Aulnay, dix ans après… edit
Aulnay-sous-Bois, une des communes les plus touchées par les émeutes de 2005, refait parler d’elle avec l’affaire Théo. En 2006, nous y avions avec quelques collègues (V. Cicchelli, J. de Maillard, S. Misset), à la demande du Conseil d’analyse stratégique (le prédécesseur de l’actuel France stratégie), réalisé une enquête de terrain pour essayer de mieux comprendre les ressorts de ce mouvement (voir la revue Le Débat, n°145, 2007). L’affaire Théo, les réactions qu’elle a suscitées montrent que rien n’a changé depuis 10 ans, ou alors en pire.
Deux thèmes principaux, d’ailleurs étroitement liés entre eux, ressortaient de notre étude de 2006 : la haine de la police et la culture de la déviance répandue dans une partie, semblait-il importante, de la jeunesse aulnaisienne. Nous avions en effet été frappés, dans nos entretiens avec les jeunes, par la constance et la violence de leur propos à l’égard des forces de l’ordre. Cette violence s’alimentait au sentiment d’arbitraire de contrôles policiers ressentis à la fois comme illégitimes et inutiles. L’illégitimité de l’action policière sur la cité reposait sur l’idée, fortement ancrée chez de nombreux jeunes que nous avions rencontrés, qu’une forme de petite délinquance interne à la cité devait être tolérée. Cette tolérance revendiquée s’expliquait très bien par une théorie classique de la frustration : privés de travail, écartés de la participation normale à la société par l’échec scolaire, l’enclavement urbain et les discriminations ethniques, ces jeunes estimaient légitimes de pouvoir se procurer par des moyens illégaux les biens de consommation propres à leur groupe de pairs. D’autant qu’ils se disaient très sensibles à ces biens de consommation propres à la culture de l’apparence de la jeunesse, notamment sur le plan vestimentaire. Un des jeunes interrogés résumait sa pensée de manière imagée et ironique en nous déclarant : « ça ne va pas tuer l’économie de la France ! ».
Ces contrôles systématiques leur paraissaient également inutiles car selon eux, la police était bien incapable de réprimer les véritables trafics (les armes et la drogue). D’après les jeunes que nous avions rencontrés, la police à l’époque ne cherchait pas véritablement à réprimer ces trafics : « ils ont peur », nous disait un jeune, « ils se contentent de faire le tour, mais ils ne s’arrêtent pas ». Du coup, les contrôles étaient ressentis comme une sorte de vengeance symbolique de policiers impuissants à remplir ce qui serait leur véritable mission (au demeurant rejetée par les jeunes eux-mêmes).
C’est pourquoi les contrôles étaient ressentis comme totalement arbitraires et humiliants. « Comme ils ne savent pas qui c’est [ayant commis un acte délinquant], ils prennent n’importe qui », disait un jeune interrogé. Du coup, les jeunes avaient le sentiment que le simple fait d’être jeune à Aulnay constituait une présomption de délit. Le déroulé des contrôles eux-mêmes alimentaient le sentiment d’humiliation : les jeunes se plaignaient d’être « traités comme des chiens ». Il est probable que le mode d’affectation des policiers dans ces quartiers n’est pas très éloigné de celui des enseignants dont on sait que les moins expérimentés sont souvent affectés dans ces zones les moins demandées. L’inexpérience et le manque de formation ne conduisent évidemment pas à fluidifier les rapports.
Le thème de l’humiliation et de l’honneur bafoué était donc très présent dans les propos des jeunes, alimentant ce profond ressentiment à l’égard de la police. C’est certainement un des aspects principaux des émeutes de 2005. Les propos des jeunes concernant leur participation à ces événements portaient, pour une large part, sur les rapports avec la police et oscillaient autour de trois pôles : un objectif rationnel consistant à envoyer un message aux policier leur faisant comprendre qu’ils n’avaient rien à faire sur le territoire de la cité ; l’expression, sur un registre beaucoup plus émotif, d’une « haine » à l’égard de la police et l’occasion saisie de prendre une revanche sur les humiliations quotidiennement ressenties ; enfin, le moyen de participer, sur un mode presque ludique, à une sorte de jeu « gendarmes et voleurs » grandeur nature.
Mais il faut noter, et nous le faisions remarquer dans l’article cité, qu’à l’époque ce ressentiment ne s’exprimait pas au travers d’une identité ethnico-religieuse qui aurait été revendiquée. Pourtant il suffisait de déambuler dans les cités d’Aulnay pour avoir une idée très claire de la concentration ethnique qui y prédominait. Mais les jeunes se définissaient d’abord comme « des jeunes de la cité » sans faire explicitement référence à leur origine ni à leur religion. Il est probable que les choses ont bien changé depuis.
Nous ne sommes pas retournés à Aulnay depuis 2006, mais l’affaire Théo, dans ses différentes composantes, montre que les tensions entre les jeunes et la police restent un sujet majeur dans la vie des cités et des « quartiers sensibles ». Il est malheureusement presque absent du débat politique. L’incantation à la « police de proximité » semble assez angélique. Dans notre enquête de 2006, les jeunes y faisaient référence, mais avec une sorte de cynisme tranquille. Une police de proximité, oui, nous disaient-ils, c’est-à-dire une police assumant un rôle de régulation mesurée des rapports sociaux (dans les cas de conflits entre les habitants par exemple), mais une police répressive, non. Si l’on ne renonce pas à l’idée que la loi de la République doive s’appliquer également sur tout le territoire, la combinaison de deux rôles possibles des forces de l’ordre, régulation des rapports sociaux et répression des comportements délinquants, est loin d’être simple à mettre en œuvre. Il serait en tous les cas utile qu’un grand débat citoyen puisse s’ouvrir sur ces questions sur lesquelles la démagogie et les propos simplistes l’emportent trop souvent. D’autant que la banalisation de la violence et la radicalité semblent progresser dangereusement dans certaines zones du territoire et dans certains segments de la jeunesse.
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