Les musulmans et la laïcité en France. À propos d’une enquête de l’IFOP edit
« Au regard de ce que vous savez, diriez-vous qu’en France la laïcité, telle qu’elle est appliquée aujourd’hui par les pouvoirs publics, est discriminatoire envers les musulmans ? » À cette question posée récemment par l’IFOP à un échantillon de musulmans habitant en France, les réponses ont été les suivantes : très discriminatoires : 44%, assez : 34%, pas vraiment : 11% pas du tout : 11%[1]. Ainsi, 78% d’entre eux estiment que la laïcité est discriminatoire à leur égard.
Ces chiffres montrent la largeur du fossé qui existe dans les conceptions de la place de la religion dans la société et dans l’État entre les Français musulmans et les autres Français, ce que montre le tableau 1.
Tableau 1. Religion et société pour les Français musulmans et non musulmans
La question « Il n’y a qu’une seule vraie religion » proposait les items suivants : Il y a une seule vraie religion – Il y a une seule vraie religion mais d’autres religions contiennent des vérités – Il n’y a pas de vraie religion car toutes les religions contiennent des vérités – Aucune des grandes religions n’a de vérité à offrir. La réponse du tableau cumule les deux premiers items.
Les musulmans français qui ont répondu à cette enquête s’identifient d’abord comme musulmans. Ils sont tous croyants et les deux tiers d’entre eux se disent religieux. Pour les trois-quarts d’entre eux, il n’existe qu’une seule religion, l’islam. Ce que dit la religion doit l’emporter sur ce que dit la science. Les Français non musulmans sont ainsi à l’exact opposé : 12% seulement d’entre eux se disent en effet croyants et religieux et seulement 17% pensent qu’il n’y a qu’une seule vraie religion. La science l’emporte sur ce que dit la religion chez 81%, contre seulement 24% chez les musulmans. Les musulmans se trouvent ainsi insérés dans une civilisation fondamentalement différente de la leur, très fortement laïcisée et largement détachée de la religion. Ils ne peuvent donc que se sentir très différents de l’ensemble de la société dans laquelle ils vivent. On peut comprendre que dans ces conditions la conception de la laïcité qui est dominante dans notre société leur paraisse discriminatoire à leur égard.
Tableau 2. La relation à la religion chez les musulmans français selon l’âge.
1 Enquête Galland, Muxel auprès des lycéens ; voir La Tentation radicale, PUF, 2018
On aurait pu penser que l’immersion de cette population musulmane dans la société française aurait modifié leur rapport à la religion et à la laïcité dans les jeunes générations françaises de naissance. C’est ce que semblait montrer l’enquête de l’INED réalisée en 1992 et dirigée par Michèle Tribalat. Mais depuis, cette tendance s’est manifestement complètement inversée.
Sur presque tous les thèmes abordés, les plus jeunes sont plus nombreux que les plus âgés à se montrer rigoristes et orthodoxes dans leur rapport à la religion (tableau 2), un résultat inverse à celui qu’on constatait en 1992. Sur les questions reprises de l’enquête réalisée en 2016 dans les lycées auprès d’un échantillon (non représentatif) de 1753 élèves musulmans de classes de seconde (en lycées général et professionnel), les tendances restent à peu près stables, sauf en matière d’habillement où le rigorisme s’est renforcé. Tout se passe comme si le vêtement porté était devenu l’un des principaux signes de l’identification à leur religion par les jeunes musulmans. 83% des moins de 25 ans pensent que la religion musulmane est la seule religion (78% en 2016 chez les élèves musulmans). La majorité des moins de 35 ans souhaite que les élèves puissent ne pas assister aux cours dans le contenu heurterait la religion. Nous venons d’observer récemment un cas concret à propos de cette revendication.
On aurait pu penser également que le fait de faire des études supérieures aurait modifié le rapport à la science. Il n’en est rien (tableau 3). Ce sont les plus diplômés qui se disent le plus fréquemment croyants et religieux. De manière générale, la variable du niveau d’études ne joue pratiquement aucun rôle dans leurs attitudes à l’égard de la religion.
Tableau 3. La relation à la religion selon le niveau d’études
Dans ces conditions, on comprend que les personnes interrogées soient favorables à un assouplissement des règles de la laïcité à l’école. À l’ensemble des questions suivantes posées : « Personnellement, seriez-vous favorable ou opposé à ce qu’à l’avenir, dans les collèges et les lycées publics… ? » la proportion des réponses favorables est :
-Que les cantines scolaires puissent proposer aux élèves qui le souhaitent des repas à caractère confessionnel (ex : viande halal, viande casher…) : 83%
-Que les parents accompagnateurs ou les intervenants extérieurs puissent porter des signes religieux ostensibles (ex : voile, kippa…) lorsqu'ils font action d'enseignement : 75%
-Que les élèves puissent porter des vêtements traditionnels larges comme une abaya ou un qamis dans l'enceinte de leur établissement : 73%
-Que les élèves puissent porter des couvre-chefs à caractère religieux (ex : voile, kippa…) dans l'enceinte de leur établissement : 65%
-Que les jeunes filles puissent ne pas assister aux cours de natation pour des raisons religieuses : 54%
-Que les élèves puissent ne pas assister aux cours dont le contenu heurterait leurs convictions religieuses : 50%
Une majorité écrasante d’élèves musulmans étaient déjà d’accord en 2016 avec l’idée de plats servis en fonction des convictions religieuses dans les cantines scolaires et pour critiquer l’interdiction du port du voile dans l’enceinte scolaire. Il faut d’ailleurs noter qu’ils étaient suivis par une majorité (53%) de jeunes non musulmans sur la question des plats religieux dans les cantines et par une minorité non négligeable (28%) sur la question du voile. Les jeunes en général ont du mal à admettre les règles de la laïcité qui leur semblent entraver la liberté individuelle.
Ce tableau ne doit pas nous amener à considérer que l’intégration de ces nouvelles générations de musulmans est impossible. Y renoncer serait pire que tout.
Le fait que les jeunes générations musulmanes revendiquent davantage leur identité religieuse peut s’interpréter de deux manières fort différentes. La première est celle de François Kraus qui a conduit l’enquête de l’IFOP : une véritable sécession d’avec la République et la société française. Si cette interprétation est juste, la situation est très grave et presque désespérée. La seconde, plus optimiste, est que la revendication identitaire des jeunes musulmans n’est pas foncièrement sécessioniste, mais qu’elle constitue un appel à une intégration qui préserve une forme d’identité spécifique au sein de la société française. L’enquête de l’IFOP ne permet pas à elle seule de trancher entre ces interprétations. Mais il revient en tout cas aux responsables politiques, aux acteurs institutionnels et aux citoyens ordinaires d’aider à ce que cette seconde interprétation puisse l’emporter.
Cela implique de choisir intelligemment et avec ouverture d’esprit les combats à mener pour défendre notre conception de cette laïcité et de garder à l’esprit l’objectif du maintien de la paix civile, sans jamais oublier qu’il s’agit de jeunes Français dont, comme le montre le tableau 2, une très nette majorité (mais pas une totalité, il faut le reconnaître) condamne totalement l’assassinat de l’enseignant Dominique Bernard, ce qui ne fait pas d’eux des terroristes en puissance. À cet égard, le rôle de l’école est essentiel. Elle ne doit pas simplement réprimer les comportements déviants (il faut le faire lorsque c’est nécessaire), elle doit aussi écouter, tenter de comprendre et engager un débat critique exigeant avec les élèves qui semblent vouloir transgresser les règles de la laïcité sans pour autant vouloir s’exclure de la société. Cela suppose que l’école de la République se forme à cette tâche exigeante.
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[1] Enquête de l’IFOP auprès des Français musulmans sur les questions de religion et de laïcité publiée le 9 décembre. Certaines des questions de cette enquête (celles marquées d’une * dans les tableaux) sont reprises de l’enquête menée en 2016 sous la direction d’Olivier Galland et Anne Muxel, dont les résultats ont été publiés dans La Tentation radicale (PUF, 2018)