De la gouvernance fédérale, et autres différences entre l’Europe et l’Amérique edit

24 mai 2021

Les différences entre l’Europe et les Etats-Unis s’expriment dans un certain nombre de domaines. Elles sont particulièrement sensibles, on le sait, dans la protection sociale, ainsi que – on le sait moins – dans les types de migration.

Un lien complexe existe entre ces deux sujets. Un de ses aspects les plus évidents est le vieillissement de la population, un facteur fondamental quand on essaie de comprendre les dynamiques migratoires et la générosité de l'État-providence. Dans les pays développés, destination des migrations du monde entier, les populations vieillissent de façon spectaculaire : en 2017, la population mondiale âgée de 60 ans ou plus était plus de deux fois plus importante qu'en 1980, et deux tiers des personnes âgées dans le monde vivaient dans des régions développées (Nations unies, 2019).

Mais en 2010, la proportion de personnes âgées de 65 ans et plus représentait 13,1% de la population des États-Unis alors que, dans les principaux pays de l'UE, elle était nettement plus importante : 20,8% en Allemagne, 20,3% en Italie, 16,8% en France et 16,6% au Royaume-Uni (Nations unies, 2013). Bien que la population américaine vieillisse, et qu’elle croisse plus lentement que par le passé, l'avenir démographique des États-Unis a un tout autre visage que celui des principaux pays de l'UE. En particulier, la population américaine devrait croître plus rapidement et vieillir plus lentement que les populations de ses principaux partenaires économiques en Europe. La figure 1 décrit les schémas de vieillissement des États-Unis et de l'Allemagne (la plus grande économie de l'UE) à partir de leur taux de dépendance démographique (le ratio entre le nombre de personnes âgées de 65 ans ou plus, âge auquel elles sont généralement économiquement inactives, et le nombre de personnes de 15 à 64 ans.

Figure 1. Taux de dépendance vieillesse : Allemagne vs États-Unis

Source: Banque mondiale

Le vieillissement entraîne une augmentation des prestations sociales. Cela explique, en partie, pourquoi les États-providence européens sont plus généreux que celui des États-Unis. Récemment, Angela Merkel affirmait ainsi avec fierté que l'Union européenne représente environ 7% de la population mondiale et 25% de son PIB, mais plus de 50% de ses dépenses sociales. Les dépenses sociales des États-Unis ne représentent qu'une fraction de celles de l'UE.

La mobilité du travail

Il existe également une différence significative entre l'UE et les États-Unis dans le degré de mobilité des travailleurs. La réponse moyenne de la population à un choc de demande local s'avère être beaucoup plus limitée et plus lente en Europe qu'aux États-Unis. Robert Beyer et Frank Smets ont comparé la réaction du marché du travail à un choc régional en Europe et aux États-Unis, et à un choc national en Europe. Ils constatent que, tant en Europe qu'aux États-Unis, la mobilité de la main-d'œuvre représente environ 50% de l'ajustement à long terme aux chocs de demande de main-d'œuvre à l’échelle régionale. Si l’ajustement prend deux fois plus de temps en Europe, la plus faible mobilité de la main d’oeuvre n’explique qu’une petite partie de la différence. En revanche, la mobilité en cas de chocs de demande de main-d'œuvre à l’échelle d’un pays est plus faible, ce qui entraîne des réactions plus fortes et plus persistantes du taux d'emploi et du taux d'activité. Cependant, les deux chercheurs détectent une convergence des processus d'ajustement en Europe et aux États-Unis, ce qui reflète à la fois une baisse de la migration interétatique aux États-Unis et une augmentation des migrations intra-européennes.

C’est dans ce contexte d’une moindre mobilité intra-fédérale en Europe que l’on peut examiner la politique migratoire.

Dans l'ensemble, et à la différence des États-Unis, l’immigration en Europe se caractérise depuis longtemps par un biais important en faveur des migrants peu qualifiés. Le tableau 1 compare les immigrés, par niveau d'éducation, entre l'UE-15 et les États-Unis. Il apparaît clairement que plus de 40% des immigrés aux États-Unis ont fait des études supérieures, alors que le chiffre correspondant pour l'UE-15 est inférieur à 25%. De même, environ 48 à 59% des migrants de l'UE-15 n'ont fait que des études primaires, alors que les chiffres correspondants pour les États-Unis ne sont que de 22 à 26%.

Tableau 1. Population immigrée, par niveau d'éducation, en pourcentage du total pour l'UE-15 et les États-Unis et l'UE-15, 1990 et 2000.

Source: Organisation internationale pour les migrations et OCDE.

Démographie et générosité de l’État providence, mobilité, compétences des migrants : les aspects décrits jusqu’ici sont bien connus. S’ils ont tous leurs dynamiques propres, s'ils peuvent être compris dans une histoire sociale différente entre les deux mondes, ils s’inscrivent aussi dans un « système » dont un des déterminants est le type de gouvernance. Car, tant pour la générosité de l'État providence que pour les compétences des migrants, la gouvernance fédérale a son importance.

Coordination ou concurrence

Il est évident que la coordination entre les États d'une union économique affecte les politiques fiscales et migratoires, d’une façon très différente que ne le ferait, par exemple, une simple concurrence entre ces États.

L’Union européenne et les États-Unis apparaissent chacun assez proche d’un de ces idéaux-types. Les États-Unis, fédération déjà ancienne, sont marqués par une forte coordination entre États. L'UE, fédération inachevée, reste au contraire marquée par un plus grand degré de concurrence et par une moindre coordination. Or nos travaux récents suggèrent que cette différence de gouvernance affecte aussi bien la générosité de l'État-providence que la part de personnes très qualifiées dans l’immigration.

Entrons dans les détails.

Dans un article qui vient d’être publié par le Journal of Government and Economics, nous développons un modèle dans lequel, au sein d'un système fédéral, il existe des différences frappantes entre l'équilibre de la concurrence et l'équilibre de la coordination.

Dans l'économie simplifiée de ce modèle, il n’y a que deux types de travailleurs (très qualifiés et peu qualifiés), et pour les besoins de l’étude on ne s’intéresse en ce qui concerne les migrants qu'à la proportion d'un seul de ces deux types dans l’immigration totale : les travailleurs très qualifiés.

La figure 2 illustre les prestations sociales (b comme benefits) sous les deux régimes institutionnels (concurrence et coordination) pour différents niveaux de productivité totale des facteurs (A). La figure 4 illustre la part de personnes très qualifiées dans l’immigration totale (σ) sous les deux régimes institutionnels, pour différents niveaux de productivité totale des facteurs (A). Comme résultat secondaire, nous notons que les prestations sociales augmentent dans les deux régimes lorsque la productivité totale des facteurs augmente. Ce résultat est attendu : une économie plus riche peut se permettre d'accorder à ses résidents un niveau plus élevé de prestations sociales.

Les figures 2 à 4 montrent comment le régime de concurrence s’éloigne du régime de coordination en termes d'offre de prestations sociales, en termes de part des migrants hautement qualifiés dans le volume total des migrants, et en termes de taux d'imposition.

Figure 2. Prestations sociales, en fonction de la productivité totale des facteurs : concurrence contre coordination

Figure 3. Part des migrants très qualifiés en fonction de la productivité totale des facteurs : concurrence contre coordination

Figure 4. Taux d'imposition et volumes de migration, par productivité totale des facteurs : concurrence contre coordination

Le régime de concurrence donne un taux d'imposition du capital plus élevé que le régime de coordination. Le régime de coordination donne un taux d'imposition du travail plus élevé que le régime de concurrence. Le régime de concurrence produit plus de migrants très qualifiés que de migrants peu qualifiés. Il est intéressant qu’il amène à la fois plus de migrants très qualifiés et plus de migrants peu qualifiés que le régime de coordination.

Le principal intérêt de cette étude est de comparer l'offre de prestations sociales (b) et la part des migrants qualifiés dans le volume total des migrants (σ) sous les deux régimes. Il est intéressant de noter que la coordination des politiques fiscales et migratoires permet aux États membres de l'union d'offrir des prestations sociales moins généreuses que lorsqu'ils sont en concurrence les uns avec les autres. La raison de ce résultat est ancrée dans une externalité fiscale associée à l'immigration.

L'immigration entraîne des gains et des pertes. Une personne hautement qualifiée née dans l’union n’obtient qu’un gain très modeste de l’immigration (qu'elle soit hautement ou faiblement qualifiée), qui découle de la productivité décroissante de l'un ou l'autre type de main-d'œuvre pour un stock fixe de capital (ce qui déclenche le lobbying des entreprises). Le gain provient du fait que chaque migrant (qu'il soit qualifié ou peu qualifié) est payé en fonction de la productivité marginale du migrant, qui est inférieure à la productivité moyenne des migrants (du même type). D'autre part, la population native partage avec les migrants l'impôt perçu sur les revenus du capital (rappelons que les migrants n'ont pas ou peu de capital), car le transfert b que reçoivent les migrants n'est pas entièrement financé par leur impôt sur les revenus du travail. En d'autres termes, les recettes de l'impôt sur le capital payées par les « natifs » profitent également aux migrants.

La charge fiscale imposée par l'immigration (à la fois très et peu qualifiée) aux personnes très qualifiées nées dans le pays est renforcée lorsque cette migration est composée de migrants peu qualifiés. En effet, non seulement les personnes peu qualifiées ne possèdent pas ou peu de capital, mais elles ont également de faibles salaires et paient donc peu d'impôts sur le revenu du travail.

Dans un régime de concurrence au sein de la fédération, chaque État membre équilibre évidemment à la marge les gains et les pertes de l’immigration. Ce faisant, chaque État (en tant que « preneur d'utilité ») considère le bien-être des migrants comme une donnée, tout comme le taux de rendement du capital à l'échelle de l'union. Il ignore donc le fait que lorsqu'il adopte une politique de migration qui admet un migrant supplémentaire, il augmente le bien-être qui doit être accordé aux migrants, pour les inciter à venir, non seulement pour lui-même mais aussi pour tous les autres pays membres de l'union. Par conséquent, il offre aux migrants un niveau plus élevé de prestations sociales (b) et admet une part trop importante de migrants peu qualifiés – c’est un cas typique d’externalité négative.

La figure 3 montre en effet que les États membres d’une fédération admettent une part plus importante de migrants peu qualifiés lorsqu'ils sont en concurrence les uns avec les autres que lorsqu'ils coopèrent. Les États qui coopèrent, confrontés à une offre de migrants en hausse, exploitent mieux leur pouvoir de marché en admettant un plus petit nombre de migrants (hautement et faiblement qualifiés).

De toute évidence, la coordination permet à l’union d'exercer un pouvoir de monopsone sur les migrants (un marché monopsone est un marché sur lequel un seul demandeur se trouve face à un nombre important d'offreurs ; c’est une figure inverse du monopole). Par conséquent, les volumes de migration dans le régime de concurrence dépassent ceux du régime de coordination. Plus précisément, la concurrence pour les migrants peu qualifiés, qui n'ont pas de capital, incite chaque État membre à augmenter les prestations sociales (b), afin d'attirer davantage de migrants, par rapport à l’équilibre qui naîtrait d’une bonne coordination. Par conséquent, les prestations sociales de tous les autres États membres doivent également être augmentées pour retenir ces migrants dans leur propre économie. Cela revient à une plus grande redistribution des revenus des natifs hautement qualifiés vers les immigrants non qualifiés.

Pour conclure

Notre modèle reste un exercice théorique, et la réalité est toujours plus complexe. Mais il permet de faire apparaître avec netteté que dans une union fédérale, la gouvernance compte beaucoup. La coordination permet à une union économique organisée au niveau fédéral d'exercer un pouvoir de monopsone sur les migrants de manière plus puissante qu'un système fédéral moins solide. Par conséquent, les volumes d'immigration sous le régime de concurrence des politiques d'un système fédéral dépassent ceux du régime de coordination des politiques. Avec une gouvernance fédérale souple, la concurrence pour les migrants peu qualifiés, qui viennent sans capital, incite chaque État membre à augmenter l'offre de prestations sociales, afin d'attirer davantage de migrants, par rapport à un équilibre de coordination. Par conséquent, les prestations sociales fournies par les États membres doivent également être augmentées pour garder ces migrants dans leur propre économie. La redistribution excessivement élevée des revenus est le reflet d'une externalité fiscale négative.

Référence

Razin, Assaf, and  Efraim Sadka (2021), “Migration and redistribution: Why the federal governance of an economic union does matter,” Journal of Government and Economics, January.