Angus Deaton et les inégalités américaines edit
Le Prix Nobel Angus Deaton propose un captivant livre cocktail sur les évolutions économiques contemporaines et sur la profession d’économiste aux États-Unis. Avec des observations et des leçons à adapter pour d’autres contextes.
Célèbre pour ses travaux relatifs à la pauvreté, aux inégalités et aux « morts de désespoir » (ces Américains décédés prématurément en raison notamment de la gravissime crise des opioïdes aux États-Unis), Angus Deaton a vu traduire, en français, certains de ses ouvrages : La Grande Évasion. Santé, richesse et origine des inégalités (PUF, 2019) et Morts de désespoir. L’avenir du capitalisme (cosigné avec son épouse Anne Case, PUF, 2021).
Dans un nouveau livre, plus personnel et en tout cas non encore traduit, le prix Nobel d’économie 2015[1] plonge dans les inégalités aux États-Unis, où il a immigré en 1983. Il a étudié à Cambridge avant de débarquer à Princeton. Le jeune enseignant écossais, imprégné de keynésianisme, était frappé par l’absence des inégalités dans les débats, alors nourris par l’école libérale de Chicago. Les économistes américains d’alors pensaient majoritairement que seules comptaient l’efficacité et pas l’équité. L’idée libertarienne selon laquelle « le gouvernement c’est le vol » prévalait. Depuis cette époque Deaton scrute une société qui le fascine et l’irrite à la fois.
Une société de classes à État-providence résiduel
Anecdotes, humour et formidables capacités de synthèse composent un texte qui porte, d’abord, sur la pauvreté et les inégalités dans le pays le plus riche du monde. Deaton dit être originaire d’une société de classes avec un État-providence plutôt substantiel et vivre dans une nation à État-providence résiduel qui devient, notamment en raison du système d’enseignement supérieur, une société de classes. Au sujet de la lutte contre la pauvreté, les États-Unis avaient innové avec le lancement, en 1964, par Johnson de la « guerre contre la pauvreté ». Les conservateurs, incarnés par Reagan, ont contesté la légitimité d’une telle politique : selon-eux c’est, dans cette guerre, la pauvreté qui a gagné. Trump, avant d’être à nouveau élu, a changé la formule. Il considère que la guerre contre la pauvreté a été gagnée et que le phénomène a même disparu.
Deaton récapitule les infinies controverses sur la qualité des définitions et des données. Au regard des séries statistiques officielles et des données d’études empiriques spécialisées il estime que les États-Unis sont le pays développé où se recense le plus grand nombre d’individus vivant l’extrême pauvreté. Ceux-ci seraient plusieurs millions sous le seuil international de pauvreté (aujourd’hui fixé à 2,15 dollars par jour de pouvoir d’achat). Plus globalement Deaton rappelle que le monde, en raison des effets économiques positifs de la mondialisation sur les populations asiatiques connait une dynamique positive de moyennisation tandis que la classe moyenne américaine vit un déclassement particulièrement préoccupant.
Il s’agit, aussi, d’un livre sur la protection sociale, sur les retraites et sur la santé. Pédagogue, Deaton considère qu’un système de pensions reposant trop amplement sur les capacités individuelles à épargner ne peut que nourrir de profondes inégalités. Plus engagé, il attaque à nouveau les défauts du système américain d’assurance-maladie qui demeure le plus coûteux au monde (environ un cinquième du PIB) et l’un des moins performants (avec une espérance de vie qui baisse nettement).
Au-delà des chiffres connus sur les piètres prouesses socio-sanitaires, Deaton met l’accent sur la trop grande influence des intérêts économiques, en recensant à Washington, pour le seul système de santé, quelque six lobbyistes pour chaque parlementaire.
De la démocratie en Amérique
Il s’agit, encore, d’un ouvrage traitant de la démocratie américaine. Le portrait est sombre. Les mots sont forts. Deaton parle d’une économie de la prédation, avec une élite qui se réserve de plus en plus l’ensemble des pouvoirs, avec des politiques publiques qui ne protègent pas les ménages pauvres et les modestes, mais les prédateurs. De fait les inégalités ne ressortent plus uniquement des conditions économiques : elles sont politiques et démocratiques. C’est d’ailleurs à ce titre qu’elles sont particulièrement préoccupantes.
Il s’agit, enfin, d’un texte sur la profession d’économiste. Repérant que les économistes aux États-Unis sont de plus en plus souvent, comme lui, issus d’autres pays, notre auteur présente avec distance et précision chirurgicale la vie de cette corporation, avec ses charlatans et ses sachants. D’où des portraits savoureux sur leurs séminaires souvent virulents et leurs revues à puissantes baronnies.
Sur un plan plus positif, l’expert montre que la science économique passe tout de même de la théorie et de la modélisation aux observations et aux expérimentations. En tout cas, le professeur de Princeton à nœud papillon (d’où l’illustration sur la couverture du livre) pense que ses congénères devraient faire davantage de philosophie et s’intéresser moins uniquement à l’argent. Il conclue de toute son aventure qu’il convient, pour changer les choses, de mettre l’accent sur la pré-distribution (l’éducation, la santé) plutôt que sur la redistribution (le système socio-fiscal).
Une ultime remarque donne le sel de cet opus fourmillant. Selon Deaton les États-Unis demeurent le pays le plus anti-intellectuel qui soit, avec une population et des élites populistes peu versées dans le savoir, tout en disposant des universités les plus prestigieuses et les plus puissantes. Trump a donné une nouvelle couleur à ce paradoxe. Avant-lui chaque Prix Nobel américain d’économie était reçu à la Maison Blanche. Ce n’est plus le cas depuis sa première présidence. Cela va-t-il changer à partir de sa réinstallation dans le Bureau ovale ? C’est assez improbable…
Angus Deaton, Economics in America. An Immigrant Economist Explores the Land of Inequality, Princeton University Press, 2023, 280 pages.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)
[1]. Signalons, pour sourire, un gag évoqué par Jean-Marc Vittori : pour les prix Nobel d’économie il y a eu Milton, il y a maintenant Deaton.