Le «nouvel antisémitisme» existe-t-il? edit
Le 33e rapport de la Commission nationale consultative des droits de l'homme sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie fournit de nombreuses et riches données sur les attitudes des Français à l’égard des juifs et d’Israël. L’enquête a été administrée avant les récents événements survenus en Israël et à Gaza et permet donc de dresser un état de ces attitudes à la veille du conflit. Le chapitre 1.2.2, écrit par les chercheurs Yuma Ando, Nonna Mayer, Vincent Tiberj et Tommaso Vitale, présente un intérêt majeur. Nous nous appuierons sur leur contribution pour présenter les résultats de cette enquête et discuter certaines de leurs interprétations.
Trois types d’antisémitisme
Une analyse en composantes principales des réponses aux neuf questions qui portent sur les attitudes à l’égard des juifs et d’Israël permet de répondre à la question, très présente aujourd’hui, du rapport entre ces différentes attitudes (tableau 1). « L’analyse dégage trois facteurs d’organisation des réponses ou composantes écrivent les auteurs. Tous les indicateurs entrés dans le modèle contribuent positivement au premier facteur. Il existe bien un univers cohérent de préjugés antisémites, accumulés au fil des siècles. » Les éléments qui contribuent le plus (en gras) à cette première dimension, comme en témoignent les coefficients correspondants, sont les clichés traditionnels du « vieil » antisémitisme : la croyance en un pouvoir excessif des juifs, leur rapport supposé à l’argent, le refus d’y voir des Français comme les autres, leur « double allégeance » à Israël et à la France, leur communautarisme. Cet antisémitisme traditionnel est d’origine chrétienne[1].
La seconde composante est structurée par les attitudes à l’égard d’Israël. Les attitudes négatives à son égard sont corrélées négativement avec l’antisémitisme traditionnel qui structure la première composante. Il existe donc un anti-israélisme, ou antisionisme, non seulement différent de l’antisémitisme traditionnel, mais lié à un rejet de cet antisémitisme.
Enfin, une troisième composante semble dessiner un type particulier d’antisémitisme, un « antijudaïsme » centré sur l’opinion négative à l’égard de la religion juive comme facteur principal de l’altérité des juifs. Notons que cette attitude est inversement corrélée avec la responsabilité attribuée aux Israéliens dans la poursuite du conflit, ce qui signifie que cette critique n’est pas liée à un soutien aux Palestiniens, bien au contraire.
Tableau 1. Analyse en composantes principales des réponses aux questions relatives aux juifs et à Israël
Source : Baromètre CNCDH en face-à-face novembre 2022. Analyse en composantes principales (ACP). Part de variance expliquée par le modèle : 54 % (1er facteur : 28,3 % ; 2e : 13,7 % ; 3e : 11,8 %). Les coefficients (arrondis) indiquent la force de la contribution positive ou négative des variables à chaque composante ou facteur, variant entre 0 (minimum) et 1 (maximum) selon la force de la corrélation. Ainsi la croyance au mythe du pouvoir excessif des Juifs est la variable la plus corrélée au « vieil » antisémitisme (1ère colonne) avec une contribution positive de + 0,75 tandis qu’elle est négativement corrélée avec le « nouvel » antisémitisme (2e colonne) avec une contribution négative de - 0,16.
À partir des questions qui structurent l’antisémitisme traditionnel, les auteurs ont construit une échelle d’attitudes d’antisémitisme (tableau 1). Les auteurs notent que « les profils des répondants en phase avec ces trois facteurs sont contrastés ». Ils résument ainsi leurs résultats.
« Les scores élevés sur la première dimension, celle du vieil antisémitisme, vont de pair avec un faible niveau d’instruction, le sentiment de vivre moins bien qu’avant, une résidence en zone urbaine et plus particulièrement dans l’agglomération parisienne, un positionnement de droite ou d’extrême droite, un faible intérêt pour la politique, une vision intolérante et autoritaire du monde (rejet des immigrés, des droits des femmes et des personnes LGBT, autodéfinition de soi comme raciste, défense de la peine de mort, etc.). Ce vieil antisémitisme, comme observé dans l’enquête de mai dernier, est également très marqué aujourd’hui chez les musulmans (0,91).
Les scores élevés sur la seconde dimension, celle du nouvel antisémitisme, structuré par la critique d’Israël, vont de pair avec un niveau d’études et de revenus élevé (Bac + 3, revenu de plus de 3000 euros, profession de cadre), un fort intérêt pour la politique, un positionnement politique de gauche ou d’extrême gauche (notamment une proximité affirmée avec les composantes de la NUPES – Insoumis, PS, EELV, PC), des scores particulièrement bas sur toutes les échelles de préjugés et d’autoritarisme, et l’absence d’affiliation religieuse. Paradoxalement, et contrairement à la thèse d’un nouvel antisémitisme à base d’antisionisme et de défense de la cause palestinienne qui serait caractéristique des Musulmans, les scores sur cette dimension ne sont pas corrélés avec l’appartenance à l’islam et ils sont associés à une image négative de la Palestine (0,44).
Le profil des répondants en phase avec le troisième facteur, celui de l’antijudaïsme, se caractérise par un faible niveau de diplôme et d’intérêt pour la politique, une résidence en zone rurale, une ascendance franco-française, un positionnement marqué à l’extrême droite (vote pour Marine Le Pen en 2022, proximité avec le RN), et des attitudes intolérantes et répressives. Paradoxalement enfin, pour une dimension structurée par une image négative de la religion juive qu’on aurait pu croire héritée de la vieille tradition de l’antisémitisme chrétien, les scores les plus élevés sur ce dernier facteur vont de pair avec l’absence d’affiliation religieuse et, plus largement, avec une image négative de toutes les religions, juive, musulmane et catholique, et au-delà de la religion en général. »
Selon les auteurs, les résultats de l’analyse en composantes principales « nuancent donc la thèse d’un nouvel antisémitisme sui generis chassant l’ancien et passé de l’extrême droite à l’extrême gauche du champ politique. »
Cette assertion mérite discussion. Je la développerai à partir des résultats qu’ils ont obtenus en utilisant une échelle d’attitudes de l’antisémitisme traditionnel (tableau 2).
Tableau 2. Les cinq questions utilisées pour la construction de l’échelle d’antisémitisme (%)
Réponses pour la catégorie « les juifs » à la question : « Pour chacune des catégories suivantes dites-moi si elle constitue actuellement pour vous… »
Ils ont également construit deux autres échelles d’attitudes, l’une d’ethnocentrisme et l’autre d’« islamophobie » (nous reprenons ici leur terminologie quoi qu’elle soit discutable) et ont croisé les notes obtenues par les répondants sur ces trois échelles par leurs caractéristiques sociales, politiques et religieuses.
Leur conclusion principale est que le niveau d’ethnocentrisme, d’islamophobie et d’antisémitisme est corrélé avec les mêmes variables sociologiques, ce que l’observation des données montre effectivement dans l’ensemble. Ainsi, les individus partagent d’autant plus ces trois préjugés qu’ils sont plus âgés, moins diplômés, que la taille de leur agglomération de résidence est plus petite et qu’ils ont plus souvent l’impression de vivre moins bien qu’avant.
Cependant, cette concordance entre les trois préjugés présente deux exceptions remarquables qui concernent la variable religieuse et la variable politiques (tableau 3). Sur ces deux variables, l’antisémitisme se distingue en effet des deux autres préjugés.
Sur la première, tandis que les individus qui se situent à l’extrême-gauche sur une échelle gauche-droite sont ceux qui partagent le moins les préjugés d’ethnocentrisme et d’islamophobie, ils sont en revanche, après ceux qui se situent à l’extrême-droite, le plus antisémites, nettement plus d’ailleurs que ceux qui se situent à gauche ou au centre-gauche.
Sur la seconde, alors que les individus qui sont classés comme « autre religion », en réalité des musulmans pour l’essentiel (pourquoi ne pas alors les isoler clairement ?), sont les moins ethnocentristes et les moins islamophobes, ils sont en revanche, et de loin, les plus antisémites.
Ces deux groupes ne sont donc pas seulement anti-israéliens et antisionistes, ils partagent également pour une large part l’antisémitisme traditionnel. Cette conjonction tend à valider l’hypothèse qu’il existe désormais au sein de l’électorat un islamo-gauchisme, nouveau type d’antisémitisme réunissant ces deux groupes.
Tableau 3. Facteurs explicatifs des préjugés en novembre 2022 (en %)
La politisation du conflit israélo-palestinien
Le tableau 4 expose la relation entre l’auto-positionnement politique et les attitudes à l’égard d’Israël et de la Palestine. S’agissant de l’image d’Israël, la courbe en U traduit une hostilité plus élevée à Israël aux deux extrême de l’échelle gauche/droite. En revanche, la responsabilité d’Israël dans le conflit est d’autant plus fréquemment dénoncée que l’on se déplace de la droite vers la gauche.
Symétriquement, l’image de la Palestine est d’autant plus négative que l’on se déplace de la gauche vers droite. Enfin les Palestiniens ne sont pratiquement jamais tenus pour responsables de la continuation du conflit.
Tableau 4. Attitudes à l’égard d’Israël, de la Palestine, du conflit israélo-palestinien, selon l’auto-positionnement sur une échelle gauche/droite en sept positions. (%)
Le prochain rapport nous montrera si les événements récents survenus en Israël et à Gaza ont provoqué des changements significatifs de ces attitudes et notamment si le développement du phénomène islamo-gauchiste dans l’électorat se confirme.
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[1]. Pour une analyse récente voir l’ouvrage de Francesca Trivellato, Juifs et capitalisme. Aux origines d’une légende, préface de Pierre Birnbaum, Seuil, 2023.