Petit florilège des idées fausses qui minent la société française edit
La France a le triste privilège d’être une société dans laquelle prospère un nombre considérable d’idées fausses sur son état économique et social. Elle n’a certainement pas le monopole dans ce registre, mais se situe probablement dans le peloton de tête. Je ne parle pas ici des idées complotistes. Les idées fausses auxquelles je fais allusion sont des idées qui, contrairement aux thèses complotistes, ne sont pas totalement absurdes, elles peuvent avoir une certaine crédibilité, elles portent généralement sur les grands sujets économiques et sociaux, mais elles sont néanmoins… fausses. Comment peut-on s’en assurer ? Par le fait que la France dispose d’un remarquable appareillage de statistiques publiques. L’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), bien sûr, mais aussi les services statistiques de différents ministères sociaux (DARES, DREES notamment). En outre, des organismes internationaux à la réputation incontestée, l’OCDE, Eurostat, la Banque mondiale et quelques autres, permettent de prendre la distance par rapport aux débats et aux polémiques qui animent la vie sociale et politique française et permettent surtout d’adopter un point de vue relatif en comparant la situation française à celle de ses voisins.
L’empire de la subjectivité
Mais s’il n’est pas si difficile de montrer que certaines idées sont fausses – par exemple le fait que la société française serait une société très inégalitaire, j’y reviendrai – pourquoi continuent-elles de se répandre ? Elles le font parce qu’il faut pas mal de courage pour affirmer qu’elles sont fausses. En effet – et c’est une des clefs pour comprendre le phénomène – domine aujourd’hui dans la vie sociale, intellectuelle, médiatique et politique, l’empire de la subjectivité. C’est une évolution de longue durée, dont une des manifestations est que le thème des discriminations a peu à peu pris le pas sur celui des inégalités. Le thème des inégalités était essentiellement factuel, matériel – c’est le domaine de l’avoir – alors que celui des discriminations est principalement identitaire – c’est le domaine de l’être. La discrimination devient un fait en lui-même, peu importe à la limite le substrat objectif sur lequel elle est censée reposer. Du prolétariat exploité nous sommes passés aux minorités humiliées. Marx parlait de plus-value, aujourd’hui la gauche radicale parle d’islamophobie.
La prise en compte des discriminations n’est évidemment pas critiquable en soi, il est salutaire au contraire d’identifier et de combattre le racisme, le sexisme et bien d’autres formes de mise en cause de l’identité même des personnes discriminées. Mais elle a peu à peu dérivé vers une forme de subjectivisme radical. Il devient alors extrêmement difficile et périlleux d’opposer des faits aux sentiments. Car surgit immanquablement dans ce cas l’accusation de mépris. Un journaliste ou un expert osera-t-il dire que la pauvreté n’a pas vraiment augmenté[1], si face à lui on produit le témoignage d’un SDF ou simplement d’une famille qui a du mal à joindre les deux bouts (et il y en a bien sûr) ? La réponse est dans la question.
Les médias (et pas seulement les réseaux sociaux, mais aussi les médias généralistes et les chaînes d’information continue) ont été pris dans cette spirale de la subjectivité : on multiplie les radios-trottoir, on accumule les témoignages de gens malheureux, de victimes, et face à ces témoignages qui ont la force de l’évidence et du « vécu », les statistiques et simplement les faits qui dépassent les cas particuliers ont mauvaise presse et sont tout simplement répudiés.
Dire cela ne revient pas à dénier leur valeur à ces témoignages ; l’excès inverse du subjectivisme est l’arrogance intellectuelle. Sur ce plan, même si cela était involontaire, le président actuel, en partant sans doute du même constat, a trop voulu « faire la leçon » (ou a au moins donné cette impression), ce qui n’a pas arrangé les choses.
Dans une démocratie apaisée, on devrait pouvoir s’entendre sur les faits – chacun étant libre ensuite de choisir une ligne politique pour faire évoluer la société dans le sens qu’il désire. Une œuvre de salut public consisterait à mettre en place une commission transpartisane chargée de réfléchir aux voies et moyens qui permettraient d’aboutir à une forme de diagnostic impartial sur l’état de la société. Une idée bien utopique dans le climat politique actuel… Pour illustrer cette petite chronique listons quatre idées fausses qu’il faudrait combattre (la liste étant loin d’être exhaustive).
Première idée fausse: la France est une société très inégalitaire
C’est une conviction des Français mais en ce domaine évidemment tout est relatif. Aucune société n’est parfaitement égalitaire (tous les individus ont le même revenu), ni parfaitement inégalitaire, (un seul individu cumule l’ensemble des revenus). Pour porter un jugement éclairé il faut donc comparer la France aux autres pays et cette comparaison montre que la France fait partie des pays plutôt égalitaires (pas autant que les pays nordiques, mais pas très loin). En outre, en France, contrairement à beaucoup d’autres pays, les inégalités ont peu augmenté : « depuis le milieu des années 2000, plusieurs indicateurs montrent une légère hausse des inégalités », dit l’INSEE[2]. A-t-on déjà entendu quelqu’un dans les médias présenter ce résultat d’une seulement « légère » augmentation des inégalités ? Et même d’une nette baisse par rapport à ce qu’elles étaient en 1970, époque bénie selon les Français qui en ont la nostalgie ?
Si la France parvient ainsi à contenir les inégalités, c’est grâce au formidable effet de la redistribution, sans équivalent dans beaucoup d’autres pays. Dans l’édition 2021 de Revenus et patrimoine des ménages, l’INSEE s’est livré à un exercice passionnant en prenant en compte dans le calcul du niveau de vie, non seulement les transferts monétaires (prestations et impôts et taxes) mais également les transferts indirects à travers les services publics (en calculant une valorisation monétaire de ces services publics). Le résultat est spectaculaire : le revenu primaire des 10% les plus riches est 13 fois plus élevé que celui des 10% les plus pauvres ; ce rapport est ramené à 7 pour le niveau de vie usuel (revenu net des impôts, cotisations et prestations), mais il n’est plus que de 3 pour le calcul du niveau de vie élargi (prenant en compte l’impact des services publics). La France est une société formidablement redistributrice et les services publics si vilipendés ces temps-ci y prennent une grande part.
Deuxième idée fausse: la pauvreté a explosé
Comme je l’ai déjà évoqué, ce n’est pas du tout le cas et ce n’est évidemment pas sans lien avec le point précédent. La pauvreté a été contenue mais cela n’empêche que les pauvres sont… vraiment pauvres, puisque le seuil usuel de 60% du revenu médian correspondait en 2018 à 1063 euros par mois pour une personne seule, 1594 euros pour un couple sans enfant et 2231 euros pour un couple avec deux enfants de moins de 14 ans, ce qui est évidemment très peu pour vivre correctement. Ajoutons, puisque le thème de la faim revient périodiquement dans les médias, que 7% des Français disent « ne pas pouvoir avoir un repas contenant des protéines au moins tous les deux jours » (enquête SRCV 2019). Sur le plan international, la France a un taux de pauvreté (13,5%) nettement plus bas que celui de la Suède (!) (17%), que le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne (entre 19% et 21%), mais un peu plus élevé que celui de la Finlande (11,5%) et du Danemark (12,5%).
Trioisième idée fausse: il faut partager le travail et faire payer (beaucoup) les riches
Cette idée de partage du travail a été promue par la CFDT et le Parti socialiste à l’occasion du débat sur la réduction du temps de travail (et de la loi qui a suivie). Cette idée n’est pas démentie par des statistiques (encore que le maintien d’un niveau de chômage élevé ait montré l’inanité de l’idée de le réduire en partageant le travail), mais par des principes économiques de base. Elle part d’une conception totalement erronée et malthusienne du travail considéré comme une sorte de gâteau fixe à partager. Si l’on part de ce principe, le travail n’est plus envisagé comme producteur de richesse (contrairement à ce que pensait Marx), mais comme un bien désirable en lui-même et, à ce titre, partageable.
L’idée pourtant simple, et plus solide économiquement, qu’on pourrait travailler plus pour produire plus de richesses à partager, a beaucoup de mal à s'imposer, car l’idée du partage du travail a profondément infusé dans la conscience collective. Pourquoi, semblent se demander les Français, les plus de 60 ans ou plus de 62 ans continueraient-ils de travailler ? S’ils poursuivent, ils vont simplement « prendre le travail des jeunes ».
Dans cette France imaginaire où l'on ne peut pas créer de richesses supplémentaires, pour subvenir aux besoins de pauvres de plus en plus nombreux et de plus en plus pauvres (pense-t-on), il faut mettre à contribution les riches dans des proportions bien plus élevées que ce qui est fait couramment. C’était l’idée de François Hollande au début de son quinquennat mais, dans un pays déjà champion de la redistribution, elle s’est vite avérée contreproductive et inapplicable.
Quatrième idée fausse: les jeunes n’ont pas d’avenir
Les Français voyant tout en noir, étant convaincus que leur société est inexorablement sur la pente du déclin, ils ne peuvent imaginer un avenir riant pour leurs enfants. Et pourtant, même si les jeunes partagent le pessimisme de leurs aînés sur l’avenir de la société, ils ne sont pas si pessimistes concernant leur avenir personnel. Et à raison. Même si leur situation est très variable, notamment en fonction de leur niveau de diplôme, la formidable montée en compétences et en qualification des jeunes générations (80% d’une classe d’âge au niveau du bac, 50% poursuivant des études au-delà) a répondu au besoin de cadres et de techniciens de l’économie. Ces jeunes diplômés ne s’en sortent pas si mal, même si les débuts sont toujours difficiles.
Au total, ces idées biaisés ont une cohérence. Les Français sont persuadés que leur société, sur tous les plans, décline. Ils pensent, à tort, que c’était mieux hier. Ils vivent dans la nostalgie d’une société fantasmée, prospère, conviviale, sûre, moins inégalitaire. Ils adhèrent également à une vision malthusienne, une société qui serait un jeu à somme nulle. Il faudrait prendre aux uns (le travail, les richesses) pour donner aux autres. Cela crée finalement une société dont les membres ont du mal à s’imaginer un avenir commun. Chacun a plutôt tendance à défendre son pré carré.
L’équipe au pouvoir aujourd’hui partage sans doute certaines des idées exprimées dans cette chronique, mais force est de reconnaître qu’elle n’est absolument pas parvenue à redonner aux Français confiance dans la capacité de leur société à progresser et à partager ces progrès. Sans cesse il faut remettre l’ouvrage sur le métier…
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[1] Voir Insee Références – Édition 2021 – Fiche 1.10 – Pauvreté monétaire en France depuis 1970
[2] Insee Références – Édition 2021 – Fiche 1.9 – Évolution du niveau de vie depuis 1970