Les promesses du dialogue social edit
Ce ne sont pas moins de 45 spécialistes que Frédéric Géa (droit) et Anne Stévenot (sciences de gestion) ont réuni le temps d’un colloque, puis dans un ouvrage de 700 pages (Le Dialogue social. L’avènement d’un modèle ? Bruylant, 2021) pour examiner sous toutes ses coutures le dialogue social contemporain. La variété et la richesse de ces regards se mesurent à la diversité des horizons disciplinaires et professionnels convoqués : droit et sciences de gestion donc, mais aussi économie, linguistique, philosophie, science politique et sociologie, auxquels s’ajoutent les points de vue d’acteurs institutionnels, juridiques, patronaux et syndicaux (C. Cosme, L. Pécaut-Rivolier, M. Grignard, M. d’Allende, J.-F. Pilliard). Cette variété et cette richesse sont aussi à la hauteur de l’ambition qui traverse l’ouvrage : questionner la nécessité, les conditions et la portée de « l’avènement d’un modèle » de dialogue social à même de « renouveler notre droit du travail ou notre système de relations professionnelles » (p. 39). Une telle interrogation requiert tout à la fois un diagnostic sur l’état des relations sociales contemporaines en France, un examen des possibles – en regardant ce qui se fait dans d’autres espaces nationaux (Belgique et Pays-Bas par exemple) et supranationaux (Union européenne et Organisation internationale du travail en tête) – ainsi que des propositions sur les voies à suivre. L’ouvrage se fait donc tour à tour descriptif, réflexif et prospectif, nous invitant à prendre la notion de « dialogue social » au sérieux pour mieux en déceler, de façon raisonnée et informée, les promesses.
« Idée », « maître-mot », « concept », « référence », « leitmotiv », « mot-valise », « chapeau » : tels sont certains des termes par lesquels l’expression « dialogue social » est désignée dans l’ouvrage. Cette liste permet de souligner ce qui fait à nos yeux l’originalité mais aussi la complexité de cette expression : le « dialogue social » est à la fois une catégorie de pensée et une catégorie d’action publique. Cette double nature explique qu’on puisse considérer dans un même mouvement que l’expression fait aujourd’hui l’objet d’un « consensus impressionnant » – pour reprendre l’analyse de Jacques Freyssinet à propos du dialogue social dans le discours des organisations internationales – et reste l’objet de vives controverses, tant sur les scènes académique que publique. Ces controverses se nourrissent en effet de cette double nature institutionnelle et scientifique: là où certains voient la légitimité de l’expression renforcée par son assise institutionnelle grandissante ; d’autres, à l’inverse, la considèrent avec d’autant plus de prudence, voire de suspicion, que cette assise s’affirme. L’ouvrage montre bien alors que pour comprendre ce que l’expression désigne ou quel « modèle » elle dessine, il convient de s’interroger sur les contours et le contenu du dialogue social, certes, mais aussi sur qui utilise ce terme, dans quels contextes et selon quels registres.
Ainsi, tout en faisant œuvre de clarification, l’ouvrage se garde d’enfermer le dialogue social dans une définition étroite. Trois éléments l’illustrent exemplairement. Premier exemple : la question des espaces dans lesquels le dialogue social se déploie. Si la plupart des chapitres se concentrent sur l’espace de l’entreprise, d’autres étudient les pratiques de dialogue social hors des murs de cette dernière. Or, avec ces changements d’échelle, le dialogue social prend différents visages : tripartite à l’échelle internationale ; interprofessionnel et sectoriel à l’échelle européenne ; de groupe, d’entreprise et d’établissement dans le cadre national. Plus encore, l’ouvrage nous montre que ces espaces sont également à réinterroger, à commencer par l’entreprise elle-même (S. Vernac). Deuxième exemple : la distinction entre dialogue social « institutionnel » et dialogue social « informel ». On voit bien dans l’ouvrage en quoi les réformes récentes du droit du travail français ont fortement réactivé les débats relatifs à l’autonomie des acteurs sociaux, à la décentralisation de la négociation collective ou encore à l’articulation des dispositifs de représentation des salariés. Cette actualité réformatrice interroge le sens du dialogue social contemporain – et dans une certaine mesure justifie la parution d’un tel ouvrage aujourd’hui (voir les chapitres de N. Farvaque et A. Rouyer sur les nouveaux CSE). Mais si les dernières réformes dessinent sa toile de fond, l’ouvrage s’écarte d’une stricte lecture en termes d’appropriation des nouvelles règles de droit : non seulement parce qu’il met l’accent, comme d’autres travaux de sociologie du droit avant lui, sur l’intérêt d’étudier plutôt les mobilisations du droit, mais aussi car il donne toute sa place à l’examen conjoint d’un dialogue social « informel » – qui n’en est pas moins organisé ou outillé d’ailleurs – qu’il se développe sur les réseaux sociaux (G. Groux), via des outils digitaux (P. de Becdelièvre) ou dans divers « espaces de discussion » (A. Stévenot et Y. Moulin). Troisième exemple, enfin : l’appréhension du dialogue social comme processus, ou comme résultat. C’est là qu’émerge la figure du « dialogue social de qualité », ce Graal à la quête duquel, décennie après décennie, se lancent un certain nombre de décideurs publics, comme d’acteurs et d’observateurs du monde socio-économique. Car à quoi mesurer cette qualité – ou, pour beaucoup aujourd’hui en France, cette absence de qualité ? Faut-il la chercher en amont, du côté des acteurs, et des syndicats tout particulièrement (voir les chapitres 16 à 19), du côté des outils mobilisés (à l’instar de la comptabilité, C. Godowski et al.) ou bien en aval, dans les performances économiques de l’entreprise (A. Rebérioux) ? Et peut-on vraiment le faire ? L’un des grands mérites de cet ouvrage réside alors dans le fait de montrer qu’il n’y pas de réponse simple et tranchée à ces questions (R. Bourguignon), et que si l’on peut à l’évidence chercher à renforcer la capacité des acteurs (C. Havard) ou l’architecture des dispositifs (G. Auzero), la quête d’une mythique « efficacité » du dialogue social ne peut faire l’économie d’une réflexion parallèle sur sa légitimité.
C’est ce qui explique que l’ouvrage fasse le pari d’une investigation approfondie de ce que la notion de « dialogue » recouvre et exige, en développant finement, notamment, la distinction entre approches « dialogique » et « dialogale » (G. Pignarre ; F. Géa). Partant du principe que « qui dit dialogue social dit dialogue » (p. 203), il explore ainsi tant les soubassements et la portée philosophiques que les implications juridiques, sociologiques ou gestionnaires du recours au « dialogue » pour qualifier et pour guider les relations sociales contemporaines. La réflexion pourrait être prolongée en ajoutant que « qui dit dialogue social dit aussi social ». La discussion autour du dialogue social s’est en effet focalisée, avec raison, sur le terme de « dialogue », tout particulièrement lorsqu’il s’est agi de confronter la « négociation » collective et le « dialogue » social (une distinction au cœur des chapitres d’A. Stimec et de C. Thuderoz entre autres). Le qualificatif « social » ne doit toutefois pas rester dans l’ombre, pour au moins deux raisons. Cela oblige tout d’abord à se demander à quoi ce qualificatif renvoie, en notant bien qu’on parle aujourd’hui aussi de « dialogue économique et social » (P. Tainturier) ou de « dialogue social et environnemental » (A. Casado et M. Despax), pointant ainsi la nature diverse des objets dont le dialogue se saisit. On parle encore de « dialogue civil », pour souligner cette fois l’élargissement du cercle des acteurs du dialogue aux représentants de « la société civile ». S’arrêter sur le qualificatif « social » permet en outre d’opérer une montée en généralité : dialogue « social » fait en effet écho à « mouvement social », « conflit social », voire « lien social », signalant ainsi qu’on ne parle pas ici seulement d’un dispositif pratique ou d’une modalité purement technique de rencontre entre les acteurs du monde du travail, mais bien d’une façon de concevoir les relations sociales et, pour le dire d’une formule rapide, d’une façon de faire société. Or c’est bien là, nous semble-t-il, que se loge l’invitation des contributeurs et contributrices de l’ouvrage à penser un « modèle de dialogue social ».
Le volume de l’ouvrage ne doit pas freiner celles et ceux que cette thématique intéresse ou intrigue. Sa construction est éclairante : à une interrogation sur le « modèle », le « dialogue social », ses formes et ses acteurs, proposant ainsi un questionnement sur les diverses composantes du dialogue social, succède un examen des dynamiques actuelles relatives à la représentation des salariés (incluant les administrateurs salariés ou l’influence de l’actionnariat sur le dialogue social) et à la négociation collective (sur la qualité de vie au travail, les plans de sauvegarde de l’emploi, l’égalité professionnelle ou le télétravail), qui montrent le dialogue social en actes et en éclairent la portée, comme les limites. L’avant-propos de Jean-Denis Combrexelle et le chapitre conclusif de Frédéric Géa, consacré aux « voies du renouveau », contribuent à donner à l’ensemble son unité. Mais l’intérêt de l’ouvrage réside aussi dans le fait que chacun de ses 39 chapitres – armés de riches et récentes références – peut se lire isolément, dans un ordre qui sera alors guidé par les intérêts singuliers de chaque lecteur ou lectrice. En ce sens, l’ouvrage tend à se rapprocher d’une « encyclopédie du dialogue social », à laquelle revenir et se référer régulièrement. Un livre qu’il est et sera toujours utile et stimulant d’ouvrir et de parcourir.
Frédéric Géa et Anne Stévenot (dir.), Le Dialogue social. L’avènement d’un modèle ? Bruxelles, Bruylant, 2021.
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