporte un succès remarqué en démontrant l’inanité du prêt-à-penser de l’époque (heideggerisme, psychanalyse lacanienne, etc.) Ses critiques du structuralisme des années 1960 achèvent de l’éloigner de l’intelligentsia. Son audience croît ensuite de façon aussi spectaculaire que l’animosité des lettrés. Dans Ni Marx ni Jésus (1970), Revel trouve un modèle de révolution aux États-Unis, contrairement à une gauche qui glorifie les guérillas postcoloniales. La Tentation totalitaire (1976) analyse le complexe des démocrates devant leur ennemi communiste.
Ces deux livres valent à Revel à la fois écho international et opprobre. Il qualifiera le second de « best-seller exécré ». Aux yeux de l’opinion éclairée, la condamnation du communisme ne peut procéder que du préjugé obsessionnel. André Fontaine, dans Le Monde, dénonce les « fantasmes » et « phobies » de l’auteur de La Tentation totalitaire. L’éditeur de la traduction grecque y ajouta une préface écartant comme caduque la thèse de Revel sur le stalinisme. Le traducteur italien tenta d’insérer des notes destinées à « corriger les erreurs » de l’auteur.
À la source de ces contorsions : le rejet par les clercs du parallèle entre nazisme et communisme. Dans les années d’après-guerre, l’analogie sautait aux yeux d’observateurs tels que George Orwell, Hannah Arendt, Arthur Koestler ou Albert Camus. Vers 1970, elle est devenue insupportable aux progressistes. Revel tiendra jusqu’au bout à rappeler l’évidence : « Être assassiné par Pol Pot est-il moins grave que d’être assassiné par Hitler ? »[1]
Certains ont associé Revel à la Nouvelle Droite fascisante. Régis Debray, notamment, l’a rapproché du collaborateur pronazi Marcel Déat. Après l’entrée de Revel à l’Académie française en 1997, Libération le qualifie de « réactionnaire, paladin de l’anticommunisme ».
Or Revel s’est toujours réclamé des valeurs fondamentales de la gauche : liberté, dignité, solidarité. Il les invoque contre le pouvoir gaulliste et sa mainmise sur l’information. Directeur de L’Express de 1978 à 1981, il protège ses journalistes de l’ire des ministres giscardiens. « Je n’ai jamais cessé de me considérer comme étant de gauche », affirmera-t-il en 1997. « Si trouver Castro répugnant, c’est être de droite, alors je veux bien être de droite. Ces gamineries témoignent de la sclérose intellectuelle la plus totale. »
Comment les démocraties finissent est à la fois le livre de Revel le plus en phase avec son temps et celui qui lui a valu de plus de critiques. En 1983, lorsqu’il paraît, les « nouveaux philosophes » avaient repris à leur compte les thèmes revéliens et propagé en France les appels à la résistance à l’expansionnisme soviétique. Même la haute politique a fini par y être sensible. C’est Revel qui, en plein débat des Euromissiles, a soufflé à François Mitterrand la phrase : « Le pacifisme est à l’Ouest et les missiles sont à l’Est. »[2]
Entre 1981 et 1983, malgré une vague de manifestations « pacifistes », les partisans du réarmement de l’OTAN remportent les élections en Belgique, aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne et en Allemagne. Et pourtant, après la Guerre froide, le livre fut mis en avant contre Revel : l’effondrement de l’URSS aurait montré qu’il avait été mauvais prophète.
Revel a maintes fois répondu à cette charge. Il n’a jamais dit que le communisme était invulnérable. Tous ses livres affirment que le totalitarisme ne fonctionne pas. Simplement, ses vices constitutifs ne le condamnent pas à disparaître dans un proche avenir. Revel parle de « survivance du moins apte » : l’empire soviétique n’est fort que des faiblesses des Occidentaux, de leur réticence à exploiter leur supériorité.
Comment les démocraties finissent est un appel au sursaut et non une prédiction. Son esprit est celui de la mise en garde d’Abraham Lincoln : « Si la destruction est notre destin, c’est nous-mêmes qui devons en être les auteurs... En tant que nation libre, nous devons soit vivre jusqu’au bout, soit mourir par suicide. » Personne n’a accusé Lincoln de catastrophisme, sous prétexte que l’esclavagisme était voué à disparaître.
Loin d’avoir été rendues caduques par l’histoire, les analyses de Revel sont plus que jamais pertinentes. Face à l’expansionnisme des tyrannies, les Occidentaux ont eu au XXIe siècle les mêmes réflexes qu’au XXe. Leur premier souci est l’apaisement. La violation des normes internationales est acceptée dans l’espoir que ce sera la dernière. C’est ce que Revel nomme la « tactique de la capitulation prophylactique ». Cette formule résume à merveille la position des démocraties lors du dépeçage de la Géorgie par la Russie en 2008 et leur timidité devant les interventions de Moscou en Ukraine depuis 2014.
L’un des principes de la Détente fut celui de la réconciliation par les échanges. La doctrine des « armes de la paix » reposait sur l’espoir que, liée à l’Ouest par le commerce, l’URSS se montrerait moins agressive. Malgré les démentis apportés à cette idée (Pologne mise au pas, dissidents enfermés…) les démocraties poursuivirent leur coopération avec Moscou. Comme l’écrivait Revel en 1983, ce fut l’Ouest, et non l’Est, qui fut pris dans l’engrenage : « Les ‘armes de la paix’ ont très bien fonctionné pour l’URSS, dans ce sens que l’Occident, surtout l’Allemagne, est ligoté par ses contrats économiques et ses créances à l’Est. »[3] Depuis, les Occidentaux se sont placés dans la même situation de dépendance vis-à-vis de l’énergie russe et des usines chinoises.
L’antitotalitarisme, pour Revel, n’est pas seulement une affaire de géopolitique : il s’agit d’abord d’un combat interne à la démocratie. Parmi les « cadres mentaux de la défaite », il y a l’idée que le système libéral ne mérite pas d’être défendu, car des sociétés où l’on trouve inégalités, violences policières et autres fléaux sociaux sont mal placées pour dénoncer les autres. La perfection est exigée des pays démocratiques et d’eux seuls : leurs vices sont considérés comme rédhibitoires, ceux des pays totalitaires accessoires. Comme de nombreux tropes longtemps répandus par la gauche, ce message est de nos jours largement diffusé par la droite populiste, et toujours dans le but de faire taire les adversaires du Kremlin. « Avant de donner des leçons de morale aux autres, nous devons regarder dans quelles conditions notre démocratie s’exerce… Je pense qu’il faudrait regarder devant notre porte », déclare ainsi Éric Zemmour. Aux États-Unis, ce langage a longtemps été la marque de fabrique du trumpisme. Interrogé sur sa politique de rapprochement avec Moscou durant son premier mandat, Donald Trump a répondu : « Poutine est un tueur, mais croyez-vous que notre pays soit aussi innocent que ça ? » La technique du « renvoi dos à dos », écrit Revel, « est devenue à l’usage une sorte de truc de sorcellerie, destiné… à disculper le parti vers lequel on penche ».
Un autre concept déployé jadis pour expliquer le comportement de Moscou a ressurgi : la peur de l’encerclement. L’Occident n’a-t-il pas provoqué Vladimir Poutine en promettant à la Géorgie et à l’Ukraine un rattachement à l’OTAN ? La thèse selon laquelle l’alliance atlantique porterait une lourde responsabilité dans le conflit ukrainien, et que l’expansionnisme russe serait avant tout défensif, est défendue par Tulsi Gabbard, nommée par Trump comme sa future patronne du renseignement.
La théorie du complexe obsidional de la Russie tend à justifier une expansion indéfinie. Cette remarque de Revel n’a pas pris une ride en plus de quarante ans : « Il est évident que plus le cercle de vos frontières s’élargit, plus nombreux sont les peuples avec lesquels vous êtes en contact et qui, de ce fait, constituent des centres d’agression possible contre vous (...) Le seul moyen d’obtenir que les frontières de l’Union soviétique ne soient plus menacées (…) c’est qu’il n’y ait plus de frontières soviétiques du tout, ou, si l’on préfère, que le territoire de l’Union soviétique coïncide avec celui de la planète tout entière. »[4]
Toutes les positions prises par Revel procèdent d’un libéralisme inébranlable : pour être à la fois juste et performant, le pouvoir doit être limité. Il a acquis cette conviction lorsque, jeune enseignant au Mexique dans les années 1950, il a constaté les ravages de l’omnipotence. Son opposition plus tard au gaullisme est ancrée dans cette expérience. Il juge que la Constitution de 1958 institue un pouvoir personnel qui sape sa propre autorité. Revel développera cette idée dans L’Absolutisme inefficace (1994), livre qui n’a rien perdu de son actualité. Sous la présidence d’Emmanuel Macron, l’incapacité d’un pouvoir « jupitérien » à réformer le pays en profondeur — jusqu’à l’autodestruction que constitua la dissolution de juin 2024 — illustre les limites du présidentialisme à la française.
Un concept revélien par excellence aide à comprendre le danger de pourrissement interne qui pèse sur la démocratie aujourd’hui : celui de « censure élargie ». Ce procédé consiste à mobiliser l’intimidation idéologique ou morale et la pression de groupe contre les idées qu’on réprouve. La censure élargie prévaut, écrit Revel en 1977, lorsque « subsiste un pluralisme qui laisse la latitude de recourir à un moyen de diffusion autre que celui qui vous a censuré, même si ce recours comporte des difficultés pratiques »[5].
Le phénomène s’est aggravé depuis. Bien que moins efficace que la censure officielle, ce qu’on appelle la cancel culture vise la même fin : clore le débat pour préserver le Bien de la confrontation avec le Mal.
L’aspect le plus intemporel de la pensée de Jean-François Revel est sa théorie de la connaissance. Philosophe de formation, il a placé la question de l’accès à la vérité au centre de son œuvre. Peut-on distinguer le vrai du faux ? Quels sont les enjeux pour les sociétés ? Revel traite ces questions dès Pourquoi des philosophes, puis dans son Histoire de la philosophie occidentale (1966). Il prolongera sa réflexion de livre en livre, notamment dans La Connaissance inutile (1988), sans doute son essai le plus profond.
Revel estime qu’il est possible de connaître la vérité ; encore faut-il le vouloir. « Un fait n’est ni réel ni irréel : il est désirable ou indésirable », déplore-t-il. « Nous acceptons ou rejetons l’information en fonction de nos convictions. » Ce travers, relevé par les moralistes de tous temps, est aujourd’hui connu sous le nom de biais de confirmation. Les psychologues ont démontré la capacité de notre esprit à protéger nos croyances des démentis que lui assène le réel. L’étude de tels biais cognitifs a valu un prix Nobel au psychologue Daniel Kahneman.
L’humain est-il profondément irrationnel ? Pour Revel, comme pour la psychologie contemporaine, la question ne se pose pas ainsi. L’empire des idées reçues est essentiel pour la vie en société. Kahneman souligne l’utilité d’automatismes mentaux qui nous épargnent temps et effort. Et surtout, nous savons privilégier les faits sur la foi quand il le faut, particulièrement dans notre vie professionnelle – lorsque nous jouons notre peau, selon l’expression de Nassim Taleb. D’où l’accumulation des connaissances depuis le paléolithique, et le progrès matériel qui en découle.
Toutefois, remarque Revel, ces avancées ne dénotent pas une soif fondamentale de savoir. En l’absence de contrainte, l’esprit humain s’abandonne aux plaisirs de l’irraison. En 2022, dans la société la plus technologiquement avancée du monde, un Américain sur six croyait le pays aux mains de satanistes pédophiles. Lorsqu’il a le choix, écrit Revel, l’homme moderne « n’est ni plus ni moins rationnel qu’aux époques définies comme préscientifiques ».
Or le libéralisme, et c’est là l’argument central de La Connaissance inutile, repose sur le principe de réalité. La démocratie ne peut fonctionner qu’avec un minimum de prise en compte des faits. De tous temps, certains maîtres à penser se sont ingéniés non seulement à nier l’évidence, mais à théoriser ce déni : notre esprit, selon eux, n’a pas accès à la réalité ; la distinction entre le vrai et le faux n’a donc pas de sens. Revel notait le caractère pervers de cette théorie : c’est le pouvoir, non le contrepouvoir, qui a intérêt à contester la nature vérifiable de l’information. Lorsque rien n’est vrai, tout est possible : qui peut dire alors que l’Ukraine n’est pas aux mains de néonazis ?
Revel est un écrivain à la curiosité encyclopédique. Ses articles portent les sujets les plus variés, de l’art au turf. Il est l’auteur d’un livre sur Proust, d’une histoire de la gastronomie et d’une très personnelle anthologie de la poésie française. L’ensemble est uni par un regard pénétrant, sans cesse tourné vers le réel, évitant l’abstraction.
Cette qualité, qui explique le succès de Revel, se retrouve dans ses mémoires. Il juge de façon volontiers lapidaire, certes, mais le jugement chez lui intervient toujours à la suite d’une accumulation de faits observés. La force de son style repose sur une rigueur de démonstration alliée à un sens dévastateur de la métaphore. En réponse à un historien qui excuse une ineptie proférée par Jean-Paul Sartre à son retour d’URSS en arguant que l’écrivain était souffrant, Revel commente : « Faux-fuyant piteux ! Imagine-t-on Newton affirmant que la terre est plate parce qu’il a une crise de foie ? »[6]
Dix-huit ans après la mort de Revel, une certaine gauche post-sartrienne le poursuit de sa vindicte. En juin 2024, Libération l’accusait d’avoir fréquenté un cercle pédophile vers 1980. Le journal s’appuyait sur le témoignage d’une victime affirmant avoir reconnu l’écrivain parmi un groupe de pervers masqués lorsqu’elle avait cinq ans. Des faits d’une telle gravité méritaient un traitement sérieux, d’autant plus que Revel n’avait jamais suscité de soupçons. En fait, comme nous l’avons montré dans un article de Commentaire, Libé accumule les amalgames du type : les Grecs prônaient la pédophilie ; or Le Monde a comparé Revel à Socrate... Autre « coïncidence » signalée avec des guillemets entendus : la tombe de l’académicien au cimetière Montparnasse est située près de celle d’une entremetteuse ayant joué un rôle dans cette affaire sordide. Pour bonne mesure, Revel est qualifié de chantre d’un libéralisme « provocateur, résolument tourné vers l’Amérique ». L’enquête permet à Libération d’alourdir son cas en d’ajoutant la présomption de pédocriminalité aux délits d’anticommunisme et d’apologie du capitalisme.
Il reste à espérer que la Justice, qui a été saisie, fasse toute la lumière. En attendant, des allégations non vérifiées entachent la mémoire de Jean-François Revel : sa fiche Wikipédia leur consacre désormais plus de place qu’à aucun de ses essais. Le syndrome d’Orphée le poursuit jusque dans l’autre monde. Si Revel, comme le héros mythique, est destiné à revenir des Enfers, la remontée s’annonce longue.
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[1] Entretien au Figaro, 14 novembre 1997
[2] Pierre Boncenne, Pour Jean-François Revel, Plon, 2006.
[3] Comment les démocraties finissent, Grasset, 1983, p. 49.
[4] Ibid, p. 66.
[5] La Nouvelle censure, Robert Laffont, 1977, p. 40.
[6] Le Voleur dans la maison vide, Plon, 1997, p. 394.