Uber Files, un débat qui porte à faux edit
Les fuites de la société Uber, communément appelées Uber Files en bon français, ont révélé que deux économistes hautement réputés ont produit un rapport très généreusement rémunéré et réalisé à partir de données fournies par cette société. De nombreux commentaires publiés par les médias suggèrent plus ou moins explicitement que les auteurs ont été corrompus, d’autant plus que le contrat les engageait à présenter leurs résultats dans la presse. Cette affaire soulève deux questions, l’une concernant le contenu du rapport et l’autre l’éthique de ce genre de travail.
Le rapport n’aborde pas la logique économique d’Uber, il se concentre sur les conséquences pour les chauffeurs en termes d’emploi et de revenus. Augustin Landier et David Thesmar sont des universitaires réputés pour leurs travaux sur les questions financières. L’un et l’autre ont suivi un parcours professionnel brillant, sanctionné par des positions de professeurs à l’École d’économie de Toulouse pour le premier, et au MIT pour le second. Co-écrit avec Daniel Szomoru, qui travaille chez Uber, le papier est disponible sur internet. Il utilise des données publiques de l’INSEE et des données privées fournies par Uber pour documenter la situation des chauffeurs de cette compagnie dans la région parisienne. On apprend qu’ils sont plutôt jeunes et originaires des banlieues défavorisées où les jeunes gens sont massivement chômeurs, souvent enclins à poursuivre des activités illégales qui conduisent nombre d’entre eux à la prison. Leur travail pour Uber est souvent à temps plein, et ils le trouvent rémunérateur. Ils sont nombreux à accumuler de longues heures de travail pour échapper à la pauvreté. Mes observations informelles dans de nombreuses autres villes d’Europe correspondent à ces observations. Par ailleurs, les auteurs expliquent que ceux qui réussissent persévèrent alors que ceux qui n’obtiennent pas les résultats escomptés abandonnent rapidement. Pour les auteurs, c’est un exemple réussi d’une expérimentation professionnelle.
L’étude présente un traitement plutôt simple des données. Des investigations plus élaborées sont probablement possibles et pourraient permettre de vérifier si les résultats obtenus sont solides. C’est souvent ainsi que la recherche progresse. Un nouveau sujet apparaît, les premiers travaux sont simples et sont suivis de travaux de plus en plus exigeants. Dans tous les cas, les premiers travaux sont appréciés car ils ont ouvert la voie à un nouveau champ d’investigations et de connaissances. Ce n’est pas mon domaine de recherche, si bien que je ne sais pas si ce processus d’élaboration a eu lieu et donc si les résultats de ces travaux corroborent ou non le rapport initial. Curieusement, les critiques qui ont fusé dans les médias après les révélations des Uber Files ne se donnent même pas la peine d’aborder le fond. En réalité, rares sont les critiques qui présentent les résultats du rapport. Quand elles le font, elles les remettent en cause sur la base de remarques superficielles. Ainsi les critiques violent le principe de base de la recherche scientifique, selon lequel on ne rejette pas des résultats simplement parce qu’on ne les aime pas. Tant que la preuve qu’ils sont erronés n’est pas établie, ces résultats doivent être considérés comme valides.
Les questions éthiques sont plus délicates. De très nombreuses études utilisent des données privées pour aborder des nouveaux sujets. Depuis une bonne décennie, la recherche empirique en économie s’est vigoureusement tournée vers le « big data », l’exploitation d’énormes bases de données. C’est un moyen d’échapper à la malédiction des « petits échantillons » qui ne permettent pas de mettre en œuvre des approches statistiques plus fiables. Beaucoup de ces données « big data » proviennent de compagnies privées. Un bon exemple s’est produit au tout début de la pandémie du Covid, quand tout était à découvrir. Google a fourni des données, anonymes bien sûr, qui ont permis de très rapidement comprendre qui travaillait, qui allait faire des courses et où, et qui restait à la maison (et oui, Google sait ça). Le fait d’utiliser des données privées n’est certainement une preuve de corruption.
Dans le cas de la pandémie, Google mettait ses données à la disposition de tout chercheur qui en faisait la demande, et elles étaient exhaustives. Landier et ses co-auteurs indiquent qu’ils ont utilisé un sondage réalisé par l’IFOP à la demande d’Uber ainsi que des données sur les chauffeurs directement fournies par Uber. On ne sait pas si d’autres chercheurs ont eu accès à ces données, ni même si Landier et ses co-auteurs ont reçu toutes les données pertinentes disponibles. Rien de tout cela n’est original. Beaucoup d’autres études utilisent des données privées que les chercheurs n’ont pas de droit de publier, ni même de partager. Cette pratique conduit maintenant de nombreuses revues professionnelles à refuser d’examiner des travaux qui reposent sur des données confidentielles. Cette approche n’était pas encore répandue en 2016 quand le rapport à été réalisé. Le fait qu’il n’a pas été soumis à publication peut indiquer que les auteurs aient pu anticiper ce genre de difficulté, mais bien sûr, je n’en sais rien.
Vient ensuite la question des honoraires. Les Uber files indiquent que les trois auteurs ont été conjointement rémunérés à la hauteur de 100.000 euros. Une telle somme se situe à l’extrême limite du spectre de ce qui est habituellement offert, surtout pour une étude aussi simple. Il se peut que de telles sommes sont plus habituelles dans le domaine de la finance pour des études très élaborées qui requièrent beaucoup de travail, ne serait-ce que pour traiter les données. Il se peut aussi que des économistes particulièrement réputés se voient proposer des honoraires de cette taille, mais alors la question éthique se pose. De plus, un des co-auteurs du rapport était un employé d’Uber. On ne sait pas quelle a été sa contribution, ni s’il a reçu des instructions de son employeur sur ce que le rapport pouvait dire et ne pas dire. C’est une vaste question. Il se peut que des chercheurs orientent leurs travaux pour ne pas déplaire à leurs employeurs, que ce soient des universités ou des institutions publiques comme les banques centrales, ou bien des agences gouvernementales et bien sûr des organismes privés, sans même imaginer des orientations idéologiques. Il y a longtemps que la lecture de la littérature économique me fait croire que la profession n’est pas au-dessus de tout soupçon. La réponse habituelle est que, s’ils existent, ces biais sont corrigés quand les travaux sont évalués pour publication. S’ils avaient publié leur étude, Landier et Thesmar auraient pu évoquer cette justification.
De manière peut-être surprenante, le rapport n’aborde pas la question plus large, le thème de l’ubérisation. En 2016, mon impression était que la plupart des économistes ont pensé qu’Uber était une innovation intéressante. Dans bien des pays, les taxis étaient protégés de la concurrence grâce à des barrières à l’entrée et des prix fixés, le résultat d’une alliance quelque peu honteuse entre leurs syndicats et les gouvernements. Le service était de faible qualité, souvent en quantité insuffisante (qui n’a pas très longuement attendu un taxi sous la pluie ?) et donnait lieu à des rentes de situation, d’ailleurs souvent capturées par les compagnies de taxi. En brisant les barrières à l’entrée, Uber a ouvert cette activité à la concurrence. De plus, Uber a rendu possible l’utilisation instantanée d’un vaste capital productif, les voitures individuelles qui ne servent que quelques heures par semaine. Plus généralement, l’ubérisation développe une nouvelle forme de travail, au-delà des emplois salariés. Les auto-entrepreneurs peuvent choisir quand, où et comment travailler. Cette liberté n’est pas sans inconvénient, évidemment. Ils doivent trouver des clients et pourvoir à leurs besoins sociaux comme les allocations de chômage, les assurances de santé ou leurs retraites. Cette forme d’emploi nécessite une adaptation de la protection sociale mais on peut s’attendre à une opposition déterminée de la part des syndicats attachés aux formes traditionnelles d’emploi. Mais, s’ils ne sont pas remis en cause par des études ultérieures, les résultats de Landier et ses co-auteurs impliquent que l’ubérisation aide les personnes qui sont marginalisés sur le marché du travail. Cependant, cette forme d’emploi pourrait devenir plus populaire dans cette période d’après Covid. Les attaques contre le rapport semblent plus refléter un débat appelé à s’amplifier qu’une authentique dénonciation de corruption.
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