Violence publique, violence privée edit
Il y a quelques semaines, deux députés ont été mis en cause pour des comportements supposés violents vis-à-vis de leur compagne. Au-delà du cas particulier de ces deux hommes politiques, ces affaires soulèvent une question plus générale sur la violence et le monde politique. Doit-on considérer que la violence dans le débat public, alimentée aujourd’hui par certains courants politiques prônant la radicalité, n’a aucun lien avec la violence dans la vie sociale ordinaire ? Ne l’alimente-t-elle pas ? Ou en est-elle, à l’inverse, en partie issue ?
Beaucoup de Français ont le sentiment que la violence augmente dans la société. Telle qu’elle est mesurée par les statistiques de délinquance une telle idée n’est cependant pas vraiment validée (voir mon précédent article dans Telos) contrairement à ce que pense l’opinion. Néanmoins, au-delà des faits délictueux eux-mêmes, le climat social et politique semble effectivement de plus en plus gagné par une rhétorique radicale, agressive et parfois violente. Les partis se situant aux extrêmes du positionnement politique, à droite comme à gauche, gagnent du terrain. Leur discours, comme l’a montré dans ces colonnes Simon Ronai à propos de LFI, « utilise la conflictualité comme seule stratégie de communication » en instrumentalisant « une haine sociale bien réelle et une colère jamais apaisée et constamment revivifiée ». Mais en même temps, ces partis, au moins à l’extrême-gauche, se font les porte-drapeaux d’un néo-féminisme qui fustige la domination masculine et les violences intrinsèques qui l’accompagnent dans la sphère privée. La question se pose donc : peut-on sans dommage encourager, ou au moins tolérer la violence dans sphère publique (au moins sous une forme verbale) et la condamner dans la sphère privée, notamment en ce qui concerne les violences dont les femmes sont victimes (puisque cette forme de violence privée est un des enjeux majeurs qui émergent aujourd’hui) ? Allons plus loin : la violence politique est-elle véritablement dissociable de la violence tout court ? Cela conduit aussi à se demander si les partis politiques radicaux qui cultivent une certaine forme de violence dans leur discours attirent des personnalités intrinsèquement violentes. Ou, autre hypothèse, contribuent-ils à les acculturer à la violence ? La violence politique ne peut-elle finir par déteindre sur les comportements privés, même si, sur le plan rhétorique, on condamne ces formes de violence ?
L’enquête réalisée pour l’Institut Montaigne sur les jeunes et deux autres générations[1] comportait tout un ensemble de questions sur la violence, publique et privée, qui permettent – sans prétendre clore le débat – d’apporter quelques éléments de réponse.
Jetons d’abord un œil sur la tolérance manifestée à l’égard de différentes formes de violence politique (tableau 1). La lecture des résultats montre que ce niveau de tolérance est assez élevé, notamment concernant l’agressivité à l’égard des élus qui est plus ou moins justifiée par la moitié des jeunes. 37% des jeunes et presque un tiers des membres des autres générations trouvent aussi tolérable à un degré ou à un autre de « pénétrer de force dans un ministère pour interpeler un représentant de l’Etat », ce qui fait référence à des évènements qui se sont déroulés durant le mouvement des Gilets jaunes et qui est un comportement plus explicitement violent. Le tableau montre aussi que les jeunes sont globalement plus tolérants à l’égard de la violence politique que les adultes, surtout en ce qui concerne les comportements qui s’apparentent plus directement à de la violence physique (se battre avec d’autres manifestants ou avec la police). Néanmoins, sur bien des items cette tolérance à la violence politique est relativement transgénérationnelle.
Tableau 1. Tolérance à l’égard de certains comportements de violence politique
Lecture : les % correspondent aux personnes qui trouvent soit « acceptables » les comportements cités, soit « pas acceptables mais compréhensibles » (la troisième modalité étant « jamais acceptables »). Une analyse en correspondances multiples sur ces variables montre que les modalités « jamais acceptables » s’opposent bien aux modalités « acceptables » et « pas acceptables mais compréhensibles »
Revenons maintenant à la question initiale : le fait de tolérer plus ou moins ces comportements de violence politique est-il lié au fait de tolérer des comportements de violence privée ? Les comportements répertoriés dans l’enquête concernaient des actes de violence physique (donner une gifle à son enfant ou bousculer son conjoint/sa conjointe lors d’une dispute) et des actes relevant de de la violence verbale (injures, « doigt d’honneur »…). Retenons d’abord un acte emblématique des violences les plus directement condamnées aujourd’hui, le fait « de bousculer son conjoint/sa conjointe lors d’une dispute ».
Figure 1. Violence politique et tolérance à l’égard d’une violence domestique (jeunes de 18 à 24 ans)
Lecture : les jeunes ayant le score de tolérance à la violence politique le plus faible (0) sont 73% à juger « très grave » le fait de bousculer son conjoint/sa conjointe lors d’une dispute
La figure 1 montre une claire corrélation entre la tolérance à l’égard de la violence politique (synthétisée dans un indicateur variant de 0 à 10 en abscisse construit à partir de l’ensemble des questions du tableau 1) et la tolérance à l’égard d’une forme de violence domestique : le % de jeunes trouvant « très grave » de bousculer son ou sa conjointe lors d’une dispute décroît régulièrement à mesure que s’accroît le score de tolérance à la violence politique. Ceux des jeunes qui ont le score le plus élevé de tolérance à la violence politique ne sont plus qu’une minorité à condamner totalement ce comportement, alors les moins violents politiquement des jeunes sont près des trois-quarts à le faire.
Pour terminer, examinons comment les attitudes des jeunes à l’égard de la violence politique comme de la violence privée[2], varient en fonction de leur proximité partisane (figure 2).
Figure 2. Violence politique et violence privée en fonction de la proximité partisane (18-24 ans)
Lecture : les jeunes se disant proches de LFI ont un score moyen de tolérance à la violence politique de 2,6 et un score moyen de tolérance à la violence privée de 2,7
Les jeunes sympathisants LFI ont les plus hauts scores de tolérance à la violence politique comme de tolérance à la violence privée. Leurs attitudes se distinguent surtout en matière de violence politique qu’ils considèrent beaucoup plus souvent que tous les autres, y compris les jeunes proches du RN, comme acceptable. Les écarts à ce sujet sont considérables. Mais ils sont également plus nombreux à considérer que des comportements de violence privée ne sont pas totalement condamnables. Par exemple, ces jeunes sympathisants LFI sont les moins nombreux de tous les jeunes à trouver « très grave » le fait de « bousculer son conjoint ou sa conjointe lors d’une dispute » (58% le déclarent contre 67% des jeunes proches du PS, 63% des Républicains, 65% pour LERM, 62% pour le RN, 63% pour EELV). Les écarts ne sont pas considérables mais on aurait pu s’attendre, étant donné la présence d’un fort courant féministe dans ce parti, à ce que la condamnation d’un comportement de violence conjugale soit très élevée. Ce n’est pas le cas, au contraire (y compris notons-le chez les jeunes femmes sympathisantes LFI par rapport aux jeunes femmes ayant une autre orientation politique).
Au total, ces résultats alimentent la thèse suivante : une idéologie fondée sur la radicalité et justifiant un certain degré de violence politique qui lui est associée contribue sans doute à affaiblir les freins à la violence dans d’autres domaines de la vie sociale ordinaire. Il est frappant de voir, concernant les sympathisants LFI, que ce mécanisme vient contrecarrer un pan de l’idéologie même du parti concernant les rapports entre les hommes et les femmes puisque les sympathisants LFI, plus portés à justifier la violence politique, condamnent moins souvent une forme de violence conjugale. Celle qui est visée dans l’enquête n’est certes pas la plus extrême (bousculer son ou sa conjointe), mais elle est fermement condamnée par ce parti puisqu’elle a valu à Adrien Quatennens sa mise à l’écart. Les sympathisants LFI sont apparemment beaucoup moins sévères que les dirigeants. Cela révèle sans doute qu’il est difficile de cultiver la violence dans un domaine de la vie sociale, sans l’étendre à d’autres. Mais il est possible également que les personnes intrinsèquement attirées par la radicalité et la violence choisissent l’offre politique qui correspond le mieux à cette orientation personnelle[3].
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[1] Voir : https://www.institutmontaigne.org/publications/une-jeunesse-plurielle-enquete-aupres-des-18-24-ans
[2] Le score est construit à partir de questions sur le fait de trouver plus ou moins grave les comportements suivants : insulter quelqu’un dans la rue, se moquer de quelqu’un de façon anonyme sur les réseaux sociaux, « faire un doigt d’honneur » à quelqu’un en conduisant, donner une gifle à son enfant lorsqu’il refuse d’obéir, bousculer son conjoint/sa conjointe lors d’une dispute, voler son portable à quelqu’un.
[3] Cette hypothèse est alimentée par un autre résultat de l’enquête : quel que soit leur degré de tolérance à l’égard de la violence politique, les jeunes sympathisants LFI sont systématiquement moins nombreux à condamner les violences conjugales. La corrélation entre violence politique et violence privée est d’ailleurs plus faible chez eux. Les concernant, ce n’est donc pas seulement la violence politique qui alimente la violence privée : la tolérance pour toutes les formes de violence est globalement plus élevée chez les sympathisants LFI.