La guerre des générations aura-t-elle lieu? edit

17 septembre 2024

Dans un article très convaincant, Monique Dagnaud pointe les risques et les signes de tension croissante entre les générations. L’idée que la génération des boomers a été, d’une part, économiquement très favorisée par rapport aux générations qui l’ont suivie et qu’elle est, d’autre part, en partie responsable, du fait de son mode de vie et de son mode de consommation, de la détérioration écologique de la planète, s’est effectivement installée dans l’opinion. Néanmoins, je voudrais montrer dans ce papier qu’il est peu probable que ces tensions débouchent sur une véritable guerre des générations. Quatre arguments vont dans ce sens.

1. La génération des baby-boomers n’a pas été aussi favorisée qu’on le dit

Ce qu’évoque Monique Dagnaud dans son article concerne le ressenti et l’on sait que les sentiments collectifs ne sont pas toujours en accord avec les données objectives. Cela n’empêche évidemment pas ces sentiments de s’exprimer et d’être une donnée incontournable de la vie sociale. On pourrait donc penser qu’il est inutile de rappeler cet écart. Ne pas le faire néanmoins accréditerait l’idée dangereuse que dans la vie de la société et dans sa gouvernance seuls comptent les sentiments même lorsqu’ils sont dénués d’un fondement objectif. Ce serait la porte ouverte à un populisme sans frein. Sur la question intergénérationnelle, il faut donc rappeler quelques faits bien établis.

Certes les baby-boomers ont vécu leur jeunesse dans une période de croissance qui était largement insensible aux questions environnementales et à ce titre ils pourraient être tenus pour coresponsables de la dégradation de l’environnement. Mais les jeunes générations actuelles, si elles avaient été placées dans le même contexte historique, auraient-elles été plus lucides ? On peut en douter. La responsabilité n’est-elle pas plus sociétale que générationnelle ?

Sur un autre plan, la génération du baby-boom a-t-elle été économiquement favorisée par rapport aux générations qui ont suivi ? Dans un article de Telos consacré à ce qu’on a coutume d’appeler, après Jean Fourastié, les Trente Glorieuses, Eric Chaney résume ainsi la situation des générations de cette période de l’histoire de France : « Les générations des Trente Glorieuses, y compris les boomers, vivaient moins longtemps, mourraient plus souvent au travail, avaient plus de chances de perdre leurs bébés, vivaient dans des logements plus petits et plus insalubres, souffraient d’une pollution industrielle plus élevée et, pour comble, travaillaient bien plus. » On est très loin d’un Eden, les conditions de vie étaient bien plus difficiles, l’équipement des ménages n’avait rien de comparable avec ce qu’il est aujourd’hui et le taux de pauvreté était bien plus élevé. En outre, des travaux d’économistes[1] montrent que sur l’ensemble des cohortes nées entre 1901 et 1979 aucune génération n’a connu une baisse de son niveau de vie par rapport à celle qui la précédait. La raison en est simple : le niveau de vie a considérablement progressé (il a été multiplié par 2,2 en euros constants de 1970 à 2018[2]) et il aurait fallu des facteurs inégalitaires extrêmement puissants pour qu’une génération particulière ne profite pas de cet enrichissement général. Cela n’a pas été le cas. Ce qui alimente le pessimisme actuel ce n’est pas le niveau de revenu (bien plus élevé que durant les Trente Glorieuses), c’est le fait que les perspectives d’amélioration sont bien moindres que ce qu’elles étaient autrefois. Concernant l’optimisme ou le pessimisme social la pente compte plus que le niveau.

Ce rappel étant fait, quels sont les éléments qui peuvent faire douter de l’avènement d'une guerre des générations ?

2. Il n’y a pas d’expression politique d’une lutte des générations

En effet, on ne discerne pas dans l’espace public d’expression collective d’une animosité particulière à l’égard des générations plus âgées. Les jeunes manifestent contre les riches, contre les puissants, contre le capitalisme, contre les grandes entreprises, contre le gouvernement…On ne les voit pas manifester contre les « vieux ». Il y a certainement chez une partie des jeunes (les plus diplômés comme le relève Monique Dagnaud) l’idée que les générations précédentes leur laissent une planète abimée, mais ce sentiment n’a jusqu’à présent pas trouvé de traduction politique.

Une des raisons qui l’explique peut-être est que le thème générationnel est un thème délicat à manier pour la gauche. En effet, par définition le concept de génération est un concept trans-classe. Ainsi, mettre au banc des accusés une génération entière revient à mettre dans le même sac ouvriers, employés, cadres, bourgeois et capitalistes, une vision bien peu compatible avec la conception classiste qui domine encore dans la pensée de gauche, même si le « peuple » a pris la place du « prolétariat » et les « élites » celle des « capitalistes ». On peut toujours accuser les anciennes élites bourgeoises et dédouaner le peuple, mais le thème générationnel perd alors de sa force.

Néanmoins, il faut reconnaître que LFI a peut-être amorcé un virage en abandonnant (au grand dam de François Ruffin) la vision ouvriériste de la gauche classique pour se tourner plus vers les jeunes et les « quartiers » plus sensibles à des questions sociétales qui peuvent cliver les générations. On verra si cette évolution perdure, se développe et trouve une traduction en termes générationnels.

3. Dans la vie privée et la sphère familiale la solidarité intergénérationnelle n’a jamais été aussi forte

En effet, alors qu’on a souvent annoncé la fin de la famille, c’est plutôt le contraire qui s’est produit. La famille est certes fragilisée par les divorces et les séparations. Mais les liens intergénérationnels se sont au contraire renforcés. Les parents considèrent autant et peut-être même plus qu’autrefois, du fait de la massification scolaire, que la vie de leurs enfants est une prolongation de leur propre vie et font tout pour que cette prolongation soit aussi une amélioration. Ainsi, ils soutiennent énormément leurs enfants durant leurs études et continuent de le faire, matériellement et affectivement, une fois ces études terminées. Ils sont d’autant plus conduits à le faire que l’entrée dans la vie professionnelle est plus longue et plus incertaine qu’autrefois. Durant cette période de fragilité, de doutes, parfois d’angoisse, l’accompagnement des parents constitue donc souvent un soutien fondamental. Les jeunes le savent et en sont reconnaissants. Dans une enquête Louis Harris pour l’Institut Montaigne conduite en 2022 auprès d’un échantillon représentatif de 8000 jeunes, 69% des jeunes interrogés déclarent que leurs parents les aident « juste comme il faut » et 18% pensent même qu’ils les aident « trop » ! Seuls 13% considèrent ne pas être assez aidés. Dans la même enquête, 83% des jeunes considèrent que les relations avec leurs parents sont « faciles » (très ou plutôt). Très peu de tensions à l’intérieur des familles donc.

Il peut toujours y avoir un écart entre la perception des rapports familiaux dans la sphère privée et la perception des rapports intergénérationnels à un échelon macrosocial, mais on peut penser que la bonne qualité moyenne des relations entre parents et enfants ne favorise pas l’éclosion d’une conscience générationnelle extrêmement vindicative.

4. Le libéralisme culturel n’est pas mort et il est transgénérationnel

La figure 1 montre l’évolution d’un indice de libéralisme culturel de 1981 à 2018 en fonction de l’âge. Le constat est celui d’une convergence générationnelle. Même les 60 ans et plus finissent par se rapprocher dans la dernière vague des autres classes d’âge qui ont convergé vers un niveau élevé de libéralisme culturel dès les années 2000. Le contraste est saisissant avec le début des années 1980. Par rapport à cette époque et plus encore sans doute si on disposait de données plus anciennes, les générations partagent aujourd’hui plus de valeurs en commun que ça n’a jamais été le cas dans l’histoire récente.

Figure 1. Indice (5-50) de libéralisme culturel en France en fonction de l’âge de 1981 à 2018

Source : EVS. Lecture : l’indice est la somme des réponses sur une échelle (de 1 à 10) de tolérance à l’égard de l’homosexualité, de l’avortement, du divorce, de l’euthanasie, du suicide ; l’échelle varie de 5 à 50.

Cette convergence générationnelle sur les valeurs de libéralisme culturel explique également le renforcement des liens intergénérationnels à l’intérieur des familles évoqué au point précédent.

Au total, il est vrai que la frange de la jeunesse la plus diplômée semble au contraire diverger d’avec les anciennes générations sur bien des points et se laisser tenter par des formes de radicalité politique. La question qui reste ouverte est de savoir à quel degré cette partie de la jeunesse représente une avant-garde qui exercera une force d’entraînement sur l’ensemble des jeunes. Pour le moment, comme le note Monique Dagnaud, cette élite scolaire semble plutôt close sur elle-même sans véritablement parvenir à créer une véritable et large identité générationnelle. Mais bien sûr la conjoncture politique très mouvante que nous connaissons aujourd’hui peut changer bien des choses à l’avenir.

 

[1] Hippolyte d’Albis, Ikpidi Badji, « Les inégalités de niveaux de vie entre les générations en France », Économie et statistique, 491-492, 2017, p. 77-99

[2] Voir : https://www.insee.fr/fr/statistiques/5371217?sommaire=5371304#tableau-figure1