L’Europe et Gazprom: la puissance par le droit edit

29 avril 2015

En déclenchant une procédure pour abus de position dominante contre Gazprom, Margrethe Vestager remplit fidèlement sa mission de Commissaire européen à la concurrence : elle défend le droit de la concurrence des traités fondateurs, le marché unique et les intérêts du consommateur. Mais elle promeut en outre les intérêts internationaux de l’Union : la solidarité entre l’est et l’ouest du continent, la crédibilité des sanctions contre la Russie et la politique européenne de voisinage. Désormais, pour l’Union, le droit de la concurrence est non seulement un instrument à usage interne mais aussi un levier d’influence dans le monde.

De la procédure administrative à l’acte politique

En annonçant, le mercredi 22 avril 2015, qu’elle avait transmis à la société gazière russe Gazprom une liste de griefs sur ses pratiques potentiellement anti-concurrentielles, Margrethe Vestager remplit scrupuleusement sa mission de défense des traités européens. Cette action, comme celle engagée contre Google le 15 avril 2015, vise en effet à garantir le principe de concurrence non faussée proclamé dès le traité de Rome. Fidèle au serment des Commissaires de défendre l’intérêt général européen, elle se présente comme un commis scrupuleux du droit de l’Union. Indubitablement, la Commission instruit un cas classique d’abus de position dominante tel qu’il est défini par l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE).

De fait, la liste des griefs envers Gazprom tels qu’ils sont énumérés par le communiqué de presse, égrène les différents critères de la dominance et de son abus. La dominance ne fait pas de doute. Gazprom représente entre 50% et 100% des parts de marché de l’approvisionnement en gaz dans huit Etats-membres : Bulgarie, République tchèque, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne et Slovaquie.

Quant à l’abus, il est constitué, de manière générale, quand une entreprise utilise son pouvoir de marché pour porter atteinte au marché unique. Autrement dit, une entreprise abuse de sa position quand elle devient indépendante des choix de ses consommateurs et insensible aux décisions de ses concurrents, que ces clients et ces concurrents soient actuels ou seulement potentiels. En particulier, l’abus est manifeste quand une entreprise décide seule du fonctionnement du marché en matière de prix, de quantités ou de clauses contractuelles.

En l’espèce, la Commission fait grief à Gazprom de se livrer à plusieurs de ces pratiques abusives, comme elle le laissait entendre, dès le 28 mai 2014, dans sa communication sur la stratégie européenne en matière de sécurité énergétique. Ainsi, la Commission reproche à la compagnie russe de compartimenter les marchés est-européens en insérant dans ses contrats des interdictions d’exportation, de pratiquer des prix excessifs envers les grossistes de gaz dans cinq pays (Bulgarie, Estonie, Lettonie, Lituanie et Pologne) et de subordonner les livraisons de gaz à des engagements en matière de financement des infrastructures. Ces comportements – même pris séparément - sont graves. Depuis le Traité de Rome, ils sont interdits et lourdement punis. Si leur réalité est confirmée, ces comportements portent une atteinte directe à l’existence du marché unique, aux intérêts du consommateur européen et à la libre circulation des biens.

Pour minimiser la portée politique de cette action, le Commissaire souligne que la procédure a débuté le 31 octobre 2012 par une procédure formelle d’examen et est donc antérieure à la crise ukrainienne. Et les observateurs de relever que cette procédure est déclenchée une semaine après celle qui concerne Google : les Etats-Unis et la Fédération de Russie seraient ainsi sur un même pied à Bruxelles.

Malgré les protestations réitérées de la Commission, peut-on croire à cette approche purement juridique du cas Gazprom ? Doit-on considérer que Gazprom soulève les mêmes difficultés et nécessite les mêmes traitements que Grundig, lorsque cette société compartimentait le marché commun de la vente des téléviseurs (en 1966), que les fabricants de médicaments (Sandoz, en 1987) ou que les constructeurs automobiles (Volkswagen 1998) lorsqu’ils restreignaient les ventes de leur véhicules entre les différents marchés européens ?

En réalité, l’affaire est d’une toute autre ampleur ne serait-ce que parce qu’elle concerne un bien stratégique pour d’anciens PECO entrés dans l’Union en 2004, qu’ils soient d’anciennes Républiques soviétiques ou d’anciennes démocraties populaires.

Cette procédure apparemment administrative a aussi une portée politique – à demi avouée.

Contrer la Russie en sanctionnant Gazprom

On peut toutefois partager les doutes de Sergueï Lavrov, le ministre des affaires étrangères de la Fédération de Russie. Dès cette annonce, il a souligné la portée géopolitique de cette procédure pour la qualifier d’inadmissible. Même un fervent européen soucieux de rigueur juridique relève nécessairement que cette action porte sur un acteur central des relations internationales, intervient dans un contexte de crise et s’appuie sur des motifs à teneur politique.

D’habitude, les entreprises reconnues coupables d’abus de position dominante ont une certaine taille. Mais Gazprom détonne par son gigantisme : en 2013, elle a dégagé un chiffre d’affaires de plus de 101 milliards de dollars (soit le PIB du Maroc), a généré un bénéfice net de 23 milliards de dollars et investi 44 milliards de dollars. Une des toutes premières capitalisations boursières de la planète, Gazprom est un à la fois un acteur essentiel et une source de difficultés récurrentes pour la sécurité des approvisionnements énergétiques de l’Union européenne.

Mais, avant tout, Gazprom est une entreprise publique russe : la Fédération de Russie détient 50,2% de son capital. Avec Rosneft, c’est un des poumons des finances publiques de cet « émirat énergétique septentrional » qu’est devenue la Fédération de Russie depuis la fin de l’URSS en 1991. De surcroît, dans l’économie post-soviétique et dans le régime de l’actuel président russe, Gazprom occupe une place centrale pour le PIB russe (entre 8 et 12% du PIB selon les années), la constitution de réserves de change et le rayonnement de la Russie à l’étranger. Poursuivre Gazprom, c’est entrer en confrontation directe avec l’Etat russe, et avec son modèle économico-politique. Infliger une amende à Gazprom constituerait, le cas échéant, une nouvelle sanction financière pour la Russie.

Gazprom est un instrument de puissance internationale pour la Russie : en Ukraine face au gouvernement de Kiev en 2006, 2009 et 2014, dans les Balkans et en Grèce, dans l’Arctique face au Canada, c’est Gazprom qui porte une large partie des intérêts nationaux russes. Les divergences entre le Kremlin et la compagnie sont certes réelles mais elles restent discrètes sur la scène mondiale. Preuve supplémentaire de l’importance de Gazprom pour la politique extérieure de la Russie : son président, Alexeï Miller, a conclu l’alliance de revers gazière avec la Chine (pour 40 milliards de mètres cubes à un prix désavantageux pour la Russie) au plus fort de la crise ukrainienne en mars 2014 au moment où le régime des sanctions frappait l’économie de la Fédération. Poursuivre Gazprom, c’est attaquer si ce n’est le bras armé de la Russie du moins un de ses leviers principaux d’action extérieure.

Le tempo choisi est lui aussi décisif : la conférence de presse du Commissaire européen intervient quelques jours après la visite d’Alexis Tsipras à Moscou et après le déplacement d’Alexeï Miller, le PDG de Gazprom, en Grèce pour proposer à cette Etat-membre une série de mesures financières pour le transit sur son territoire du gazoduc Turkish Stream. Poursuivre Gazprom maintenant, c’est aussi répondre aux tentatives russes d’instiller la division entre l’Union et la Grèce. Inquiéter Gazprom, c’est contrer les tentatives russes pour contourner le nœud des gazoducs ukrainiens.

Les motifs invoqués par la Commission, s’ils sont économiquement documentés et juridiquement établis, ont également une forte portée géopolitique. En effet, dénoncer les pratiques anti-concurrentielles de Gazprom dans cinq anciens pays satellites de l’URSS, c’est, pour la Commission, le moyen de réaffirmer la solidarité de l’Europe du Traité de Rome à l’égard des anciens PECO et des Etats-membres de l’élargissement de 2004. En somme, Margrethe Vestager se fait, dans l’affaire Gazprom, l’auxiliaire du Haut Représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Federica Mogherini.

Le droit, outil de régulation interne et source de rayonnement externe pour l’UE

Que défend le Commissaire européen dans l’affaire Gazprom ? Explicitement, les traités, le marché unique et le consommateur européen. Implicitement, l’élargissement de 2004 et la cohésion de l’Union, les sanctions européennes contre la Russie et la politique de l’Union en Ukraine. Doit-on pour autant dénoncer une instrumentalisation  du droit de la concurrence par une supposée russophobie bruxelloise ?

Le droit de la concurrence est fréquemment décrié en Europe et tout particulièrement en France. Le procès est bien connu : ce pan du droit européen démantèlerait les services publics à la française, instillerait le libéralisme de l’anti-trust américain dans le modèle économique et social rhénan cher à l’Europe continentale et consacrerait la démission du politique face à l’économique. En somme, le droit de la concurrence résumerait tout ce que les Français aiment détester dans l’Europe.

Face à ces préjugés, l’affaire Gazprom peut déclencher une prise de conscience sur la véritable place du droit de la concurrence en Europe. Ce pan du droit est bien autre chose qu’une marotte libérale. Il porte sur la scène intérieure un principe essentiel à l’Europe : la lutte contre la domination économique et contre la rente. En interdisant cartels et abus de position dominante, le droit de la concurrence proscrit toute mise en coupe réglée d’un marché. En préservant la concurrence, il protège la liberté d’entreprendre en ménageant la constante possibilité de contester les pouvoirs établis.

A la lumière de l’affaire Gazprom, le droit de la concurrence assume désormais des fonctions supplémentaires : il porte en lui une garantie de solidarité entre Etats-membres ; il incarne la lutte contre les puissances extérieures qui essaieraient d’instiller la division ; il propose un modèle de mondialisation différent du libéralisme de l’anti-trust américain et du capitalisme autoritaire chinois. Par ce droit, l’Europe promeut un modèle attractif qui combine la liberté d’entreprendre et de consommer avec la régulation publique basée sur le droit.

Pour l’Europe, l’affaire Gazprom met en jeu ses intérêts mais aussi son identité et ses capacités de rayonnement sur la scène internationale.

Le droit de la concurrence s’y affirme non seulement comme un outil de sauvegarde du marché unique et de préservation des intérêts du consommateur mais également comme une garantie à la cohésion interne de l’Union et comme un levier d’action extérieure pour les intérêts de l’Union et le rayonnement du continent.

L’auteur remercie Olivier Freget, Gaspard Koenig et Rémi Drouin.