La démocratie face au business de la haine edit
Voici un livre qui est d’abord une rencontre, comme rarement il s’en produit entre deux auteurs. Jean-Louis Missika est un spécialiste des médias, Henri Verdier, du numérique. Tous deux ont en commun une inquiétude quant à la fragmentation de l’espace public et le retour des passions tristes dans le débat démocratique. Leur livre est tout sauf une déploration : la précision des analyses ouvre sur des pistes d’action très concrètes. Mais on ressort de sa lecture avec un sentiment d’urgence : les phénomènes qu’ils décrivent ne se produisent pas spontanément. Ils impliquent des acteurs et plus largement, pour citer le titre de leur ouvrage, un business.
Ce point est important, car il signe une inflexion majeure dans la réflexion de Missika comme de Verdier. Dans La Fin de la télévision (Seuil/La République des idées, 2006), le premier observait l’amorce d’une désintermédiation du rapport à l’information et la profonde transformation de l’espace public qui en résultait. Mais la vision qui s’en dégageait était optimiste et voyait le citoyen-internaute reprendre le pouvoir face à ce qui avait été une institution étatique, avant d’être un oligopole. Les technologies des réseaux et la multiplication des écrans produisaient ce changement selon une évolution inéluctable, qui libérait les téléspectacteurs passifs devenus acteurs de leur recherche d’information.
Dans L’Âge de la multitude (Armand Colin, 2012), cosigné avec Nicolas Colin, Henri Verdier donnait l’une des premières analyses conséquentes de la plateformisation du monde, mais la référence à Toni Negri signalait que le phénomène majeur, à leurs yeux, était moins le pouvoir de captation et d’agrégation de la plateforme que la liberté qu’elle conférait à ce qu’on avait jadis considéré comme des « masses », désormais égrennées par des échanges numériques horizontaux, multiples, constamment reconfigurés. La multitude s’était vu donner le pouvoir.
Dix ans plus tard, le tableau est bien différent. La multitude s’est réagrégée en tribus isolées dans des bulles informationnelles. Le citoyen acteur de sa recherche d’information est un roi nu, ingérant complaisamment les fake news que produisent à son usage les Trump et les Poutine de ce monde.
Le tableau est différent, aussi, parce que le jeu des acteurs s’est décanté et que les plateformes, maîtresses de nos échanges et de nos recherches, s’imposent au fil du temps comme des institutions bien plus puissantes que ne le fut la télévision à sa grande époque, notamment parce que leur puissance est plus insidieuse et moins visible : ce n’est pas le ministre de l’Intérieur qui dicte les contenus, mais des algorithmes.
Le tableau a changé, aussi, parce que si de Trump à Poutine en passant par Steve Bannon des entrepreneurs politiques ont investi cet espace[1], ce qui leur confère leur puissance est fondamentalement une affaire de business : les modèles d’affaires des plateformes, leurs intérêts bien compris, leurs stratégies de développement, leur réticence avérée à s’en écarter. Le monde numérique n’est plus perçu comme le simple déploiement d’une technologie, ou comme un changement de régime médiatique. C’est un champ concurrentiel où se battent des multinationales. Il y a des acteurs dans ce jeu.
On lira avec beaucoup d’intérêt la description aussi fascinante que détaillée du déploiement de la haine en ligne. Car au cœur de ce business est la stimulation des émotions, l’agacement de nos passions bonnes et mauvaises, et surtout la mise en œuvre de l’indignation. Celle-ci n’est plus ici le naïf élan moral célébré par Stéphane Hessel[2], qui offrait à ses lecteurs le miroir réconfortant d’une éthique de résistance sans grande conséquence, mais un ressort de l’engagement au sens numérique : ce qui nous fait cliquer, poster, commenter, et livrer nos données par la même occasion. Et cet engagement-là, contrairement à celui des militants de salon revigorés par la lecture de Hessel, n’est pas sans conséquence. L’espace public fragmenté, les médias emportés par la dynamique de polarisation, la fabrique du compromis de plus en plus difficile, la voie moyenne disqualifiée au profit des extrêmes, le monde commun éclaté sous la pression d’algorithmes qui renvoient chacun à ce qu’il est et l’exposent le moins possible à la rencontre de représentations ou d’opinions différentes, toute idée d’institution ruinée d’avance par l’autorité de faire, de savoir, de ne pas savoir qui nous est conférée : c’est la démocratie qui est en jeu.
Le tableau est sévère, et il est accablant : car les acteurs de cette désagrégation du monde, ce ne sont pas seulement les multinationales du numérique, mais aussi nos cerveaux, autour desquels tourne toute l’économie de l’attention, et dont il ne s’agit pas de provoquer l’assoupissement mais au contraire l’activité. C’est cette configuration particulière qui oriente l’ensemble du système vers la polarisation politique et l’activation des passions les plus violentes, celles qui provoquent l’engagement, les clics, les commentaires, et nous amènent à produire gratuitement de précieuses données. Comme le notent les auteurs, haine et polarisation ne sont en rien les objectifs visés par les plateformes. Mais ils en sont le moyen privilégié. « La compétition entre les plateformes s’est structurée autour de l’économie de l’attention, les algorithmes se sont orientés vers l’engagement. La haine et la polarisation sont des effets secondaires et involontaires de ce processus. »
Reste que les ravages infligés à notre monde sont terrifiants. Sur la distribution de l’information, déformée comme jamais. Sur l’espace public, déchiré par des passions délétères. Sur la société et les identités collectives, méthodiquement fragmentées et segmentées par des méthodes issues du marketing. Sur la démocratie, fragilisée par la polarisation. Sur l’idée même du commun, de plus en plus difficile à faire tenir. Dans la collection « Liberté de l’esprit », qui accueillit jadis Raymond Aron et Hannah Arendt, cette inquiétude prend une résonance particulière.
Pourtant, la dernière partie du livre est bien davantage qu’un appel philosophique à la vigilance ou à l’action. C’est une discussion très précise des efforts en cours, au niveau européen notamment, pour réduire et contrôler cette « grande perturbation ». Si cette « déchirure » de notre monde commun précède l’avènement des réseaux sociaux, les grandes plateformes n’en sont pas moins des entités bien identifiées, de la même façon que nos milliards d’échanges n’ont pas lieu dans le vide, mais dans des réseaux organisés par des algorithmes. Nous avons collectivement prise. Toute la difficulté est de préserver ce qui fait la puissance d’Internet, son caractère émancipateur, sa libération du pouvoir d’agir. Si les auteurs n’accordent guère de crédit à l’idée d’une autorégulation, ils se méfient de tout ce qui pourrait confier aux États un trop grand pouvoir de sélection des contenus. Mais une régulation bien conçue est possible, en évitant par exemple de se focaliser sur les contenus à supprimer (approche verticale) au profit des politiques et processus mis en place par les plateformes pour lutter contre la propagation de contenus illégaux. Une obligation d’agir. Après le RGPD (qui empêche notamment la constitution de bases de données à usage électoral), le Digital Services Act qui devrait être adopté en 2022 offre des outils efficaces, en attendant le Digital Market Act qui permettra de lutter contre les oligopoles. La régulation n’est toutefois qu’une des dimensions de cette action en commun. Un levier bien identifié est de soutenir la presse afin de lui donner les moyens de résister à la dynamique dans laquelle l’entraîne le monde des plateformes.
Jean-Louis Missika et Henri Verdier, Le Business de la haine. Internet, la démocratie et les réseaux sociaux. Calmann-Lévy, février 2022, 304 p., 19 €.
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[1]. Voir à ce sujet l’ouvrage passionnant de Giuliano da Empoli, que ne manquent pas de citer Missika et Verdier : Les Ingénieurs du chaos, JC Lattès, 2019.
[2]. Stéphane Hessel, Indignez-vous ! Indigènes Éditions, 2010.