Le refus de la vaccination, une passion française edit

9 mars 2021

Le juriste George Renard, disciple du doyen Maurice Hauriou et ardent défenseur de sa sociologie processuelle des institutions, affirmait en 1939[1] à propos de ce qui fait l’unité d’une société que le principal défi n’est pas nécessairement de parvenir à faire totalité mais d’en choisir une, compte tenu de l’infinité des manières de constituer un tout. Par exemple, « un tas de pierres est un tout, mais ce tas de pierre peut aussi être perçu comme une maison ».

Ayant à l’esprit cette perspective que la philosophie analytique étudie à partir de la « méréologie » (le rapport des parties au tout), il faut retenir que dans toute totalité revendiquée sont implicitement contenues des inférences logiques d’une grande variabilité.

Si on poursuit l’allégorie, l’État-nation peut être assimilé, non seulement historiquement, mais aussi de façon plus formelle, à un phénomène de composition marqué par un rapport particulier de relations entre les parties. Pour en saisir la complexité, la dernière vague du baromètre de confiance politique conduit par le CEVIPOF analyse l’unité nationale comme réalité sociale partagée.

Une République désintégrée ?

Plus de la moitié des personnes interrogées (53%) représentent l’unité nationale comme un ensemble de communautés qui cohabitent les unes avec les autres. Seulement 43% des répondants voient dans la France une nation assez unie malgré ses différences[2]. De la France « archipel », pour reprendre l’expression chère à Jérôme Fourquet, jusqu’à la nation comprise dans son mythe fondateur comme unité insécable, on note que l’articulation entre la perception individuelle d’un système intégré (ici la nation) et son existence linguistique n’a rien d’automatique.

Cela nous est explicitement illustré par la montée en puissance de mouvements communautaristes et identitaristes contre l’idéal républicain universaliste hérité des droits de l’Homme. Dans un climat social marqué par une gauche républicaine en voie de dissolution, le ressenti et les affects individuels sont davantage politisés au détriment des grands récits émancipateurs[3].

À l’heure des replis communautaires, il faut également nous arrêter sur un résultat aussi surprenant qu’inquiétant : près de 45% de répondants déclarent « avoir le sentiment de n’appartenir à aucune communauté » contre moins d’un quart à « la communauté nationale ». République désintégrée[4] ou nation vécue à la façon d’un cadavre exquis[5], la place significative d’une méréologie de la nation dénuée de forme dans l’imaginaire de la population interviewée mérite examen, et plus particulièrement l’impact de cet imaginaire collectif sur l’acceptabilité sociale de l’action publique.

L’action publique en manque de légitimité

Lorsqu’il n’y a plus de référents historiques, ni de collectifs suffisamment fédérateurs pour en appeler à l’intérêt général, les politiques fondées sur une argumentation en raison perdent d’emblée leur légitimité. Aussi, le cas des politiques vaccinales est emblématique de ce décalage.

Dans la population des individus réfractaires à la vaccination, 69% d’entre eux voient dans la France « un ensemble de communautés qui cohabitent les unes avec les autres », 58% « n’ont pas le sentiment d’appartenir à une communauté » contre 12% qui se pensent membre de la « communauté nationale ».

Ces chiffres permettent de comprendre l’échec de l’argumentation scientifique ou des initiatives de sensibilisation civique plaidant pour une couverture vaccinale plus étendue de la population. Le rejet de cet outil médical touchant majoritairement les jeunes générations, l’explication communément admise est de considérer que cette population n’en fait pas un principe civique d’immunité collective. En découlent des actions de vulgarisation autour des bienfaits de l’inoculation dans la société du XXe siècle pour tenter de réduire les comportements réfractaires.

Les résultats du baromètre nous amènent à interpréter ce rejet comme étant surtout symptomatique d’un désamour de l’unité nationale et des fondements républicains de l’intérêt général. Il ne faudrait donc pas y voir la négligence d’un exercice citoyen mais plutôt l’impossibilité même de l’envisager. Le refus de la vaccination révèle ainsi une passion française, et comme toute passion, on ne peut pas la résoudre par une argumentation en raison.

Si elle ne peut être raisonnée, faut-il pour autant en déduire que son expression ne repose sur aucun fondement rationnel ? Le pas serait bien vite franchi. Il faut reconnaître, ainsi le soulignait Maurice Hauriou, que les systèmes imaginés par les hommes pêchent en général par excès de logique, tandis que la vie sociale est essentiellement transactionnelle[6]. Dès lors, plutôt que de limiter l’analyse de cette passion française au défi qu’elle pose dans la mise en politique des savoirs scientifiques, il faut la saisir comme un symptôme des transformations de l’économie émotionnelle de la société, de ce qui constitue les ressorts mêmes des passions politiques.

En cela, le désaveu massif de la vaccination traduit l’échec de l’exercice de la rationalité politique ; les gouvernants ne sont plus aujourd’hui en capacité d’administrer la dimension émotionnelle de nos sociétés. Si les résultats du baromètre montrent l’absence d’un accord minimal des citoyens autour d’un « commun » partagé de l’unité nationale, dans ce qui définit la substantifique moelle du peuple, on peut symétriquement poser l’hypothèse de l’impuissance contemporaine du politique à fixer un espace institutionnalisé où la contrepartie de ce commun serait susceptible de s’exprimer.

Il est ici question des communautés émotionnelles au sens donné par Dominique Schnapper[7], autrement dit de la nécessité fondamentale pour tout individu d’être reconnu comme une personne, et pas uniquement comme membre d’une communauté. Dans le cas de la vaccination, le politique échoue à administrer la dimension émotionnelle liée à l’imprévisibilité de notre destin biologique.

Désynchronisation

Que l’on soit en présence de postures radicales, différentialistes qui revendiquent des droits particuliers en dehors du cadre républicain, ou d’une perception anomique de la société avec une conception « self-service ; à prendre ou à laisser » de la vaccination, c’est un rapport au temps politique très particulier qui s’instaure. Il faut y voir le règne de l’immédiateté, de l’instant, un présent dilaté par la double dette du passé et du futur dans le sillage du présentisme de François Hartog[8].

Complexité des luttes mémorielles d’une part, inquiétude concernant « le manque de recul sur la Covid et le vaccin » d’autre part : les présents vécus ne renvoient plus à un grand récit qui fasse sens. Monter la marche supposerait un rapport des citoyens aux institutions politiques qui ne soit pas purement contractuel, mais qui intégrerait ce qu’elles signifient dans le passé, le présent et le futur. Temps des élections, temps de la commémoration, temps de la délibération, temps du spectacle : la mécanique rythmique de nos institutions doit être ratifiée par les citoyens.

Maurice Hauriou qualifiait l’adhésion périodique et régulière de l’individu aux structures comme des « manifestations régulières de communion » essentielles à la pérennisation de « l’idée d’œuvre ». Or, les expériences sensibles individuelles ont été radicalement modifiées ces quinze dernières années. Il nous faut prendre conscience de l’impact durable de la numérisation de la société, et plus récemment, de la crise sanitaire sur la participation synchronisée des citoyens à la vie des institutions. Ces transformations sous-tendent une nouvelle manière d’être de l’État marquée par un désajustement des temporalités de la vie collective ne permettant plus au politique d’intégrer sa charge émotionnelle. Au-delà des revendications communautaires, le constat d’une remise en cause de ce qui compose la totalité nationale ne doit donc pas nous surprendre puisque les dynamiques actuelles n’autorisent plus sa recomposition, elles ne permettent plus d’en tracer une totalité achevée.

[1] Renard Georges, La Philosophie de l’Institution, Paris, Librairie du recueil Sirey, 1939.

[2] Le diaporama de la 12e vague du baromètre de la confiance politique est accessible sur le site du Cevipof.

[3] Gérard Grunberg et Jean-Louis Missika, « Mais où est passé le peuple de gauche ? », Telos, 27 février 2021.

[4] Luc Rouban, « La France : une République désintégrée », Note le Baromètre de la confiance politique, Sciences Po CEVIPOF, vague 12, février 2021.

[5] Virginie Tournay, « Refuser la vaccination : analyse d’une passion française », Note le Baromètre de la confiance politique, Sciences Po CEVIPOF, vague 12, février 2021.

[6] Maurice Hauriou, La Science sociale traditionnelle, 1899, p. 349.

[7] Dominique Schnapper, La Communauté des citoyens. Sur l’idée moderne de nation, Gallimard, Paris, 1994. Thèse reprise dans Virginie Tournay, Le monde politique est-il devenu irrationnel ?, Gérald Bronner et Jean Baechler, à paraître (2021) aux Éditions Hermann.

[8] François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Seuil, Paris, 2003.