Sur les atteintes à la laïcité à l’École edit
L’étude de l’IFOP pour la revue Écran de Veille, « Les enseignants face à l’expression du fait religieux à l’école et aux atteintes à la laïcité », réalisée auprès de 1009 enseignants et publiée le 9 décembre dernier, s’inscrit dans une série de sondages du même institut, dont le premier effectué pour le Comité national d’action laïque (CNAL) sur « Les enseignants et la laïcité », a posé les jalons en 2018[1]. Un rapport de l’Inspection générale de l’É ducation nationale a également contribué, en 2019, à un état des lieux de « l’application du principe de laïcité dans les établissements scolaires ».
Au-delà des constats, l’intérêt de la nouvelle étude est de permettre de dégager des tendances sur une période qui a été marquée par l’assassinat en 2020 de Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie et d’enseignement moral et civique. C’est à l’aune de cet « événement monstre », pour reprendre l’expression de Pierre Nora, qu’il faut analyser et interpréter l’étude en question.
On note une aggravation des phénomènes observés au cours des années précédentes. En effet, nous connaissions jusqu’alors des conflits récurrents affectant en particulier la vie scolaire de collèges publics, notamment en zone d’éducation prioritaire, avec des différences fortes entre les académies produisant l’effet d’une concentration territoriale. Les incidents consistaient principalement à rejeter ou à contourner les règlements intérieurs qui restreignent les manifestations d’affiliation religieuse des élèves par des signes ou des vêtements particuliers. On ne doit toujours pas minimiser ces incidents sur le mode du Boys will be boys, puisqu’ils témoignent d’une volonté de contester une règle de droit fondée sur la conception commune du bien public.
L’École en France prépare les élèves à former dans l’avenir la communauté des citoyens et modère l’expression de la sociabilité juvénile dans l’espace scolaire. Tout « citoyen raisonnable », comme dirait John Rawls, et a fortiori quand il est parent, doit accepter l’idée que l’acquisition de connaissances est le but premier de l’école publique et que cette finalité impose de respecter certaines conditions pour s’accomplir et bénéficier ainsi à tous les élèves. Or l’étude montre que les incidents se sont multipliés dans les activités pédagogiques, pendant les sorties et la vie scolaire quotidienne. Près d’un enseignant sur deux dit avoir observé « au moins une atteinte à la laïcité » depuis 2021, avec une prévalence confirmée pour les plus jeunes d’entre eux et en réseau d’éducation prioritaire.
Surtout, la nouvelle étude souligne la fragilisation de la transmission des savoirs, car elle montre l’accroissement de l’autocensure des enseignants depuis 2018, et cela, autant en zone urbaine qu’en zone rurale. Un enseignant sur deux, plus encore quand il a moins de quarante ans et exerce en réseau d’éducation prioritaire, déclare avoir évité certains sujets inscrits au programme, quand ceux-ci lui paraissent susceptibles de générer un conflit en classe pour des motifs religieux. Ce fait est plus grave dans sa nature et sa portée qu’une confrontation réelle (déclarée par trois enseignants sur dix), car il signifie qu’une majorité d’enseignants a intériorisé la crainte d’un conflit. C’est le cas de 56% des enseignants du secondaire public. Les disciplines les plus exposées sont l’histoire-géographie, les lettres, l’éducation physique et sportive ainsi que les langues.
Sans entrer dans le détail de l’étude, il importe de souligner également que les enseignants interrogés ne signalent pas toutes les atteintes à la laïcité constatées. Cette attitude doit sans doute être corrélée avec la vision qu’ils ont d’une application nécessairement « souple » des règles de la laïcité. À nouveau c’est particulièrement le cas des plus jeunes d’entre eux. Il faut rappeler que les enseignants ont été interrogés après la publication de la circulaire du ministre de l’Éducation nationale du 9 novembre dernier, qui a insisté sur l’obligation de signaler systématiquement toutes les formes d’atteinte à la laïcité. Aussi doit-on noter que les recommandations officielles ne sont pas encore appliquées par tous les enseignants.
Il serait tentant de relativiser les constats de cette étude, la laïcité n’étant pas le seul problème auquel doit faire face l’institution. Cependant le sens même de l’École est contesté par la remise en cause de la laïcité qui en est le principe constituant. Ses programmes sont fondés sur la norme universelle de la rationalité. Et comme l’a montré la tradition philosophique, la raison est autonome et ne reconnaît aucune tutelle politique ou religieuse. L’École est aussi laïque dans sa « vie scolaire » qui a introduit les principes généraux du droit en 2000, un droit fondé sur les droits de l’homme et la dignité universelle de tout être humain, croyant ou pas. L’École est aussi laïque par ses missions : la formation du citoyen, la culture de l’esprit critique et l’émancipation de chaque personne. On ne saurait donc réduire le principe de laïcité scolaire à la seule loi du 15 mars 2004 encadrant le port de signes ou tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics qui le traduit en règles intangibles de la vie commune. Il faut donc évaluer à leur juste mesure les différents types d’incidents que l’on qualifie officiellement d’atteintes à la laïcité.
Une note pour terminer. Le commentaire que vous venez de lire, le journal Le Monde a refusé de le publier. L’argument essentiel portait sur la nature de la revue où a été publiée l’étude IFOP, dont le responsable, effectivement, n’inspire guère la sympathie. J’avoue ne pas avoir eu la curiosité de vérifier ce qu’était cette revue et son responsable avant d’analyser les résultats du sondage. L’enquête avait été réalisée par l’IFOP, cela me paraissait suffisant pour qu’on en tienne compte. Etant donné les caractéristiques de la revue Ecran de Veille, le responsable de la rubrique du Monde faisait état de soupçons concernant les résultats. Ceux-ci, selon lui, ne pouvaient être que biaisés, ce qui expliquait que le journal refusât la publication.
Il ne s’agit pas ici de sous-estimer les faits concernant le responsable de la revue. Altmane Tzaghart a été « dispensé de ses fonctions » de rédacteur en chef de France 24 en arabe pour avoir tenu des propos complotistes et antisémites caractérisés, en expliquant, entre autres, le renversement de Khadafi par le financement « sioniste ». Mais, je ne vois aucune raison de penser que l’IFOP adapte ses résultats en fonction du commanditaire, comme cela m’a été fortement suggéré.
Comme je l’ai enseigné pendant des décennies, si un sondage n’est pas suffisant pour fonder une interprétation et entraîner la conviction, une série de sondages et d’études donne une approximation convenable de la réalité des opinions. Or les résultats du 9 décembre 2022 s’inscrivent malheureusement dans une série d’études concordantes et il serait trop long d’en présenter les résultats. À ceux qui étaient cités dans l’article, j’ajouterai quelques exemples. En 2017, une enquête réalisée par IPSOS pour la Fondation du judaïsme français montrait que 41% des professeurs d’histoire-géographie disaient avoir eux-mêmes rencontré des problèmes lors de leur enseignement. Un professeur de SVT sur deux déclarait avoir déjà dû personnellement faire face à ce type de difficultés lors des enseignements sur la sexualité ou la théorie de l’évolution (50%). De même, un peu plus d’un tiers des professeurs d’EPS disaient avoir déjà personnellement vécu le refus de certains élèves de participer à des cours d’EPS en raison de leurs convictions religieuses (35%). Tous indiquaient que les atteintes à la laïcité, minoritaires, n’en étaient pas moins en augmentation.
Des chiffres du même ordre ont été établis par une enquête de l’IFOP pour le Comité national d’action laïque (CNAL) en 2018, ainsi qu’une autre, citée plus haut, pour la Fondation Jean Jaurès en 2021. Dans la dernière enquête de l’IFOP pour la LICRA en mars 2021 sur les lycéens, 37% des lycéens musulmans, 25% des juifs et 19% des bouddhistes jugeaient que les lois de la laïcité sont discriminatoires et 38% de l’ensemble des lycéens, que le concept de laïcité est « dépassé ».
Des enquêtes sociologiques complétaient ces données. On peut citer l’enquête sur les lycéens d’Olivier Galland et Anne Muxel, réalisée à l’automne 2016[2], les travaux de l’équipe de Bernard Rougier[3]. Il est donc légitime de s’interroger sur les atteintes récurrentes à la laïcité dans l’École.
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[1] IFOP / Fondation Jean Jaurès / Charlie Hebdo, Les Contestations de la laïcité et les formes de séparatisme religieux à l’école (06/01/2021).
IFOP / Fondation Jean Jaurès : Les Enseignants, la laïcité et la place des religions à l’école (06/07/2021)
IFOP / LICRA, Les Lycéens, le droit à la critique des religions et les formes de contestations de la laïcité à l’école (08/12/2021).
[2] Olivier Galland et Anne Muxel (dir.), La Tentation radicale. Enquête après des lycéens, PUF, 2018.
[3] Bernard Rougier (dir.), Les Territoires conquis de l’islamisme, PUF, 2020.