Dépenser pour la défense ou le climat: un même combat? edit

17 avril 2025

Depuis le début de la tentative d’invasion totale de l’Ukraine par la Russie en février 2022, et plus encore en réaction à l’hostilité non dissimulée de l’administration Trump II envers le Vieux Continent, un nombre croissant de pays européens consentent enfin à d’importants efforts supplémentaires en matière de dépenses militaires, abandonnant au besoin leurs dogmes.

Au Royaume-Uni, le Premier ministre travailliste Keir Starmer a annoncé vouloir financer l’intégralité de la hausse prévue des investissements dans la défense par une réduction de 40% de la part du revenu national (de 0,5% à 0,3%) allouée à l’aide au développement. Cette part s’éloignera ainsi encore davantage de la cible de 0,7% inscrite dans la législation nationale depuis 2015 et tombera à un niveau qui n’avait jamais été aussi bas depuis 1999[1]. Bien que la décision ait provoqué la démission de la ministre du Développement international Anneliese Dodds, elle ne semble pas avoir suscité plus de remous.

L’exemple allemand est encore plus spectaculaire puisque c’est par le vote d’une législature finissante, avec l’assentiment des représentants des Länder, que le pays a adopté une réforme constitutionnelle lui permettant de s’endetter pour accroître ses dépenses militaires sans être contraint par le « frein à l’endettement ».

Il est remarquable que le projet ait reçu le soutien presque unanime des conservateurs de la CDU/CSU, des sociaux-démocrates de la SPD et des Verts. Non seulement la CDU/CSU et la SPD avaient elles-mêmes été en 2009 à l’initiative de la constitutionnalisation du frein à l’endettement, mais quelques jours après les élections fédérales du 23 février 2025, le président de la CDU Friedrich Merz déclarait encore qu’il était « hors de question dans un avenir proche que nous réformions le frein à l’endettement[2] ». Du côté de la SPD et des Verts, leurs traditions pacifistes n’ont pas davantage causé de résistance.

Même sans questionner la nécessité de ces aménagements en faveur du réarmement de l’Europe, les militants des causes climatiques et écologiques peuvent éprouver, comme au moment du pic de la pandémie de Covid-19, une certaine amertume devant l’apparente facilité à débloquer des moyens considérables alors que les crises climatiques et écologiques ne reçoivent pas de réponse de la même ampleur. Pire, la priorisation des efforts de défense pourrait s’effectuer au détriment des politiques de protection du climat et de l’environnement. Ce risque est d’autant plus réel que les politiques de défense et les politiques climatiques partagent une série de points communs.

Tout d’abord, la politique de défense et la politique climatique ont toutes deux de nature préventive et impliquent donc de consentir aujourd’hui à un effort certain en vue de réduire la probabilité de survenance et les éventuels dommages résultant d’un événement incertain.

Même dans le cas des dérèglements climatiques, la reconnaissance du lien de causalité entre émissions massives de gaz à effet de serre découlant des activités humaines et réchauffement planétaire ne permet pas d’affirmer la certitude absolue de l’occurrence d’un sinistre spécifique (perte de récolte, inondation…) en un lieu et un moment précis. D’une part, de tels sinistres restent très aléatoires. D’autre part, le réchauffement climatique étant un phénomène planétaire, l’efficacité des politiques de protection du climat est conditionnée à leur mise en œuvre par un grand nombre d’acteurs. Elle échappe donc à la volonté de l’entité qui décide seule de mettre en place de telles politiques.

Il s’ensuit que les bénéfices des politiques de défense et des politiques climatiques s’expriment davantage en coûts potentiels évités qu’en gains nets et certains de bien-être, même s’il peut exister des co-bénéfices moins aléatoires. Par exemple, lorsque la hausse de l’effort militaire s’accompagne d’un plus grand engagement de la population, la cohésion sociale peut en sortir renforcée. Dans le domaine climatique, la réduction des émissions de gaz à effet de serre peut aussi diminuer la pollution de l’air et améliorer de façon tangible la santé des individus.

Toutefois, les promoteurs des politiques de défense et des politiques climatiques préfèrent souvent mettre en avant des arguments de politique économique ou industrielle, voire des arguments politiques tout court. Dépenser pour le climat ou la défense constituerait un investissement qui soutiendrait la recherche et l’innovation, créerait des emplois et renforcerait l’autonomie stratégique, autrement dit la souveraineté nationale et/ou européenne. Ce caractère d’investissement justifierait par ailleurs le recours à l’endettement puisqu’un retour est attendu.

En réalité, assigner de tels objectifs de politique économique, industrielle, et de souveraineté aux politiques de défense et aux politiques climatiques peut entrer en contradiction avec la réalisation des buts premiers de ces politiques, c’est-à-dire respectivement le maintien de la sécurité nationale (ou européenne) et la limitation de l’augmentation des températures moyennes au travers de la réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Dans un cas comme dans l’autre, le facteur temps est d’une grande importance, et la recherche de résultats rapides peut conduire à privilégier les solutions disponibles immédiatement au meilleur rapport coût-efficacité.

Concrètement, pour les politiques de défense des pays européens, cela a beaucoup consisté depuis le début de la guerre russo-ukrainienne en 2014 à acheter « sur étagère » du matériel non européen – le plus souvent originaire des États-Unis. Certains États membres de l’Union européenne (UE) voudraient continuer à procéder de la sorte, y compris en utilisant des fonds européens, quand d’autres pays comme la France préféreraient réserver ces financements à des projets européens qui risquent cependant de prendre plus de temps à se matérialiser[3].

Dans le domaine climatique, jusqu’à encore récemment, la position de l’UE a été de garder son marché relativement ouvert aux importations de biens produits en Chine à moindre coût comme les voitures électriques et les panneaux solaires. Si ce choix a permis d’accélérer la diffusion de ces équipements et donc d’éviter des émissions de gaz à effet de serre, il a eu pour conséquence d’affaiblir la production européenne. De nouvelles mesures applicables aux voitures électriques et aux électrolyseurs servant à la production d’hydrogène témoignent aujourd’hui d’une plus grande attention portée au « made in Europe », mais risquent de ralentir la décarbonation du transport et de l’industrie.

La conclusion à tirer de ces observations est qu’il est peu réaliste d’espérer que l’Europe, région moins bien dotée en ressources minérales et dont la main-d’œuvre est à la fois coûteuse et déclinante, tire un bénéfice net du renforcement de ses politiques de défense et climatiques. La mesure du succès de ces politiques ne sera pas l’amélioration des conditions d’existence des Européens, mais le degré de maintien de la stabilité de ces conditions. En d’autres termes, il s’agit d’investissements de maintenance et non de croissance.

Cela signifie que d’un point de vue économique, le financement de tels surcoûts durables, sans perspective de retour positif net, ne justifie pas le recours à l’endettement ou à d’autres moyens exceptionnels, comme l’ont déjà expliqué sur Telos Julien Damon et Charles Wyplosz au sujet des dépenses militaires. Au mieux, la création de dette nouvelle ne peut que constituer un expédient politique de court terme, destiné à lever rapidement des fonds dans l’attente d’une conjoncture politique qui permettrait l’adoption d’une solution pérenne. Sauf nouveau miracle économique, une telle solution ne pourra prendre d’autre forme que des hausses d’impôts et/ou des baisses de dépenses sociales.

L’expérience française des gilets jaunes a disqualifié pour un temps l’outil de l’augmentation de la fiscalité pour financer la transition écologique. En matière de défense, même si de nombreux Européens s’alarment de la possibilité d’être abandonnés par l’allié américain et de se retrouver seuls face à une Russie belliqueuse, il serait imprudent de supposer que cette menace apparaisse à ce point imminente pour qu’une majorité du corps électoral consente aujourd’hui à des sacrifices personnels importants. C’est sans doute pourquoi les gouvernements ont jusqu’ici privilégié la dette ou les coupes budgétaires invisibles pour les citoyens – par exemple l’aide au développement – dans leur recherche de moyens militaires supplémentaires.

Au cours des prochaines années, il est probable que la nécessité de faire des arbitrages entre dépenses sociales, défense et écologie s’impose de plus en plus compte tenu des contraintes sur les financements disponibles[4]. Toutefois, le changement d’état d’esprit en Europe provoqué par les risques croissants de conflit militaire à grande échelle et l’imprévisibilité de l’action des États-Unis offre aussi des opportunités pour les politiques environnementales et climatiques, même si ce ne sera pas toujours explicite.

Par exemple, il pourrait être politiquement plus acceptable de faire passer une hausse de la tarification des émissions de CO2 dans une cadre d’une réforme plus large de la fiscalité de la consommation qui n’aurait pas pour mot d’ordre premier l’écologie, mais une juste répartition de l’effort de défense sur la population.

Dans le même registre, l’affaiblissement du système du commerce international et la quête d’autonomie stratégique facilitent la mise en œuvre de politiques industrielles qui pourraient favoriser la production locale, le recyclage et la sobriété dans la consommation d’énergie et de matières premières, avec dans certains cas des co-bénéfices environnementaux. On rappellera ici le succès des politiques d’économie d’énergie adoptées dans les pays occidentaux dans les années 1970-1980 en réponse aux chocs pétroliers.

À court et moyen terme, l’obtention de résultats concrets en faveur du climat et de l’environnement pourrait donc moins passer par des politiques dédiées et très décriées, et davantage par un travail d’influence sur d’autres politiques publiques qui, sans avoir pour objectif premier la protection du climat et l’environnement, peuvent néanmoins y contribuer de façon significative, quoique sans doute en deçà des ambitions. Conscients de l’existence de limites planétaires bornant un monde fini, les militants des causes climatiques et écologiques ne devraient pas avoir de mal à comprendre que les économies et les budgets ont, eux aussi, leurs contraintes : on ne peut pas avoir à la fois le beurre, les canons et la pompe à chaleur.

[1] Philip Loft et Philip Brien, « UK to reduce aid to 0.3% of gross national income from 2027 », House of Commons Library, 28 février 2025.

[2] Andreas Rinke et Matthias Williams, « Germany's Merz rules out quick reform of state debt limits », Reuters, 25 février 2025.

[3] Hélène Masson, Réarmement européen : une industrie de défense sur une ligne de crête, Fondation pour la recherche stratégique, 7 mars 2025.

[4] Laurent Quignon et Guillaume Derrien, « UE : Réarmement, transitions énergétique et numérique, la mesure de l’effort », BNP Paribas Études économiques, 10 avril 2025.