Les deux jeunesses edit
Le scrutin d’hier le confirme: en matière de participation sociale et politique, la jeunesse française est profondément divisée en fonction du capital culturel familial. Réduire ce clivage est un enjeu démocratique d’importance.
Pierre Bourdieu a construit la notion de capital culturel en partant de l’idée, simple mais forte, que les classements sociaux, objectifs et subjectifs, ne se fondaient pas uniquement sur le capital économique – les revenus, le patrimoine – mais également sur un ensemble de dispositions culturelles liées au diplôme, mais plus largement à l’éducation reçue dans sa famille, qui permettent, tout autant que la richesse, de se « distinguer »[1], d’afficher un rang et de déterminer sa place dans l’échelle sociale. Certaines catégories sociales sont riches en capital économique mais pauvres en capital culturel – certaines catégories de commerçants par exemple – d’autres sont riches en capital culturel mais pauvres en capital économique, l’exemple emblématique étant celui des professeurs.
Dans les études sociologiques, cette notion a pris de plus en plus d’importance et dans bien des domaines – notamment celui des attitudes sociales et politiques – la variable du niveau d’étude semble plus discriminante que celle du revenu. L’enquête sur la jeunesse de l’Institut Montaigne[2] en offre une illustration assez frappante.
Dans cette enquête le capital culturel a été mesuré de deux façons : par le niveau de diplôme des jeunes interrogés, mais également en interrogeant les jeunes sur le nombre de livres possédés dans le foyer de leurs parents. Cette mesure est, comme disent les statisticiens, un proxy du capital culturel hérité. Le nombre de livres possédés au foyer permet d’en avoir une approximation.
Figure 1. Quelques scores d’attitudes sociopolitiques en fonction du capital culturel familial
Lecture : les scores, construits à partir de plusieurs questions de l’enquête sont calibrés pour varier de 0 (valeur minimale) à 10 (valeur maximale). Toutes les différences de moyenne pur un score donné présentées dans cette figure sont statistiquement significatives. Source : enquête Jeunes Louis-Harris Institut Montaigne 2021.
Cette variable s’est révélée très clivante. Les jeunes issus de familles à faible capital culturel se distinguent sur plusieurs points : ils sont nettement en retrait sur les questions écologiques et de genre qui mobilisent une partie des autres jeunes ; ils font preuve d’une faible inclination pour la protestation et d’un faible attachement à la démocratie. Par ailleurs, ils se montrent plus tolérants à l’égard de comportements déviants, incivils ou violents dans le domaine des relations interpersonnelles (figure 1). On constate également, résultats allant dans le même sens, qu’ils sont très nettement sous-représentés dans le groupe des « démocrates-protestataires » issus de la typologie des attitudes sociopolitiques réalisée à partir de cette enquête, c’est-à-dire des jeunes impliqués sur les questions sociétales, privilégiant des formes d’action protestataires tout étant attachés à la démocratie et rejetant les formes d’action politique violente.
Logiquement, ils sont également très en retrait sur la participation politique conventionnelle : près de la moitié d’entre eux considère ainsi que « voter ne sert pas à grand-chose » et la même proportion ne se situe ni sur l’échelle gauche-droite ni à proximité d’un parti politique (tableau 1).
Tableau 1. Rapport à la politique en fonction du capital culturel familial
* ne se positionnant pas sur l’échelle gauche-droite et n’indiquant aucune préférence partisane
Ce désengagement politique s’accompagne d’une propension plus marquée à justifier la violence politique et d’une nette prise de distance avec les solutions réformistes d’évolution de la société. Les jeunes à faible capital culturel familial optent à la fois plus souvent pour des solutions révolutionnaires et (à un moindre degré) pour des solutions conservatrices (tableau 2).
Tableau 2. Capital culturel familial et opinion sur les changements souhaitables de la société
Manifestement le degré de participation des jeunes dans la société est fortement associé au capital culturel familial. Les parents qui eux-mêmes, en grande partie grâce à leur bagage culturel, sont partie prenante des débats et des engagements qui traversent la société, transmettent à leurs enfants ce goût de la participation sociale. Les familles qui n’ont pas acquis ou reçu ces atouts culturels sont en moindre capacité de le faire. Leurs enfants participent moins aux instances collectives, y compris celles qui n’ont pas d’objet sociétal ou politique (les jeunes à faible capital culturel familial sont moins présents dans les associations sportives ou de loisir, 14% contre 26% pour les enfants de familles à plus fort capital culturel) et s’engagent moins dans les débats politiques et sociaux.
Lorsqu’on les interroge sur la façon dont ils s’informent sur l’évolution de la société, 29% de ces jeunes les moins dotés sur le plan culturel disent ne faire confiance à aucune source d’information, plus que deux fois plus que les jeunes mieux dotés. Ils se tournent plus souvent que les autres vers leur famille (19%), ou vers la télévision (15%), mais délaissent plus que les autres jeunes les réseaux sociaux ou internet, les journaux, les livres ou documents, et même les discussions entre amis. Les enseignants ne représentent qu’une part infime des sources d’information auxquelles ils font le plus confiance (4%). En l’état, il semble donc y avoir peu de chances qu’ils puissent abattre les barrières culturelles qui les maintiennent à l’écart du débat public et de la participation sociale.
L’école ne réduit pas le clivage culturel
L’école ne parvient pas vraiment à abattre ces barrières comme le montre la figure 2 : les non bacheliers sont quatre fois plus représentés parmi les jeunes issus de familles au plus faible capital culturel que parmi celles qui sont le mieux dotées. Il y a donc plus de chances que l’école renforce le clivage culturel initial plutôt qu’elle ne le réduise.
Figure 2. % de non bacheliers en fonction du capital culturel familial
Le clivage entre les jeunesses est donc aussi, et peut-être avant tout, social et culturel. La reproduction sociale fonctionne également et fortement dans la capacité à participer au débat démocratique et elle en exclut une grande partie des jeunes qui ne disposent pas de ces atouts culturels. Ce clivage, pourtant essentiel, est très peu présent dans le débat public. La société renvoie une image faussée de la jeunesse – révoltée, mobilisée, engagée, prête à se mobiliser toute entière pour les causes environnementales – alors que cette image ne correspond qu’à une fraction de la jeunesse, certes conséquente, mais spécifique, plus diplômée et plus souvent issue de familles à fort capital culturel. Une autre partie de la jeunesse reste à l’écart de ces engagements. L’atonie démocratique dont on se plaint ne tient pas qu’à ce clivage mais il est certain qu’il l’alimente pour une bonne part. Le réduire est donc un enjeu démocratique important.
L’école de la République devrait y jouer un grand rôle, qu’elle ne tient pas aujourd’hui. Donner aux jeunes le goût du débat, aiguiser leur sens critique, les former à argumenter, leur apprendre à décrypter les informations foisonnantes qui circulent sur internet, tout ceci devrait faire partie de la formation d’un collégien ou d’un lycéen, de la formation d’un futur citoyen. Si l’école ne le fait pas, qui le fera ? S’en remettre aux familles comme on le considère habituellement en France (familles qui ont la tâche d’éduquer leurs enfants) est une facilité, et presque une lâcheté, car on l’a vu avec cette étude, certaines d’entre elles ont peu de moyens pour y parvenir. La puissance publique devrait prendre le relai et s’atteler à cette tâche.
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[1] Pierre Bourdieu a publié son fameux livre La Distinction. Critique sociale du jugement en 1979.
[2] Institut Montaigne, Une jeunesse plurielle. Enquête auprès des 18-24 ans, février 2022. L’enquête a été réalisée par l’Institut Louis-Harris Interactive auprès d’un échantillon représentatif de 8000 jeunes de 18 à 24 ans.