L’état dépressif, une vulnérabilité française edit
Les Français ont le moral plombé. Méfiance (38%), lassitude (36%), morosité (26%), voilà les adjectifs qui caractérisent le mieux leur état d’esprit en janvier 2024 alors que juste 17% d’entre eux expriment de la sérénité. 32% seulement sont vraiment satisfaits de leur vie (score 8-10 sur une échelle de 1 à 10) selon le CEVIPOF[1]. Selon l’enquête Et maintenant 2 (France-culture/Arte) que j’ai coordonnée en 2022 auprès d’une population très diplômée, « inquiétante », « anxiogène », « incertaine », « chaotique[2] », ces mots définissent l’époque. Selon plusieurs études récentes entre 25% et 40% des 18-24 ans connaissent un état dépressif modéré. Par les temps qui courent, rien de plus normal. Oui, mais cette morosité est installée depuis fort longtemps en France. En 1998, elle avait déjà fait l’objet d’un livre du sociologue Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi[3], qui pointait la fragilité de l’individu sans cesse renvoyé à lui-même dans l’hyper individualisme contemporain. Elle est quasiment devenue endémique, et elle est beaucoup plus profonde chez nous que chez d’autres pays européens[4]. Quelles sont les racines de ce malheur français ?
La loupe des économistes et des politologues
Depuis vingt ans, que le soleil luise ou qu’il pleuve[5], ce caractère sombre prédomine sur les sentiments heureux. Sans surprise il trouve dans le rapport au politique le lieu de sa pleine expression. La France détient le record européen de la méfiance envers la politique[6], le gouvernement étant l’institution le plus discréditée : 28% de confiance, un niveau qui n’a jamais dépassé les 35% (en février 2021 dans la foulée de la pandémie) au cours des quinze dernières années. Si l’on se reporte à une époque plus lointaine : en 1985, déjà 55% des Français déclaraient ne pas faire confiance aux hommes politiques (quatre ans après l’arrivée de la gauche au pouvoir), et en 2001 ce taux avait nettement grimpé et atteignait 75% (sous la présidence de Jacques Chirac, quatre ans après l’intronisation de Lionel Jospin comme chef de gouvernement). Donc, en matière d’opinion sur le politique un virage assez serré est pris au moment de l’entrée dans le nouveau siècle et, ensuite, ce taux de méfiance se cristallise.
Cette déprime a mobilisé les réflexions de plusieurs chercheurs. En 2007, les économistes Yann Algan et Pierre Cahuc, dans La Société de défiance, désignent, en première raison, un modèle social corporatiste et étatiste qui « en instaurant des inégalités statutaires (…) a œuvré à l’effritement de la solidarité et de la confiance mutuelle » ; au bout du compte les Français développent une défiance tous azimuts, à l’égard des autres, du marché et des syndicats, et portent à l’État une attente par avance désillusionnée. Le politologue Luc Rouban, dans Les Raisons de la défiance (2022), évoque, lui, l’anomie française, l’absence de sentiment d’appartenance à une communauté et à une nation française, une anomie qu’il couple à un autre ressenti, celui des catégories populaires, d’être peu reconnues et de faire l’objet d’un mépris social (éprouvé par 75% d’entre elles contre 20% chez les couches supérieures). Pour lui, comme pour d’autres chercheurs, la perception du mépris est à rapprocher du décalage entre la promesse de méritocratie qui figure dans l’idéal républicain et l’évaluation que font les citoyens de son effectivité. En 2024, dans son article « Les racines sociales de la violence politique », il avance que les classes populaires remettent en cause la hiérarchie sociale et les critères qui la définissent – notamment les classements attachés au niveau des diplômes. Le philosophe américain Michael Sandel, dans son livre La Tyrannie du mérite (2020, trad. fr. 2021), ajoute un argument d’ordre planétaire qui contribue à préciser le tableau français. Après près la crise du Covid, l’utilité respective apportée à la société par les différents métiers a été mise sur la sellette, et la notion de mérite reconfigurée. Les avantages sociaux conférés aux dirigeants et cadres, la plupart hauts diplômés, comparés à ceux des travailleurs qui ont fait fonctionner l’économie pendant les confinements, parfois au péril de leur vie, ont intensifié des rancœurs déjà bien installées[7].
Depuis le début des années 2000, cette passion égalitaire continument dépitée a rencontré grâce à la communication numérique une formidable chambre d’écho.
La loupe des spécialistes des médias
Le spécialiste des médias Martin Guri[8] a synthétisé le changement de paradigme né de l’Internet : en donnant la parole à tout le monde, chacun exprimant ses intérêts et ses émotions du moment, le Digital Age anéantit l’idée d’une société organisée selon une hiérarchie des savoirs et des positions – au sein de l’État, des entreprises, des universités. Vertical, centralisé, assis sur le socle des hauts cadres et des professionnels, pratiquant des délibérations compliquées, animé par une obsession des normes et des procédures, guidé par des stratégies et une planification, et filtré par les grands médias et les dispositifs culturels, ce mode de fonctionnement est devenu illégitime, car il entre de plein fouet en conflit avec un nouvel acteur : l’amateur. L’internaute lambda exige d’être écouté et est devenu hermétique à l’information et aux messages circulant dans les médias du monde ancien. Tel est le point de départ.
Comment le système médiatique s’est-il alors reconfiguré ? Grands médias d’information, réseaux sociaux et sondages font système – quitte à créer un effet d’auto-référencement par lequel les médias définissent l’agenda des médias – et se confortent mutuellement pour tisser une image inquiétante et d’extrême conflictualité de notre société. Menaces de toutes sortes et filtre négatif, cette façon de se représenter la société française domine dans une large partie des médias d’information dont l’inclination est de se concurrencer moins par la diversité des sujets, la haute qualité de l’information, notamment la contextualisation, ou le pluralisme que par le suivisme des thèmes et des humeurs qui tournent en boucle sur Internet, en particulier sur Twitter (devenu X). Si l’on suit les déclamations de ce théâtre (sur les inégalités, le patriarcat, la baisse du pouvoir d’achat, la hausse monétaire de tout, le refus du travail, les fraudes, la détérioration de nos services publics, etc.), si on prend au premier degré le message qu’il martèle, la France serait un pays conduit au désastre par des dirigeants nuls et corrompus. Toute question sociale ou politique est traitée presque exclusivement sous l’angle du pire et de la polémique. La conquête du lecteur ou de l’auditeur se fait par l’accrochage éperdu aux mouvements d’opinion du public, pris dans le vertige de l’indignation, de l’opposition frontale et parfois du parfait n’importe quoi. On pourrait privilégier des approches plus nuancées, plus balancées et fort heureusement certains grands médias s’y tiennent. Mais de l’ensemble du système médiatique ressort une cacophonie qui fait écho au « malheur français ». Rappelons d’ailleurs que la majeure partie des jeunes s’informent de l’actualité exclusivement à travers les réseaux sociaux, et que donc cette vision les imprègne.
Dans un État démocratique, les journalistes forment un contre-pouvoir, un méta-pouvoir, d’ailleurs, car il n’est pas institué et repose pour une part sur des acteurs privés[9]. Ce faisant, l’exercice de cette profession est encadré par des principes inscrits dans la loi de 1881 et dans une myriade de chartes : honnêteté, pluralisme, véracité, exactitude, intégrité, équité, souci de contextualisation. Rouage essentiel de la vie politique, les journalistes, dans une conception historiquement construite mettent en lumière l’action du gouvernement, permettent aux citoyens de juger de son action, et aident aussi à former et à rendre visibles, aux yeux des gouvernants, les réactions et les opinions publiques. Traditionnellement, leur action vise à limiter l’exercice du pouvoir, opérant comme une instance de contrôle des gouvernants en place entre deux élections, à l’instar par exemple des juges.
L’ère d’Internet se caractérise par l’introduction directe « du public » (via les réseaux sociaux) dans le processus d’expression des citoyens, et fait jeu égal avec d’autres instruments comme les sondages, et les diverses formes d’expression organisée. Exutoire à des émotions et des opinions tranchées plutôt qu’espace pour la délibération argumentative, ce réseau est surtout investi par ceux des citoyens qui souhaitent en découdre -et donc en partie par des partisans de toutes causes (et de plus en plus par des chatbots au service de diverses causes). Dans ce contexte, et pour des raisons qu’il serait intéressant de comprendre (par conviction ou par recherche d’une posture valorisante ?) les journalistes politiques (intervieweurs, éditorialistes, enquêteurs) ont fait se déplacer le centre de gravité qu’ils occupaient. Ils se sont progressivement positionnés presque exclusivement comme les représentants du peuple face aux pouvoirs en place, et donc d’une position d’intermédiaires éclairés, ils inclinent à se muer en opposants, quitte à empêcher le pouvoir de s’exercer. Cette mise en scène d’une légitimité du peuple (représenté par les journalistes) face à la légitimité des pouvoirs en place produit l’image d’une société bloquée, minée par les passions et les désaccords inexpugnables, au plus loin d’une démocratie régulée par des débats et des alternances. Une symbolique de l’impuissance se dégage de ce face à face mimant une guerre de positions, et constitue un élément de taille pour instiller un climat anxiogène, voire désespérant.
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[1] CEVIPOF, Baromètre de l’opinion 2024.
[2] Près de 60 000 répondants.
[3] Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi, Dépression et société, Odile Jacob, 1998.
[4] Et toutes choses étant égales par ailleurs, début 2024, la France est recordman européen du sentiment de la méfiance (38%), devant l’Italie (33%) l’Allemagne (24%), et la Pologne (20%°), et bonne dernière en matière de sérénité (17%) là encore derrière l’Italie (21%), l’Allemagne (34%) et la Pologne (38%).
[5] Depuis quinze ans que le baromètre Etat de l’opinion existe au CEVIPOF.
[6] 70% de méfiance en 2024 contre 66% pour l’Italie, 55% pour l’Allemagne, 46% pour la Pologne.
[7] Voir mon article sur La Tyrannie du mérite: « Michael Sandel, les élites et le mérite », Telos, 20 avril 2021.
[8] Sur Martin Guri, voir mon article, « Les foules numériques sont-elles les nouvelles forces du mal ? », Telos, 3 juillet 2019.
[9] Marcel Gauchet, Contre-pouvoir méta-pouvoir, anti-pouvoir Le Débat, n° 138, 2006,