Gauche «so so» et classes moyennes «ni ni» edit
Le mouvement des Gilets jaunes a engendré, entre autres, une nouvelle spécialité : la giletsjaunologie. Les giletsjaunologues décryptent et analysent à foison, sur les thèmes du maintien de l’ordre, comme de la redistribution. Une chose semble assurée : cette mobilisation pose, à nouveau, la question de la place des classes moyennes.
Gauche «so so», sociale ou sociétale
Pour les experts ès populismes, les « populistologues » qui sont les ancêtres des giletsjaunologues, la messe serait dite. Les classes moyennes auraient basculé, il y a maintenant plusieurs années, avec armes électorales et bagages culturels. De populaires, elles seraient devenues populistes, tandis que la gauche sociale, dans un mouvement de grand basculement, se serait transformée en gauche sociétale. Concrètement, la gauche aurait quitté la scène du combat syndical et des grandes grèves, pour passer aux batailles d’avant-garde pour le mariage pour tous ou la piétonisation des centres urbains. De l’ouvrier et de l’employé aliénés, à l’immigré mal accepté et au gay discriminé.
L’analyse est presque classique aujourd’hui. Mais le malaise entre gauches et classes moyennes – les pluriels s’imposent – apparaît plus profond et plus ancien.
La gauche, dans la plupart de ses composantes, a longtemps célébré la dynamique de moyennisation de la société française qui accompagnait son urbanisation, son accès au salariat, à la sécurité sociale et aux loisirs. Jusqu’à la fin des années 1970, il s’agissait de revendiquer le développement des garanties collectives d’un droit social qui, par la négociation comme par le conflit, se renforçait. Les classes moyennes, ces « deux Français sur trois » (Valery Giscard d’Estaing), étaient au centre des attentions et propositions, à gauche comme à droite. Depuis les années 1980, dans un contexte transformé par le chômage et la mondialisation, d’autres priorités se sont affirmées. Il a fallu, en particulier, lutter contre la pauvreté et composer avec l’immigration.
Une partie de la gauche, la plus à gauche, voit toujours dans les classes moyennes ce que les marxistes ont continuellement décrié comme des petits-bourgeois. Une autre partie de la gauche, plus au centre, ne voit pas de damnés de la terre dans ces classes moyennes, et leur demande des efforts de solidarité supplémentaires pour les plus démunis. D’où une lente mutation, chez ceux qui se disent aujourd’hui progressistes, pour mettre l’accent sur ceux qui en auraient le plus besoin, au risque de frustrer ceux qui pensent cotiser sans recevoir. Et que l’on retrouve beaucoup, en jaune, sur les ronds-points ou dans les manifestations de rue.
Les classes moyennes? Une approche «ni ni»
Le problème, avec les classes moyennes, relève toujours d’abord des définitions. Une voie particulière consiste à passer par le « ni ni ». Si le « ni ni » théorisé en 1988 par François Mitterrand (ni privatisation, ni nationalisation) exprimait une stratégie conjoncturelle, cette formulation en double négation permet aussi d’approcher les classes moyennes et d’analyser les relations qu’elles entretiennent avec les évolutions doctrinales, en particulier à gauche.
Ni riches, ni pauvres. La gauche sociale ne dédaigne pas ces catégories intermédiaires. Mais ce n’est plus vraiment le cœur de ses préoccupations. Alors que jusqu’au début des années 1980, l’ambition première de la gauche, dans un programme commun, consistait à lutter contre les inégalités, la gauche sociale, se faisant de fait plus libérale, a voulu cibler la lutte contre la pauvreté. Avec sa volonté de concentrer les moyens sur les problèmes jugés prioritaires, il s’est agit de limiter les ambitions universalistes de la protection sociale par des mises sous condition de ressource de prestations et, surtout, par la création de prestations ciblées sur les moins favorisés.
Ni assez pauvres pour bénéficier des aides sociales, ni assez riches pour bénéficier des réductions fiscales, les classes moyennes s’estiment maintenant désavantagées par le système socio-fiscal. C’est ce qu’assènent, à l’envi, les giletsjaunologues sur les écrans de télévision, comme le répètent leurs objets d’études sur leurs ronds-points. Les classes moyennes sont, en tout cas, présentées de façon récurrente comme les grandes perdantes d’un système redistributif et d’un monde du travail davantage polarisés. Le désavantage est clair au sujet du logement social, conçu dans ses développements après guerre comme une politique en faveur des classes moyennes salariées. Le problème est flagrant : avec une préséance pour les plus défavorisés et mal-logés, les classes moyennes ont de moins en moins accès à ce à quoi elles devraient pouvoir prétendre.
Ne résidant ni dans les quartiers défavorisés, ni dans les quartiers huppés, les classes moyennes peuplent, en partie, des zones périurbaines. La gauche caviar raille habituellement cet habitat pavillonnaire et méprise le barbecue, l’instrument érigé un temps en équipement iconique des classes moyennes. La gauche bobo et la gauche guacamole ironisent sur des aspirations et des goûts ringards. Bagnoles et centres commerciaux sont conspués comme comportements inciviques et mauvais goût consumériste. La beauf-phobie d’une certaine gauche élitiste, valorisant une diversité qu’elle ne vit pas, est une attaque constante des modes de vie moyens. Un pan de la giletsjaunologie baptise cela la théorie du « plouc émissaire » ou du « beauf émissaire ».
Toujours sur le plan du « ni ni », dans le monde du travail, les professions intermédiaires des classes moyennes ne relèvent ni des tâches d’exécution, ni des responsabilités de direction. Situées au-dessus d’un salariat ouvrier et employé qui se maintient, menacées par un précariat qui s’étend, incertaines de la pérennité et de la valeur de leurs compétences, elles appréhendent leur déstabilisation. Toutes les aventures législatives récentes visant à sécuriser l’emploi sont vivement contestées, à plus ou moins bon escient, comme des vecteurs de précarisation de ceux qui seraient au bord de la précarité. La gauche réformiste est honnie pour le mal qu’elle ferait aux classes moyennes, malgré ses efforts pour dire qu’elle cherche à les protéger.
Dernier « ni, ni » : ni trusts, ni soviets. Les classes moyennes ne sont pas foncièrement révolutionnaires. Mais – et les gilets jaunes en témoignent – elles s’énervent. Elles n’aspirent ni à la dictature du prolétariat, ni au e-capitalisme de type Silicon Valley. Les rejets dont elles font l’objet d’une partie des gauches, comme l’absence de prise en compte de leurs craintes dans les projets d’une autre, expliquent l’ampleur des insatisfactions, la profusion des interrogations, et, maintenant, l’explosion très concrète de leur ressentiment.
Ce ne sont pas des mesurettes socio-fiscales, relevant ici un seuil, abaissant là un plafond, ni un « grand débat », aussi grandiose pourrait-il être, qui pourront rétablir le lien et la confiance. Crachouillis règlementaires et propos d’estrade visent à récupérer des faveurs et des votes. L'écart apparaît cependant très prononcé entre les classes moyennes et une gauche dite moderne qui prétend les incarner en n’en ayant pourtant jamais été aussi éloignée. Sans réelle trahison, ni véritable abandon. Il s’agit davantage d’une affaire d’oubli et de mépris. Affaire terriblement ressentie.
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