Zelenski à Munich: ni apaisement, ni guerre? edit
À l’occasion de la conférence de la sécurité de Munich, grand rendez-vous annuel pour discuter des questions de sécurité internationale, le Président ukrainien, sous une pression extrême, était attendu. Que nous révèle son discours au sujet de la crise actuelle?
Habituellement, les grandes réunions internationales sont surtout pour les chefs d’Etat une occasion de souffler et de sortir de leur quotidien, échappant ainsi souvent à l’attention de leur propre opinion publique. Pourtant, une partie de la population ukrainienne n’a pas compris pas comment Volodymyr Zelenski a pu se rendre à Munich alors que le conflit reste une option réelle, annoncée par les Américains pour le 16 février dernier. Cette attaque ne prendra pas nécessairement la forme de colonnes de tanks à Kiev, comme l’a soutenu le Président Biden, mais sans doute à travers des affrontements dans le Donbass.
Lors de son discours de Munich, le Président Zelenski a voulu conjurer le discours désespéré d’Hailé Sélassié à la tribune de la Société des Nations en 1936, et faire face au discours de Vladimir Poutine en 2007, qui s’était tenu dans ce même cadre. Il faut noter que la Russie a refusé d’y participer cette année.
Le refus du destin de sacrifié
« Nous ne pouvons pas nous contenter de nous mettre dans des cercueils et d'attendre l'arrivée des soldats russes. » C’est par cette formule puissante que Volodymyr Zelenski a conclu son discours de Munich : l’Ukraine n’acceptera pas un destin de sacrifié.
Il rappelle ainsi un autre discours historique célèbre sur les grandes puissances et les « petites nations » ainsi que sur les conditions de la sécurité collective : celui de l’empereur éthiopien Hailé Sélassié 1er à Genève le 30 juin 1936. Ce souverain a dû faire face à l’invasion italienne et à l’occupation de son pays de 1935 à 1941. C’est à la tribune de la Société des Nations qu’il délivre son discours, appelant la communauté internationale à venir en aide à son pays face à l’agression étrangère, tout en dénonçant l’emploi d’armes non-conventionnelles par les agresseurs (du gaz moutarde, contre les militaires et les civils).
Il rappelle alors les promesses qui lui ont été faites : faute d’action, la valeur des traités n’est plus crédible, la sécurité collective s’affaiblira et les « petits pays » sauront qu’ils sont vulnérables. Dramatiquement, en dépit des applaudissements et de la sympathie du monde entier, le discours n’eut pas d’effet direct : il reste un exemple de geste désespéré, sans espoir d’être entendu. Le Négus a même bénéficié du soutien de l’URSS, comme e témoigne la prise de parole de Maxime Litvinov le 12 mai 1938 à la Société des Nations : « Les États attaqués frappent et ravissent le monde par le courage de leurs fils, qui continuent à lutter contre l'agression avec une énergie, une persévérance et une ardeur inlassables. »
L’histoire de la résistance des Etats attaqués, du jeu des grandes puissances et des insuffisances de la sécurité collective semblent hélas bien actuelle. Mais Volodymyr Zelenski ne s’est pas présenté en victime expiatoire à Munich : s’il est venu plaider son cas, ce n’est pas en dirigeant exilé comme l’était Hailé Sélassié, mais en Président en exercice dont le sang-froid mérite d’être souligné. C’est en posant un rapport de force et en offrant des perspectives de négociations que le Président ukrainien s’est présenté.
Ni apaisement, ni guerre
Le Président ukrainien fait face à une double pression : celle de la Russie, qui a accumulé un nombre impressionnant de troupes à la frontière, et celle de sa population, qui ne souhaite pas abdiquer face à la Russie.
Celle de la Russie est forte depuis plusieurs mois à présent, à tel point que les dirigeants américains annoncent depuis décembre une attaque imminente, quasiment pour le lendemain. Cette stratégie rhétorique américaine entend contrer les velléités russes d’intervention sous un angle « humanitaire », de protection des minorités russophones du Donbass. Cela permet également à Joe Biden de tirer un bénéfice politique de cette séquence : soit en ayant fait preuve de clairvoyance, quelques mois après le fiasco du départ de Kaboul, si la Russie attaque massivement ; soit de considérer que l’action de dissuasion a fonctionné sur la Russie ne lance pas d’attaque majeure.
Faisant preuve de sang-froid, Volodymyr Zelenski s’est longtemps refusé à tomber dans la rhétorique de l’attaque imminente : non pas en excluant cette possibilité, mais en appelant ses alliés à la retenue pour ne pas nourrir la dynamique de déstabilisation russe de l’Ukraine. A Munich, le Président Zelenski a durci sa position : il appelle plus nettement au refus de la politique de l’apaisement vis-à-vis de la Russie par les Etats-Unis et les Européens. Comme Hailé Sélassié, outre la dénonciation des politiques agressives, il convoque la sécurité collective défaillante : le Mémorandum de Budapest de 1994 ne devait-il pas garantir la sécurité de l’Ukraine ? Pour rappel, l’Ukraine a renoncé à son statut nucléaire, alors qu’elle disposait du troisième arsenal au monde à l’époque, en échange de garantie de sécurité. Si ces garanties n’ont pas été suffisantes, alors la demande ukrainienne d’intégrer l’OTAN prend une légitimité renforcée, comptant sur l’efficacité de l’article 5 du traité de l’Atlantique (clause de défense collective).
Est-ce à dire que le Président Zelenski a rejoint le parti de la guerre ? Il reste un partisan du sang-froid plus que de la surenchère. Le candidat Zelenski s’était distingué du Président sortant Petro Porochenko en mettant la paix dans le Donbass dans le haut de la liste de ses priorités. Venant du monde du spectacle et non des services de sécurité, né dans une ville russophone du Sud-Est du pays, il ne fait pas partie des radicaux contre la Russie. Sa gestion de la crise montre également une volonté de maîtrise de son discours. Dans ses discours publics du 20 et 25 janvier, le Président Zelenski avait ainsi mis en garde contre les effets de la peur, qui est l’objectif de la Russie. Mais, à l’unisson de ce qui lui réclame une immense majorité de la population, il défendra son pays, en dépit des risques militaires, de la désinformation et des conséquences économiques de cette crise. Assurément cependant, l’Ukraine n’est plus cet Etat divisé en deux qu’on avant coutume de décrire pendant les deux premières décennies de son indépendance. La Russie n’y jouit plus de la même influence du fait du conflit, ses relais étant été affaiblis.
Le Président Zelenski n’est pas un belliciste puisqu’il considère que les régions séparatistes (Crimée et Donbass) reviendront en Ukraine selon un processus pacifique. Cependant, une question évidente s’impose : l’Ukraine souhaite-t-elle remplir ses obligations prévues dans le cadre des accords de Minsk, qui lui sont défavorables ? Et si l’Ukraine ne souhaite pas suivre les accords de Minsk, sur quelle base se fera la paix ?
Vers une nouvelle architecture de sécurité en Europe ?
Le Président ukrainien a eu raison de le rappeler, le Donbass n’est pas un problème ukrainien, mais un problème européen. Cela amène à se poser trois questions liées, celle des relations entre l’Ukraine et l’OTAN, celle des relations entre l’Ukraine et la Russie, et enfin celle de l’architecture de sécurité en Europe. Les réponses qui seront apportées auront un impact déterminant sur la suite de la crise.
Le statut de l’Ukraine au sein de l’OTAN est la première question importante de cette crise. Le principe de l’élargissement de cette alliance militaire poursuit la politique de libéralisme international consacré dans les années 1990, tandis que la position russe souligne que les rapports de force des années 1990 ne sont plus ceux d’aujourd’hui. Mais c’est un fait qu’on écoute plus sérieusement Vladimir Poutine avec une armée prête à intervenir que Mikhaïl Gorbatchev dénonçant la « grave erreur » que constituerait l’élargissement de l’OTAN devant le 10 avril 1997 devant le Sénat américain. Le 5 février 1997, George Kennan, le père de la doctrine américaine du Containment, écrivait dans le New York Times que « l’élargissement de l’OTAN serait l’erreur la plus catastrophique de la politique américaine de toute l’ère de l’après-guerre froide ». Mais, a contrario, comment ne pas reconnaître comme légitime les demandes de sécurité de l’Ukraine, qui ne veut pas se contenter d’être un « Etat-tampon » ? Zelenski réclame enfin un chemin clair d’adhésion à l’OTAN, et non des années et des années de réponses évasives. Mais une telle offre tarde à se concrétiser, puisqu’il existe de nombreux facteurs bloquants. L’application des accords de Minsk pourrait être l’un des principaux facteurs bloquants : en effet, en réintégrant les Républiques séparatistes de Donetsk et Lougansk, l’Ukraine pourrait voir la Russie bénéficier d’un droit de véto en matière de politique étrangère dans les faits.
Précisément, la relation russo-ukrainienne est une donnée essentielle. L’éloignement de l’Ukraine et de la Russie était déjà à l’œuvre au cours des années 2000, et la guerre en Ukraine n’a fait qu’accélérer fortement cette tendance. La Crimée servait auparavant de corde de rappel pour les relations russo-ukrainiennes, elle est devenue une pomme de discorde. L’influence de la Russie sous divers canaux s’est largement affaiblie, quand bien même elle tente de conserver ses positions. Lors de son discours, Volodymyr Zelenski a pourtant rappelé le besoin d’un dialogue direct avec Moscou immédiatement, ne sachant pas « ce que le Président russe veut ». En évitant la posture de la diabolisation de l’adversaire (même si ce dernier refuse de le rencontrer), il laisse une place au dialogue, mais deux dynamiques devraient s’enclencher : la mise en œuvre ou non des accords de Minsk et, lorsque le contexte politique aura changé, un projet de réconciliation pour l’avenir devra voir le jour entre les deux pays, de la même manière qu’entre la France et l’Allemagne après 1945.
Enfin, au-delà des questions immédiates de l’OTAN et de la Russie, c’est bien l’architecture de sécurité qui est en question. Le Président Macron en avait fait un thème important de l’agenda franco-russe en août 2019, mais son initiative a été mal comprise en Europe, car trop peu concertée. En traitant de la question de l’OTAN, de la Russie et de Minsk, c’est finalement à l’architecture de sécurité que l’on touche, avec une règle claire pour Zelenski : qu’on négocie dans le cadre de Minsk à quatre pays, à 11 ou à 100, peu importe, il faut juste que l’Ukraine soit à la table.
Au soir de son discours, derrière l’unité des Américains et des Européens pour soutenir l’Ukraine, la confusion demeure : faut-il considérer que l’attaque de Kiev est imminente avec Joe Biden ou suivre la Chine quand elle explique que les préoccupations de la Russie sont légitimes ? Faut-il ne pas présumer des décisions de la Russie avec l’Allemagne, ou tâcher de se positionner en médiateur comme la Turquie tente de le faire ?
Surtout, comment négocier une solution acceptable pour que chacune des parties garde la face, condition sine qua none pour l’action diplomatique afin de sauver la paix ? Combien de temps pourront durer ces tensions, entre menaces militaires, représailles et sanctions, et offres de dialogue ? Une partie de la réponse réside dans l’action du Président ukrainien, et la conférence de Munich est venue apporter quelques éclairages à la crise actuelle.
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