Les ordonnances travail renforcent la démocratie sociale edit

8 décembre 2017

Dans une démocratie, toutes les idées doivent pouvoir être exprimées, dans le respect des droits fondamentaux. Le droit d’expression publique doit ainsi être concilié avec d’autres de même niveau, ceci par application du principe constitutionnel de proportionnalité et(ou) de mise en œuvre de l’intérêt général. Ces principes devraient gouverner le jugement porté sur les « ordonnances travail ».

Un renforcement de la démocratie sociale

L’élément essentiel de ces ordonnances est que, dans les limites de l’ordre public, elles rendent les dispositions légales supplétives du tissu conventionnel. En d’autres termes, l’ensemble des règles du code du travail continue à s’appliquer là où, quelle qu’en soit la raison, n’ont pu prospérer des accords collectifs (qui sont, rappelons-le, des accords majoritaires).

En outre – et parce que la relation contractuelle entre l’employeur et le salarié est par nature déséquilibrée – des moyens efficaces, inspirés du droit des obligations et donc des fondamentaux du droit civil, ont été conçus pour corriger les effets négatifs de ce déséquilibre, notamment par des procédures visant à favoriser un consentement éclairé de la partie faible au contrat et à promouvoir la réalité de la volonté des parties.

Ceux qui affirment sans nuance que, dans l’accord collectif, spécialement d’entreprise, c’est surtout l’opinion de l’employeur qui prévaut, semblent ignorer l’obligation des accords de méthode précédant la négociation sur le fond.

La finalité de ceux-ci est de permettre l’équilibre des pouvoirs entre les parties, mais aussi de favoriser un comportement loyal des négociateurs, la loyauté étant un des ingrédients majeurs du consentement permettant au contrat de faire (seul) la loi des parties. La réticence de négociateurs à l’instauration de règles de conduite de la négociation a conduit le législateur à imposer l’accord de méthode. On pourrait du reste dire la même chose s’agissant du préambule dont l’utilité est grande dès lors que le constat de la situation de fait permet plus aisément à chaque partie de structurer des propositions dans l’intérêt général, celui de l’entreprise (qui ne se limite pas à celui des détenteurs du capital) ou de la branche (qui est autant social qu’économique).

Non, il n’y a pas régression sociale dans la mesure où le droit à la négociation collective est un droit fondamental d’essence constitutionnelle. Créer un espace large d’autonomie pour le tissu conventionnel, c’est donc favoriser l’expression de ce droit, consacré non seulement par le préambule de la Constitution de 1946, mais aussi par la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne qui, depuis le Sommet de Lisbonne, a valeur de traité, ce qui accroît son autorité.

Ceci d’autant qu’on a pris soin, dans l’architecture nouvelle du droit du travail, de bien identifier les principes qui déclinent les droits fondamentaux, et sont de ce fait de la compétence exclusive du législateur et auxquels, par voie de conséquence, un accord collectif ne peut déroger. On a pris soin aussi d’identifier, pour donner sa pleine mesure à la primauté de l’accord d’entreprise, les domaines qui sont du ressort de l’ordre public professionnel, inspirés d’une définition juridique de la branche, elle-même identifiée à partir de l’unité économique et sociale, dans lesquels la convention de branche décide prioritairement des garanties individuelles et collectives accordées aux travailleurs.

Hors ces domaines, la convention de branche est supplétive de l’accord d’entreprise, ce qui parait souhaitable au motif que c’est à ce niveau que peuvent se bâtir les normes les plus adaptées à un contexte précis qui peut différer d’une entreprise à une autre. Et cela favorise l’effectivité du droit.

On peut même soutenir que chaque fois que le législateur intervient au-delà des principes, il porte atteinte au droit constitutionnel des travailleurs à la négociation de leurs conditions de travail par l’intermédiaire de leurs délégués. En théorie, cela pourrait justifier une action en abrogation devant le Conseil constitutionnel.

Ceci d’autant que la protection des travailleurs – qui est la fonction du droit du travail en liaison avec le caractère déséquilibré de la relation entre l’employeur et le salarié – est largement une fiction dans un droit légal hypertrophié dont personne, même pas les universitaires les plus brillants, ne connaît plus de la moitié, encore moins les employeurs (surtout de PME) et les représentants syndicaux qui ne sont pas des juristes et n’ont du reste pas à l’être.

D’où une double dérive : celle de privilégier la forme, donc l’apparence, sur le fond ; celle de gérer administrativement les contraintes de ce droit, vécu alors comme une fin en soi alors qu’il gagne, ce à quoi contribue fortement la négociation collective (et donc le contrat collectif), à être conçu comme une technique d’organisation de l’entreprise, grâce à l’adaptation des normes à chaque contexte et à la gestion prévisionnelle des risques.

Un droit plus contractuel et moins réglementaire est un moyen de pacifier les relations de travail par le renforcement de la démocratie sociale, dans l’intérêt des travailleurs comme des entreprises. C’est donc aussi un moyen de réduire une judiciarisation non seulement excessive, mais encore témoignant d’un échec, le contentieux étant le prurit du droit. C’est aussi le moyen de construire, au vu d’un contexte donné, des instruments permettant de prendre en compte les évolutions souhaitées et(ou) prévisibles. En effet, le contrat a, contrairement à la loi, la vertu d’adapter les évolutions des normes à celle du contexte dans lequel elles sont invitées à prospérer. L’accord collectif (majoritaire, rappelons-le à nouveau) est, du fait de sa nature contractuelle prééminente, vecteur d’émancipation des travailleurs (individuellement et collectivement) grâce à la liberté contractuelle qui en découle à leur profit. Dès lors, est totalement scandaleux de soutenir que développer le rôle de l’accord collectif serait un abaissement de la protection du travailleur, voire une atteinte à son intégrité.

Soutenir – pour justifier le rôle mineur des partenaires sociaux (du fait d’un soi-disant principe de faveur) - que dans l’accord collectif, c’est l’employeur qui décide seul, repose sur le postulat que les syndicats n’ont aucune efficacité, voire même aucune utilité puisque cela présuppose qu’ils seraient manœuvrés. C’est au contraire de leur indépendance, garantie constitutionnellement, que vient la force démocratique du contrat collectif, ceci d’autant que malgré sa nature contractuelle prééminente, il est aussi normatif, ce qui l’apparente à la loi.

Concernant l’articulation entre l’accord collectif et le contrat de travail, relève aussi de la malhonnêteté intellectuelle de prétendre qu’au niveau individuel le contrat de travail protègerait mieux le salarié que l’accord collectif. A ce niveau individuel, l’équilibre contractuel est manifestement plus difficile à concevoir que dans une négociation collective menée, concernant les salariés, par des délégués protégés et dont la légitimité est garantie par les votes obtenus aux élections professionnelles. Sauf dans certains cas pour des cadres dirigeants ou supérieurs...

Un dépassement de la culture de lutte de classes

On est donc en pleine idéologie dans le rejet par certains des « ordonnances travail » qui réduiraient les protections des travailleurs, pour les plus modérés, ou « détruiraient », « casseraient » le code du travail pour d’autres. D’où parlent ceux qui, se croyant éternellement des avant-gardes éclairées savent mieux ce qui est souhaitable pour protéger les travailleurs que des délégués syndicaux protégés et légitimés par les résultats des élections professionnelles ?

La logique démonstrative de ces « avant-gardes éclairées » est simple : ce qui est bon pour l’entreprise ne l’est pas pour les travailleurs, et vice-versa. L’efficacité économique est opposée à la protection des travailleurs. Dans cette culture de lutte des classes, un accord collectif entre les partenaires sociaux ne peut ressortir que de deux logiques extrêmes. Dans la première, l’accord est favorable à l’entreprise, inspiré par la logique du profit et défavorable aux protections des travailleurs. Les représentants de ces derniers l’ont inévitablement signé sans réelle liberté d’appréciation, le pistolet sur la tempe et sous la menace ou bien abusés par des informations manipulées. Dans la seconde logique, les travailleurs parviennent à imposer, via une mobilisation et un rapport de force exigeants, des transformations allant nécessairement contre la logique du profit mais élevant les protections et avantages des travailleurs.

Cette logique oppose l’efficacité économique à l’intérêt et la protection des travailleurs, et suppose qu’aucune transformation ne peut simultanément promouvoir les deux. Les exemples de démocratie sociale offerts par les pays nordiques et scandinaves, pour ne prendre que ces exemples si souvent vantés, nous montrent pourtant avec force que les deux sont compatibles. A condition que les deux parties en soient persuadées et se mobilisent pour les associer.

Bien sûr, un accord collectif peut contenir des concessions, des reculs sur certains avantages pris isolément pour les travailleurs. Mais un accord est un tout, un ensemble qui doit être globalement considéré, les éventuelles concessions ne pouvant être détachées des avancées qui les accompagnent. Et les signataires de l’accord sont les mieux placés pour savoir si l’équilibre global qu’il porte est une avancée. Les signatures du chef d’entreprise et des représentants syndicaux légitimes et majoritaires témoignent que l’efficacité économique et les protections des travailleurs y gagnent conjointement. Ainsi par exemple, dans des moments difficiles, de réelles garanties d’emploi peuvent être des contreparties équilibrées de baisses transitoires des salaires, garanties d’emploi pour les travailleurs et en particulier ceux qui ont des charges de famille. C’est d’ailleurs ainsi que l’Allemagne a pu traverser la première année de crise, en 2008-2009, sans destruction d’emploi tandis que 500 000 postes étaient détruits en France alors que la contraction de l’activité y était deux fois plus réduite. A ce titre, l’invocation si fréquente du soit-disant principe de faveur doit changer d’ambition : c’est sur la globalité d’un changement que doit être appréhendé le caractère plus favorable et non de façon étroite, avantage par avantage.

Il est paradoxal de constater la virulence avec laquelle certaines organisations s’opposent à ces transformations dont les ‘ordonnances travail’ constituent une étape. Elles s’opposent ainsi à un élargissement de leur rôle d’acteurs de la démocratie sociale dans les branches et les entreprises. Elles revendiquent ce faisant l’irresponsabilité, demandant à l’Etat de maintenir sinon renforcer les normes supposées protectrices du code du travail, rejetant toute recherche d’évolutions conciliant la promotion conjointe de l’efficacité économique et de la protection des travailleurs. Ce positionnement facile est la négation même de leur rôle et au-delà du progrès social.

Une étape dans un long processus

Ce qui est encore plus grave, c’est qu’en raison des responsabilités de ceux prônant de telles idées, ce sont des centaines de milliers de personnes qui sont persuadées que ce qui se met en place va organiser la régression sociale. Et il est difficile de les convaincre en mettant en évidence que la construction d’un droit du travail plus contractuel et moins réglementaire est une ambition qui a pris naissance il y a longtemps, sans doute à partir de la philosophie de la Nouvelle Société de Chaban-Delmas. Sinon même avant, dans les décisions du Conseil National de la Résistance ou dans des ordonnances comme celle, d’ailleurs promue par un ministre du Travail communiste, décidant, en 1945, qu’un salarié ne pouvait s’opposer à l’adhésion de son entreprise à un système de retraite supplémentaire, qui a pourtant pour conséquence d’abaisser son salaire net, si cette adhésion a été validée par un référendum témoignant qu’elle bénéficie globalement aux travailleurs.

Mais aussi par les lois Auroux qui ont introduit dans le droit positif la technique de dérogation à la loi par l’accord collectif. A l’époque, les communistes étaient dans le gouvernement et n’ont pas protesté contre l’organisation de la primauté du contrat sur la loi ! Depuis et quelle que soit la couleur du gouvernement, le champ des domaines de la dérogation et, à l’intérieur de chacun d’eux, leur amplitude n’ont cessé de croître avant que, par la loi du 4 mai 2004 inspirée d’une déclaration commune de 2001 (dont seule la CGT n’est pas signataire parmi les syndicats de salariés), on étende le champ de la dérogation aux rapports entre accord d’entreprise et convention de branche. Cette évolution a rendu inévitable qu’on revisite la notion de représentativité des syndicats pour l’évaluer en fonction de leur audience (la loi de 2008 est inspirée d’une position commune signée par la CGT et la CFDT) puisqu’on dépasse la dérogation par la supplétivité de la norme de niveau supérieur à l’égard de celle de niveau inférieur. Ceux qui critiquent violemment cela en l’attribuant à la loi travail de 2016 ne savent manifestement pas que cela existait déjà depuis la loi de 2008 ou bien préfèrent l’ignorer parce que cela facilite le discours de démolition. Les ‘ordonnances travail’ sont une étape dans un long processus. D’autres étapes suivront, qui contribueront au renforcement conjoint de l’efficacité économique et de la protection des travailleurs grâce à la démocratie sociale.

Plutôt qu’inciter les travailleurs à contester dans la rue les décisions du législateur, mieux vaut que les acteurs naturels du social que sont les syndicats se saisissent pleinement du grand souffle d’autonomie et de responsabilité qui leur est ouvert. Ceci afin d’élaborer, par le contrat collectif, le statut des travailleurs et le faire évoluer dans le sens du progrès social… ce qui est leur rôle. Dans cette perspective, ils doivent améliorer leurs compétences, notamment par la formation, ce qui pourrait faire l’objet d’un accord cadre afin d’utiliser au maximum la technique contractuelle et les outils de sa déclinaison, de sorte que le contrat fasse réellement et seul la loi des parties. L’argument, également avancé, de l’atteinte à l’égalité de traitement, conséquence d’un droit social adapté à chaque entreprise, relève aussi de la malhonnêteté intellectuelle car c’est le cas depuis toujours, à cause des conventions collectives qui établissent des statuts différents d’une branche à l’autre. Or – mais cela les contestataires ne le soulignent pas – la place de la décision unilatérale de l’employeur va se réduire fortement, d’autant que le dialogue social impératif induit la recherche de compromis dans le contrat, ce qui affecte éventuellement le caractère souverain du pouvoir de direction.

Bref, et si on ne veut pas être désobligeants en parlant de malhonnêteté intellectuelle, c’est d’incompétence qu’il faut taxer ces pseudo-défenseurs des travailleurs dans une mythologie dépassée mais persistante. D’autant que si on critique leurs positions, on est taxé d’être complices d’agressions à l’égard des travailleurs, dont la dignité passe pourtant par leur intervention dans l’élaboration de leurs conditions de travail… ce à quoi contribue le nouveau droit du travail.

Paraphrasant Voltaire, il faut se battre pour que des opinions puissent s’exprimer, surtout si on leur est hostile. Mais il faut exiger de ceux qui les expriment la démonstration de ce qu’ils avancent parce que seule la Raison permet de dépasser l’idéologie, donc l’obscurantisme.

 

[1]. Jacques Barthélémy est ancien professeur associé à l’Université de Montpellier et Gilbert Cette est professeur associé à l’université d’Aix-Marseille. Ils sont les auteurs, aux éditions Odile Jacob, de Réformer le droit du travail (2015) et Travailler au XXIe siècle – L’uberisation de l’économie ? (2017). Ce billet n’engage que ses auteurs et non les institutions auxquelles ils sont liés.