La première religion née dans les universités edit
Le récent ouvrage de Jean-François Braunstein, professeur de philosophie et spécialiste d’épistémologie et d’histoire des sciences, renouvelle la réflexion sur le développement des modes de pensée qu’on peut résumer sous le terme de « wokisme », dont on observe la diffusion dans les universités et les écoles, mais aussi dans les médias, les réseaux sociaux la politique et les entreprises du monde anglophone ; ils semblent gagner la France depuis une décennie[1].
Éléments d’une pensée
Pour caractériser une pensée « woke », l’auteur part de la théorie du genre en tant qu’exemple privilégié du refus de la réalité. Le genre, explique-t-il, remplace le sexe, ce qui signifie qu’il n’existe plus de différence biologique entre les hommes et les femmes. Le corps est effacé, l’individu choisit son genre et il a le droit de se voir reconnu de tel ou tel genre sur sa simple déclaration. La langue publique doit se plier à cet impératif. Toute réticence ou toute critique à cet égard est interprétée en termes d’homophobie. Le résultat est, entre autres, l’augmentation du nombre de ceux qui se déclarent transgenres parmi les adolescents et l’acceptation dans les compétitions sportives d’hommes qui se déclarent femmes, leurs résultats empêchant le développement du sport féminin.
Les militants du wokisme luttent aussi contre le soi-disant universalisme des militants mainstream de la génération précédente, celle de la lutte pour les lois civiques et l’égalité de tous, incarnée aux Etats-Unis par Martin Luther King, dont la célèbre formule résumait le combat : « Mon rêve est qu’un jour mes quatre enfants vivront dans un pays où ils ne seront pas jugés sur la couleur de leur peau, mais sur leur personnalité ». Les tenants de la Critical Race Theory condamnent radicalement cette politique colorblind, qu’ils déclarent obsolète, et installent une « théorie » hostile à tout horizon universaliste : l’horizon de cette théorie est que tous les Blancs sont par nature racistes et tous les Noirs (et parfois les latinos) sont des victimes du racisme. Les plus racistes, dans cette optique, sont ceux qui se déclarent non-racistes, autrement dit on n’échappe pas à sa couleur de peau. Pierrre-André Taguieff avait déjà démontré que le concept de race avait récemment repris toute sa place au nom de l’antiracisme[2].
Enfin, dernière dimension de la « religion woke », il faut lutter contre la soi-disant objectivité de la science et la rationalité revendiquée du projet scientifique. Tout savoir est « situé », c’est-à-dire relatif à celui qui l’avance. Il n’existe pas de science objective – et ce non seulement dans les sciences humaines, mais dans les mathématiques elles-mêmes qu’il importerait de « décoloniser » pour évacuer leur « blancheur ». Il faut prendre en compte les « ressentis » des « racisés ».
Une religion immunisée contre la critique
Jean-François Braunstein décrit les principales manifestations de ce mouvement en citant de nombreux documents et ses analyses sont brillantes. On peut le rejoindre sur deux idées qui me paraissent essentielles. La première est que le mouvement est né dans les universités, le lieu où se joue l’effort de la connaissance rationnelle. Sans doute a-t-il débordé aujourd’hui dans le reste de la société, mais sa source « académique » lui donne un poids et un sens particuliers, il vient du cœur même de la rationalité caractéristique de la civilisation européenne. La religion woke « pare ses dogmes de la garantie de l’université traditionnelle » (p. 56). « C’est cette étonnante nouveauté de son origine universitaire qui rend la religion woke si difficile à combattre, puisqu’elle est ainsi immunisée, dès le départ, contre toute critique scientifique et rationnelle. C’est aussi ce qui désoriente le plus les universitaires ‘réfractaires’ à cette nouvelle religion, qui ne veulent pas comprendre que l’université woke n’est plus celle qu’ils ont connue » (p. 53).
La seconde est que le développement aux Etats-Unis tient moins à une réinterprétation abusive des auteurs de la French Theory – Michel Foucault en relativisant la science par l’histoire de la science n’en a pas conclu qu’il n’existait pas de science, - qu’à la tradition américaine des grands « réveils » religieux du protestantisme des siècles passés. Pour analyser le sens du courant woke, l’hypothèse de l’influence française est la plus généralement adoptée, mais celle de la tradition religieuse ne devrait pas être négligée qui permet d’expliquer le recours à la croyance plutôt qu’à la raison, l’irrationnalité des argumentaires académiques, la force des passions et le dogmatisme moralisateur, fondé sur des textes quasiment sacrés, qui interdisent tout débat éclairé. Nathalie Heinich avait déjà signalé le modèle des « théologies du réveil » qui émaillent l’histoire du monde protestant[3]. Illustrent cette origine religieuse les séances d’aveu public pendant lesquelles de jeunes militants blancs demandent pardon aux Noirs de l »oppression qu’ils ont subie par la faute des Blancs – c’est aussi à un rite de ce type que les professeurs de l’université d’Evergreen ont dû se soumettre. Ces épisodes évoquent l’atmosphère du monde puritain du milieu du xixe siècle peint dans La Lettre écarlate, roman terrible de Nathaniel Hawthorne, qui, en 1850, montrait la honte que subissait une jeune femme condamnée à porter toute sa vie une grande lettre A sur sa poitrine pour avoir commis un adultère qui ne serait jamais ni oublié ni pardonné par sa communauté.
Nos démocraties sont devenues extrêmes
Ce livre soulève de nombreuses questions. Qu’est-ce que la théorie de l’intersectionnalité, la colonialité, la théorie du genre, le racisme systémique, la fragilité blanche, ces concepts à la mode wokiste apportent du nouveau à la réflexion sur les relations entre les hommes et les cultures ?
Pourquoi conduisent-ils, plutôt qu’à des débats, à des violences : manifestations contre des professeurs obligés de démissionner, harcèlements contre ceux qui pensent autrement, interdictions de conférences ? Pourquoi les penseurs du wokisme n’admettent-ils pas les objections ou les arguments contradictoires qui sont le propre ou qui devraient être le propre de la vie intellectuelle dans les universités ? S’il ne s’agit pas de juger d’un phénomène par ses excès, des excès constants n’interrogent-ils pas sur le sens du mouvement ?
Enfin, last but not least, est-ce une mode destinée à passer et à rester marginale ou sommes-nous en face d’un courant de pensée qui risque de détruire les principes qui ont fondé la supériorité de l’Occident, le rapport à la vérité, l’esprit critique et la liberté de pensée ? Les ennemis de la démocratie, entre autres les Chinois cités par notre auteur, ont-ils raison de se réjouir de voir les démocraties se trahir elles-mêmes et se déliter sans même qu’ils aient besoin de les y aider ?
À toutes ces questions je pense que l’auteur donnerait la réponse pessimiste, étant donné le ton de son ouvrage, engagé mais non pamphlétaire.
Je tends à le rejoindre pour une raison complémentaire, pour moi fondamentale. Nos démocraties sont devenues « extrêmes »[4]. Relisons Montesquieu : « « La démocratie a donc deux excès à éviter : l’esprit d’inégalité (…) et l’esprit d’égalité extrême (…) Le principe de la démocratie se corrompt, non seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore quand on prend l’esprit d’égalité extrême, et que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour lui commander. Pour lors le peuple, ne pouvant souffrir le pouvoir même qu’il confie, veut tout faire par lui-même, délibérer pour le sénat, exécuter pour les magistrats, et dépouiller tous les juges. (…). Telle est la différence entre la démocratie réglée et celle qui ne l’est pas, que, dans la première, on n’est égal que comme citoyen, et que, dans l’autre, on est encore égal comme magistrat, comme sénateur, comme juge, comme père, comme mari, comme maître. »[5].
Les démocraties « extrêmes » dans lesquelles nous sommes ne sont-elles pas en train de dénaturer leurs propres principes par leurs excès de revendication de liberté et d’égalité et par leur refus de toute institution ? Ni la liberté ni l’égalité ne comportent de limites intrinsèques. L’inspiration des différents mouvements woke s’inscrit bien dans ce mouvement de la démocratie extrême ou « déréglée ». C’est au nom d’une égalité absolue que les militants réclament la reconnaissance de toutes les minorités, fut ce jusqu’à l’absurde – ce dont la transformation de la langue est un exemple. C’est au nom de l’aspiration démocratique elle-même, poussée à l’extrême, qu’ils mènent leur combat. Or ils se fondent sur des faits vrais. Il est vrai que la femme de ménage noire, exemple privilégiée par les penseurs de la Critical Race Theory, ne connaît pas une condition enviable étant donné notre opulence collective et nos valeurs. Il est vrai que nos sociétés comportent nombre d’inégalités et que le principe d’égalité est à leur fondement. Mais les formes excessives que prennent les revendications woke risquent d’aboutir, au nom de l’égalité, à un égalitarisme contraire à la justice sociale et à la liberté politique.
Si vous ajoutez la prudence ou l’indifférence ainsi que l’intérêt immédiat de la majorité des universitaires, peut-on espérer que ces derniers mèneront un jour le combat intellectuel contre ces nouveaux dogmatismes?
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)
[1] Jean-François Braunstein, La Religion woke, Grasset, 2022.
[2] Dans une œuvre considérable, voir en particulier Pierre-André Taguieff, L’Antiracisme devenu fou. Le « racisme systémique » et autres fables, Hermann, 2021.
[3] Nathalie Heinich, Ce que le militantisme fait à la recherche, Gallimard, « Tracts n°29 », 2021, p. 43, n. 6, qui cite Mark Alizart, Pop théologie. Protestantisme et postmodernité, PUF, 2015.
[4] Dominique Schnapper, L’Esprit démocratique des lois, Gallimard, « nrf/essais », 2014.
[5] De l’Esprit des lois, livre VIII, chapitre 2 et 3.