Le populisme médiatique edit
Le débat sur les retraites illustre sans ambages l’aboutissement du processus engendré par la communication Internet qui au départ offrait la promesse d’une ouverture démocratique et à l’arrivée se révèle un aller direct et peut être sans retour vers le populisme. Les fils Twitter, le réseau des journalistes et de tout le monde (il est ouvert), déclinent imperturbablement depuis trois mois une scène primitive : Emmanuel Macron (« Le président des riches », narcissique, illibéral ou au contraire ultralibéral, etc.) contre le peuple (« pas écouté » « méprisé », « en colère », « trahi »). Massivement les gazouillis de l’oiseau bleu véhiculent des variations sur ce refrain. Le plus sidérant c’est que ce prisme organise le débat presque partout ailleurs, dans les grands médias d’information, qu’ils soient publics ou privés. Ce nouveau système médiatique interroge. Comment expliquer une telle asphyxie de la pensée délibérative ?
L’algorithme de la haine et du désaccord
L’Italie a été le premier pays à expérimenter le populisme médiatique, raison sans doute pour laquelle les penseurs italiens rivalisent d’ironie face à la France : « Le Macron bashing va rentrer parmi les disciplines olympiques de #Paris 2024 sourit le journaliste Paolo Levi. Dans Les Ingénieurs du chaos[1], l’écrivain Giuliano da Empoli décrit la montée au pouvoir à partir de 2009 du mouvement 5 Etoiles, une ascension qui doit tout, d’une part à Beppe Grillo, blogueur, comique, showman de télévision, pourfendeur de la classe politique italienne, et, d’autre part, à ses conseillers experts en numérique. Le baroudeur a réussi à mobiliser des millions d’électeurs grâce à l’algorithme qui permet « de cultiver la colère de chacun sans se préoccuper de la cohérence de l’ensemble, qui dilue les anciennes barrières idéologiques et réarticule le conflit politique sur la base d’une opposition entre le peuple et les élites ». En dirigeant des messages ciblés en direction de ces masses d’individus frustrés, des messages qui discréditent un candidat et flattent l’image de l’autre, ces hackers mènent de véritables guérillas virtuelles et aboutissent à influencer suffisamment de votes pour faire pencher un scrutin dans le sens souhaité. En 2013, le mouvement 5 Etoiles récolte 23% et 25% des voix dans les deux chambres du Parlement, se hissant au second rang des partis italiens. L’expérience à été réitérée avec succès lors de la campagne de Trump en 2016, ou du Brexit la même année. L’heure des Français serait-elle arrivée ?
Les plateformes numériques, on le sait, inclinent pour des motifs économiques à aller toujours plus loin vers la diffusion de contenus ludiques, festifs, et transgressifs qui incitent les internautes à « s’engager » (faire des like, commenter ou répondre, adresser). Les médias audiovisuels anciens ont connu cette même évolution vers le divertissement dans les années 1980-1990 avec l’explosion des chaînes commerciales, mais avec une différence : en matière d’information la plupart d’entre elles restaient généralistes et pluralistes et s’attachaient à favoriser la confrontation de points de vue, et par là à contribuer à la conversation démocratique. Aujourd’hui, c’est exactement le contraire : tout concourt à polariser les auditeurs et les opinions, à hystériser les esprits, même dans les grandes chaînes ou radios, peu importe qu’elles soient publiques ou privées – les chaînes tout info poussant ce principe à l’extrême. Pourtant le cahier des charges des grandes télévisions, soucieux de créer les conditions de la vie démocratique, multiple les obligations en faveur du pluralisme et de l’honnêteté de l’information – un cadre juridique qui semble ne plus faire l’objet d’aucun contrôle.
Le cyclotron Twitter mouline en instantané l’information chaude. Son architecture algorithmique obéit à l’économie de l’attention, à celle de l’engagement de l’internaute, peu importe le contenu. Chaque internaute vit dans son silo, les « thread conversationnels » sont inexistants ou en tout cas tournent court très vite (4% des échanges sont des réponses sur Twitter France, contre 80% de like), la communication s’opère par des clins d’œil, des interjections indignées, dénonciatrice ou approbatrices, et bien entendu par la rediffusion de séquences brèves extraites de l’actualité télévisée : celles qui, en un flash, résument une opinion radicale. Les producteurs de contenus « énervés » sont peu nombreux, mais ils retweetent constamment et inondent le réseau, que consultent beaucoup d’internautes passifs. Ce carnaval fait fuir les internautes habités par une exigence intellectuelle ; ils abandonnent la foire d’empoigne Twitter et ils préfèrent fréquenter des espaces de discussion spécialisés ou les réseaux « pro » comme LinkedIn, et se réfugier vers les podcasts, les nouveaux magazines ou les sites de la presse généraliste. Cette désertion laisse Twitter aux internautes galvanisés par des humeurs et commentaires chargés d’émotions, ceux-là même qui appellent une émoticône d’approbation (le réseau propose des cœurs et pas d’émoticône de rejet).
Les journalistes des grands médias obsédés à sonder les attentes du public se sourcent sur Twitter, qui les branche sur la fraction la plus exaltée des internautes et cette vision circule ensuite aussi grâce à d’autres applications, en particulier les messageries Telegram de journalistes et de communicants. Cette tonalité est dès lors transposée dans la grande information politique, le bottom-up jouant alors à plein. Parallèlement, pour affirmer leur fonction de contre-pouvoirs et forcer leur visibilité, les intervieweurs et éditorialistes construisent leurs questionnements sur de la critique, voire de l’agressivité, usant d’une tonalité empruntée à leurs collègues américains. Enfin, beaucoup d’entre eux, en particulier les jeunes journalistes, semblent endosser les convictions de la gauche radicale à l’instar d’une bonne partie des élites intellectuelles : on en repère les traces dans le journal Le Monde, dans les médias publics comme France Inter, des univers professionnels situés dans le halo de Sciences-po (où 55% des étudiants ont voté pour Jean-Luc Mélenchon à la Présidentielle de 2022). Les médias « de référence » de ce fait ont tourné en médias d’opinion.
Utilisation des ressources numériques, journalisme de combat et radicalisme à gauche font système : la médiasphère présente un profil beaucoup plus engagé que ne l’est la population française moyenne. Dans cette bataille culturelle, le souci du pluralisme, de la vérité, de la pondération, et de l’argument rationnel passe d’évidence après d’autres considérations.
La puissance des liens faibles
Le politologue américain Martin Gurri[2] explore le changement de paradigme né de l’Internet : en donnant la parole à tout le monde, chacun exprimant ses intérêts et ses émotions du moment, le Digital Age anéantit l’idée d’une société organisée selon une hiérarchie des savoirs et des positions – dans le gouvernement, les entreprises et les universités. Le mode de fonctionnement ancien des sociétés devient alors illégitime. Vertical, centralisé, assis sur le socle des élites diplômées, des hauts cadres et des professionnels, pratiquant des délibérations compliquées, une obsession des normes et des procédures, guidé par des stratégies et une planification, et filtré par les grands médias et les dispositifs culturels, ce modèle entre de plein fouet en conflit avec un nouvel acteur : l’amateur. L’internaute lambda exige d’être écouté et rejette spontanément les paroles issues d’un lieu d’autorité.
Martin Gurri pointe ainsi la puissance des liens faibles. Les réseaux pratiquent un égalitarisme fanatique sans craindre d’engendrer des dysfonctionnements sociaux majeurs. Ce nouvel acteur (le Public) se positionne radicalement contre le centre de la société, contre les pouvoirs organisés, campe sur un refus de l’ordre établi et s’active selon un élan unilatéral sans accorder la moindre considération pour les autres parties prenantes du jeu social. Sa dynamique et son mode de pensée s’orientent alors aisément vers une démarche nihiliste, la violence pour la violence, aucune réponse politique ne pouvant apaiser cet embrasement –qui n’a alors d’autre voie que de s’éteindre de lui-même. Dégager des leaders, prendre le pouvoir n’est pas le projet du Public, sa stratégie est plutôt de provoquer des nuisances et son principal projet, celui de s’opposer. Que faire face à une foule sans tête et animée seulement par une position de refus ? À tout moment, le pouvoir des faibles, coordonnés à travers des liens faibles au sein de la galaxie numérique, menace de déstabiliser le monde ancien – construit, lui, sur des liens forts (système de valeurs, cadres institutionnels, hiérarchies organisationnelles et scolaires).
La guerre du faux
Le philosophe italien Maurizio Ferraris[3] établit la continuité entre le postmodernisme et le populisme avec la banalisation d’un régime de post-vérité. Il décrit le processus de l’histoire des idées qui trace ce chemin : déconstruction de la « rationalité instrumentale » perçue comme un agent de domination, affirmation du principe nietzschéen selon lequel « il n’y a pas de faits, mais seulement des interprétations », émergence de nouvelles pratiques accordant la toute première place à l’émotivité et à la solidarité, montée au pinacle de la subjectivité, avec son aboutissement, la privatisation de la vérité. Internet galvanise ce processus, en encourageant le pouvoir direct des individus et en faisant disparaître les instances de validation. Dans l’effervescence de la communication décentralisée, créer du faux et le faire circuler, c'est d’ailleurs l’enfance de l’art – tant par la diffusion de « preuves » par des images truquées ou sorties de leur contexte, que par le martèlement d’idées ou de visions du monde mille fois partagées dans les liens numériques. Ce flot de narrations et de vérités alternatives, souvent résumées en tweets ou en statuts Facebook qui par leur abondance s’apportent une garantie réciproque, devient alors acceptable au nom du principe selon lequel chacun a droit à sa part de la vérité.
Au-delà de cet anti-scientisme emboîté à la critique des sachants, d’autres éléments expliquent la crédulité d’une partie de la population face aux vrais ou demi-mensonges ainsi que, parfois, sa capacité à succomber aux fantasmes les plus délirants. À une époque où les médias et les responsables des partis de gouvernement sont souvent suspectés de mensonges – parfois à tort ou parfois à juste titre –, que des leaders populistes se jouent de la vérité, ou même inventent une réalité alternative, ce comportement n’entame pas leur crédit auprès de leurs électeurs et électrices. Trump a pu énoncer n’importe quelle énormité sans que cela ne choque ou ne lui porte préjudice. Bien au contraire, oser affirmer une chose fausse peut être perçu comme un acte d’émancipation, voire de bravoure et celui qui ose transgresser les normes ou les vérités établies peut apparaître aux yeux de certains comme le vrai champion de leurs intérêts.
Business de la haine[4], révolte contre les hiérarchies notamment celles des savoirs, mise en place de la subjectivisation de la vérité : difficile de lutter contre ces forces obscures dont une partie relève de la puissance technologique ; difficile, pour les sociétés démocratiques, d’affronter un tel chaos. Même Marshall MacLuhan[5] n’aurait pas imaginé l’émergence d’un tel moule de l’esprit.
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[1] Giuliano da Empoli, Les Ingénieurs du chaos, JC Lattès, 2019.
[2] Martin Gurri, The revolt of the public and the Crisis of Authority in the New Millennium Stripe Press 2018.
[3] Maurizio Ferraris, Postvérité et autres énigmes, PUF, 2019.
[4] Jean-Louis Missika, Henri Verdier, Le Business de la haine. Internet, la démocratie et les réseaux sociaux, Calmann-Lévy, 2022. Voir la note de lecture de Richard Robert sur Telos.
[5] James W.Carey résume ainsi la pensée du professeur de communication : « Les technologies de la communication, loin d’être neutres, loin de se réduire à des outils de transmission, participent au sens du message : elles constituent « des choses avec quoi penser, des moules de l’esprit, des façonneurs de représentations », Communication as Culture: Essays on Media and Society, New York & Londres, Routledge, édition révisée, 2008.