Les migrants climatiques et la flèche de Zénon edit

31 mars 2025

Les migrants climatiques, bien que la catégorisation ne soit pas fixée et demeure sujette à controverses, semblent devenus une problématique centrale de l’époque (tout au moins lorsqu’on parvient à se détacher du bruit et de la fureur actuelle des relations internationales), à l’intersection des enjeux environnementaux et migratoires. La recherche sur l’impact du climat sur les migrations s’est initialement structurée autour d’un débat sur leur causalité, donnant naissance à deux coalitions distinctes. D’un côté, les « alarmistes » défendent l’idée d’une causalité directe et univoque entre les dégradations environnementales et les déplacements de population. De l’autre, les « sceptiques », à l’instar de Richard Black ou encore William B. Wood[1] [1], loin de faire des facteurs environnementaux la cause directe des déplacements de populations, soutiennent, au contraire, le caractère pluricausal des mouvements migratoires. Ils considèrent qu’il serait réducteur d’imputer ces migrations aux seules dégradations écologiques, celles-ci étant intrinsèquement liées à des motifs économiques, sociaux et politiques.

Ces discussions sur la mesure des causalités semblent avoir eu des implications majeures, dans la réflexion et le plaidoyer pour des politiques publiques adaptées ainsi que dans la détermination de la responsabilité des États les plus émetteurs de carbone. La catégorisation du phénomène est, par ailleurs, comme on peut s’en douter, influencée par des biais idéologiques et des intérêts politiques. Le décrire en soulignant telles ou telles causes et en excipant de tel ou tel jeu de causalités peut aussi bien servir de plaidoyer en faveur du traitement bienveillant des personnes migrantes que de repoussoir à celles-ci. Comme à l’accoutumée, les marges d’incertitudes et les divergences inhérentes à l’activité normale de la science favorisent le déni et exacerbent le débat. On pourrait même soutenir que, dans bien des cas, les marges d’incertitude liées à la multiplication des variations dans les résultats contribuent à produire un phénomène de temporisation plus ou moins marqué. Pourtant, ce ne devraient pas être le cas et le fait que les migrations déterminées par le changement climatique ne soient pas mesurables[2] ne devrait pas être une raison pour sous-déterminer la causalité climatique à l’œuvre dans celles-ci. Ce ne serait pas la première fois que des données probabilistes détermineraient l’action publique.

La difficile mesure des causalités

Afin de mesurer l’impact du changement climatique sur les migrations, il est nécessaire de fabriquer des modèles, c’est-à-dire de formuler des hypothèses sur la composition des causalités et sur les comportements. Cela pose des problèmes statistiques, bien sûr, mais aussi un problème plus général, d’ordre épistémologique, qui consiste à anticiper des comportements intentionnels – le choix de migrer – sur la base de données aveugles aux intentions. De plus, dans les territoires où les migrations existent déjà comme comportements établis, il s’agit de considérer la part supplémentaire représentée par le changement climatique dans l’enchaînement et l’intrication des causes et des effets. Comme on le voit, la détermination des causalités n’a rien de simple et d’évident, de sorte que la discussion demeure ouverte et que l’on peut styliser les faits en fonction de ses préférences comme du public auquel on s’adresse

Au-delà des enchainements causaux, les chiffres eux-mêmes peuvent sans doute laisser perplexe. Par exemple, un article paru en 2023 évalue l’impact du changement climatique sur les migrations en simulant trois scénarios d’émissions de gaz à effet de serre à l’aide de seize modèles climatiques[3]. Selon les estimations issues des simulations, la migration liée au climat pourrait augmenter d’environ 200% à 480% suivant que les émissions sont modérées ou élevées. Certains modèles envisagent même une hausse pouvant atteindre 1300%, correspondant à environ 55 millions de migrants supplémentaires, tandis que d’autres anticipent, au contraire, une baisse allant jusqu’à 30%, soit 1,35 million de migrants en moins.

Nous nous retrouvons ici avec un phénomène de mieux en mieux documenté, caractéristique de l’épidémiologie de la Covid-19. Plusieurs modèles épidémiologiques circulaient dont celui de l’Imperial College de Londres, le plus pessimiste. Toutefois, malgré l’indétermination liée à la diversité des modèles, l’action publique n’a jamais été paralysée. Face à un risque perçu comme élevé et urgent, les décideurs ont préféré agir, notamment en s’appuyant sur les projections alarmantes, non par certitude scientifique, mais par nécessité de prévenir le pire et d’éviter d’être dépassés par les événements. L’incertitude sur les modèles n’a donc pas empêché la prise de décision.

La situation est techniquement la même s’agissant de l’impact du changement climatique sur les migrations. Toutefois, une différence d’importance sépare les deux cas de figure : la pression sur les décideurs. Dans une situation de crise sanitaire impliquant un virus inconnu (pas de protocoles de soins, pas de traitement dédié et reconnu, pas encore de vaccin) et une mortalité documentée, il pouvait paraitre nécessaire de se déterminer à partir du plus grand risque à éviter et, partant, de préférer le pessimisme de l’Imperial College. Avec les migrations climatiques nous sommes bien en terrain connu s’agissant de l’épistémologie des modèles et des différentes perspectives qu’ils offrent. Nous ne le sommes pas s’agissant du choix de l’un d’eux et encore moins en ce qui concerne la détermination des politiques publiques appropriées (à part fermer davantage les frontières), du moins si l’on se place dans la perspective des pays industrialisés. La pression sur la prise de décision est plutôt faible. Ainsi, le problème que pose la migration influencée par le climat est probablement moins celui de la diversité des modèles et des résultats que celui des bonnes raisons de se caler, malgré tout, sur certains d’entre eux pour agir. Pourquoi ?

Éviter les conséquences de la clarification

Cela vient de ce que les conséquences à tirer de la reconnaissance d’une causalité climatique s’avèrent peu engageantes pour les pays industrialisés. En effet, si une partie au moins des migrations était imputée au réchauffement climatique, il en découlerait forcément, dans le principe et donc dans les revendications au titre de la justice climatique des pays affectés, une demande de réparations à la fois en termes financiers et en termes de traitement des migrants. On imagine aisément le peu d’inclination des pays industrialisés pour cette éventualité et, en premier lieu, de l’Union européenne et de ses membres. Ceux-ci (et bien d’autres) renâclent déjà à endosser les conséquences financières des dommages occasionnés aux États et aux populations du sud par leur croissance, préférant mobiliser leurs moyens pour eux-mêmes. Pis encore, ils ne peuvent envisager de réviser les politiques restrictives en matière migratoire tant elles sont devenues – populismes aidant – consubstantielles des politiques intérieures et, partant, de l’avenir électoral de leurs dirigeants et de leurs forces politique.

Il n’est que de considérer le Fonds « pertes et dommages » pour s’en convaincre. Ce fonds, conçu pour aider les pays en développement à faire face aux conséquences du changement climatique, a fait l’objet d’un plaidoyer, dès les années 1990, de l’Alliance des petits États insulaires (AOSIS). Celui-ci a d’abord conduit à la création du Mécanisme international de Varsovie sur les pertes et dommages, en 2013, puis à l’intégration d’un principe « pertes et dommages » dans l’Accord de Paris (article 8), en 2015[4]. Toutefois, l’accord a explicitement exclu toute responsabilité et toute compensation ayant une portée contraignante. De plus, le fond n’est que faiblement abondé : créé par la COP 27, il n’a bénéficié, lors de la COP28, que de promesses d’abondement se montant à 674,5 millions de dollars. Cette somme ne représente, cependant, qu’une très faible partie (environ 0,17%) de ce qui s’avérerait nécessaire et serait estimé à 400 milliard de dollars par an[5].

Sans doute peut-on et pourra-t-on toujours discuter des mesures et des causalités, même si les sciences de l’attribution se développent[6]. Le problème n’est pas là. Il n’est pas dans la bonne détermination du phénomène, mais dans sa prise en compte par les acteurs politiques des pays industrialisés. Ces derniers n’ont aucun intérêt à ce que les critères de la migration climatique soient spécifiés et stabilisés, parce que l’urgence, pour eux, n’est pas d’en tirer les conséquences ou de se prémunir contre le pire dans un laps de temps limité comme ce fut le cas lors de l’épidémie de Covid-19. À rebours, il s’agirait plutôt de ne pas avoir à le faire, de se décharger du problème sans pour autant paraître l’ignorer, de sorte que l’accumulation des mesures, des études et des analyses serait un peu comme la flèche de Zénon qui n’arrive jamais au but parce que son parcours multiplie indéfiniment les intervalles en les divisant à chaque fois par moitiés. Vivant dans le monde de la science, nous pensons à tort – malgré la somme des expériences contraires – que l’accumulation et la convergence des travaux peut servir à nourrir (pour autrui) la réalité des phénomènes que nous étudions. C’est une erreur. Nos travaux n’atteignent jamais leur but pour qui ne veut pas en tenir compte ; au contraire, leur multiplicité est paradoxalement devenue un moyen de propager le doute. Les acteurs politiques peuvent, en effet, aussi bien se fonder sur les résultats scientifiques pour prendre telle ou telle décision que pour ne pas en prendre, en soulevant l’indéniable indétermination des données. Mais ce n’est pas d’elle que provient la difficile mise sur agenda de l’impact migratoire du dérèglement climatique.

Ce texte est issu d’une recherche en cours sur les migrations climatiques dans le cadre du réseau IPORA Interdisciplinary Policy-Oriented Research on Africa/ Recherche interdisciplinaire orientée vers les politiques publiques en Afrique (www.ipora.africa).

[1] Wood, W. B. (2001). Ecomigration: Linkages between environmental change and migration, dans Zolberg, A. R., & Benda, P. M. (dir.), (2001). Global migrants, global refugees: Problems and solutions. Oxford & New York, Berghahn Books.

[2] Véron, J., & Golaz, V. (2015). Les migrations environnementales sont-elles mesurables?. Population & Sociétés522(5), 1-4.

[3] Smirnov, O., Lahav, G., Orbell, J., Zhang, M., & Xiao, T. (2023). Climate change, drought, and potential environmental migration flows under different policy scenarios. International Migration Review57(1), 36-67.

[4] Florentina Simlinger & Benoit Mayer (2019), Legal Responses to Climate Change Induced Loss and Damage, dans Mechler, R., Bouwer, L. M., Schinko, T., Surminski, S., & Linnerooth-Bayer, J. (2019). Loss and damage from climate change: Concepts, methods and policy options (p. 557). Springer Nature. https://library.oapen.org/handle/20.500.12657/23027

[5] Richards, J. A., Schalatek, L., Achampong, L., & White, H. (2023). The Loss and Damage Finance Landscape. A discussion paper for the Loss and Damage community on the questions to be resolved in 2023 for ambitious progress on the Loss and Damage Fund. Heinrich-Böll-Stiftung Washington, DC. https://us.boell.org/sites/default/files/2023-05/the_loss_and_damage_finance_landscape_hbf_ldc_15052023.pdf

[6] Les sciences de l’attribution (attribution sciences) étudient dans quelle mesure un événement climatique extrême (comme une canicule, une tempête ou une sécheresse) a été rendu plus probable ou plus intense à cause du changement climatique causé par l’activité humaine.