Décrochage français: peut-on sortir du cercle vicieux? edit
Croissance mollassonne, désindustrialisation, balance commerciale et comptes publics en déséquilibre, le décrochage français est lisible dans les statistiques et le constat fait aujourd’hui consensus. On s’entend moins sur les remèdes, les uns privilégiant un meilleur fonctionnement du marché du travail, les autres insistant sur le niveau des dépenses publiques.
Une partie du problème tient dans la difficulté à tenir un diagnostic à la fois précis et ample sur des questions qui, depuis quarante ans qu’elles nous hantent, ont fini par nous dépasser : on ne sait plus par quel bout les prendre. Une autre partie du problème tient à l’imputation politique de ces problèmes avec la tentation de se focaliser sur les décisions de 1981-83 ou les 35 heures ou au contraire d’en nier les effets délétères.
Les deux ouvrages dont nous allons rendre compte ne mettront peut-être pas tout le monde d’accord, mais ils offrent chacun à leur façon une méthode pour échapper à ces impasses. Leur principale qualité, en effet, est de décentrer l’analyse, et ce de trois façons.
Tout d’abord ils invitent à remonter quelques années en arrière, plus précisément en 1974. Ensuite ils mettent en évidence, par-delà les alternances électorales et quelques rares exceptions, une étonnante cohérence dans les politiques économiques suivies depuis cette époque. Enfin, en offrant une vision articulée des décisions et des points d’inflexion qui ont fini par instituer un (anti)modèle français, ils donnent prise à une visée réformatrice qui chercherait à « sortir de l’ornière », pour reprendre le titre d’Henri Lagarde.
Naissance d’un (anti)modèle
Revenons brièvement sur les éléments qu’ils mettent en avant pour caractériser la crise de langueur dans laquelle s’est engluée la France depuis plus de quatre décennies : un choix durable et consistant en faveur de la demande, une volonté tenace de compenser les effets de la crise par des politiques sociales, tel se dessine, en bosse, un modèle français porté bon an mal an par une droite et une gauche l’une et l’autre sensibles aux effets positifs de la redistribution et des amortisseurs sociaux.
En creux, c’est la dégradation progressive de la compétitivité des entreprises, une insertion malaisée dans les échanges internationaux, et une désindustrialisation plus marquée qu’ailleurs. C’est également, même si cela n’est pas l’objet principal de ces ouvrages, la dérive des comptes publics et le coût du modèle social sollicité pour la mitigation de cet échec.
Ce tableau d’ensemble n’a rien de nouveau. Mais la qualité des deux ouvrages tient à l’angle adopté pour en faire ressortir les reliefs.
Dans Le Virage manqué (Manitoba/Les Belles Lettres, 2020), les historiens Michel Hau et Félix Torrès insistent sur les décisions publiques prises en 1974-1976 et les représentations dont elles sont issues, en pointant au moins trois effets de contexte.
Le premier effet s’inscrit dans un temps court, celui du politique : un président élu de justesse, désireux de construire une image sociale, qui multiplie les avancées sociales et cultive l’art de la triangulation pour court-circuiter certaines revendications de la gauche. Certains gestes (droit à l’avortement, divorce par consentement mutuel) sont juridiques mais auront parfois un « poids économique inattendu » (soutien aux parents isolés, financement de la politique du logement). D’autres, comme les mesures en faveur des chômeurs, auront un coût direct. L’État en prendra sa part. Mais en matières de politiques sociales ce seront surtout les cotisations sociales des employeurs qui seront mises à contribution, ouvrant ainsi la porte à ce qui reste aujourd’hui l’une des grandes différences entre la France et ses voisins. Car en Europe, c’est chez nous (et en Espagne) que la part versée par les employeurs représente le plus fort pourcentage des ressources de la protection sociale : plus de 40% des ressources, contre 20% en moyenne dans l’UE-15. Les employeurs français ont contribué en 2019 pour 265 milliards d’euros au financement de la protection sociale, les cotisations des salariés ne représentant que 89,3 milliards d’euros (le reste étant du domaine de la solidarité nationale, c’est-à-dire de l’impôt).
Cette « déformation » française pèse évidemment sur la compétitivité des entreprises et constitue un puissant frein à l’emploi. Or elle s’installe vraiment dans notre paysage fiscal et social en 1974. Aux calculs de Giscard s’ajoute un facteur relevé avec malice par Michel Hau et Félix Torrès : le Premier ministre, Jacques Chirac, a fait ses armes en 1968 et restera longtemps marqué par les accords de Grenelle – exemple achevé de l’art d’éteindre une crise sociale devenue crise politique en mettant les employeurs à contribution. La « socialisation politique » du jeune Premier ministre et les ambitions du président entrent ici en résonnance et produisent des choix publics dont les conséquences se font encore sentir aujourd’hui : c’est une véritable matrice de décision, dont les gouvernants ne sortiront plus.
Ce premier effet, politique, s’emboîte dans un contexte économique plus large, la crise mondiale amorcée avec la fin de la parité des changes et la crise pétrolière ; une crise dont le caractère de transformation structurelle, mal discerné à l’époque, semble très net aujourd’hui : étape nouvelle de la mondialisation des échanges, essor de l’Asie (le Japon double les Européens, les Tigres commencent à rugir, la Chine se réveille), essoufflement d’un modèle productif occidental qui va trouver un renouveau dans la course à l’innovation et dans la financiarisation (laquelle est aussi une dynamisation de la circulation du capital).
De cette « grande transformation », un pays peut profiter moyennant des politiques économiques articulées sur le soutien à l’offre. Mais ce n’est pas le choix suivi en France, ni en 1974, ni en 1981. Michel Hau et Félix Torrès consacrent un chapitre cinglant à « l’échec du keynésianisme dans un seul pays » et aux effets néfastes des politiques de relance par la consommation. L’industrie n’est pas totalement oubliée par les politiques, mais la tentation de jouer en défense, quand le contexte invite à jouer l’attaque, sera une constante des politiques françaises sur la longue durée. Dévaluations, tentations protectionnistes récurrentes, politiques industrielles dévoyées au profit d’une fonction d’« État brancardier » (les auteurs citent ici les travaux d’Elie Cohen), les réponses sont variées mais manquent toujours l’éléphant au milieu de la pièce, qui est la compétitivité.
Il y a dans ce « virage manqué », par delà les errements politiciens des gouvernements successifs, l’effet d’un troisième contexte : les « impasses intellectuelles des élites françaises ». Les analyses suivies ici sont tout sauf populistes, notons-le. Michel Hau et Félix Torrès examinent ainsi avec précision la perte d’influence du ministère de l’Industrie et de ses réseaux, quand les hommes de Pompidou, comme Bernard Esambert, sont évincés au profit des énarques et singulièrement des inspecteurs des finances, une tendance que n’inversera pas l’alternance de 1981 mais qui, au contraire, va trouver dans le cycle des nationalisations puis des privatisations un nouvel essor.
Mais les auteurs analysent aussi avec acuité les impasses des plannistes et de leurs relais industriels sous de Gaulle et Pompidou, appelant ainsi à porter un nouveau regard sur les succès des Trente Glorieuses. Ils rappellent en particulier la faiblesse déjà ancienne des entreprises françaises en matière de fonds propres, leurs médiocres performance en termes d’excédent brut d’exploitation, les choix industriels « faciles » de productions taylorisées sans grande valeur ajoutée, le déficit commercial récurrent et la pratique non moins régulière des dévaluations. Les taux de croissance records des années 1960 apparaissent a posteriori comme les effets d’une révolution industrielle tardive, déjà accomplie chez nos partenaires commerciaux : des points de croissance faciles à obtenir, en somme.
Dans la période qui suit, les faiblesses s’accusent et se mettent à produire des effets macroéconomiques franchement négatifs, tandis que les élites s’aveuglent sur le reste du monde et négligent en particulier les effets du commerce extérieur sur le marché du travail. Cette « entrée inassumée dans une économie ouverte », doublée d’une difficulté à comprendre le modèle de croissance extravertie des pays asiatiques, sera fatale à une économie française ne se donnant pas les moyens de monter en gamme, tout en conservant un coût du travail élevé, encore accru par les nombreuses politiques de mitigation des effets de la crise qui grèvent encore davantage la compétitivité des entreprises françaises.
Sortir de l’ornière?
C’est ici que le livre de Michel Hau et Félix Torrès ouvre sur celui de Henri Lagarde, qui explore les voies de sortie de cette série d’impasses (Sortir de l’ornière, Presses des Mines, 2021, voir aussi le site du livre). Les deux ouvrages se recoupent sur certains points, notamment la focalisation sur les choix de 1974-1975 et l’importance cruciale donnée à la compétitivité des entreprises. Mais Henri Lagarde, désireux d’identifier des solutions, procède ensuite différemment.
Tout d’abord, dans la lignée d’un précédent ouvrage (France Allemagne. Du chômage endémique à la prospérité retrouvée, Presses des Mines, 2011), il raisonne souvent par comparaisons, appuyant chiffre par chiffre une démonstration éclairante de la singularité de nos choix, au regard de nos voisins et partenaires commerciaux, au sein de l’UE ou de l’OCDE.
Or des choix singuliers, ce sont des choix discutables.
Pour éclairer la discussion – et c’est là l’un des grands intérêts de l’ouvrage – la perspective macro s’articule étroitement à une vision beaucoup plus concrète, à hauteur de compte d’exploitation. Henri Lagarde est un industriel (il a dirigé Thomson Electroménager, puis Royal Canin). Il a l’art d’expliquer simplement ce que peut impliquer, pour l’appareil productif, la série d’écarts fiscaux et sociaux de la France par rapport à ses voisins. Son propos n’est pas tant de dénoncer le niveau des dépenses sociales (ou publiques), que de pointer ce que peut signifier la concentration de leur financement sur certains segments de l’appareil productif, notamment les salaires bruts et les équipements industriels (qui avec le foncier constituent l’assiette principale des impôts de production, dont la France est championne d’Europe).
Un tableau pro forma comparant ligne à ligne le compte d’exploitation de deux PME industrielles, l’une allemande et l’autre française, est à cet égard éclairant : on mesure à quel point les différences se jouent sur le résultat courant avant impôt – l’essentiel des prélèvements obligatoires se situant avant ce « RCAI » en France, avec des conséquences directes sur la capacité d’investissement et donc d’innovation. Dans la version anglaise du livre (même éditeur), une colonne « Danemark » a été ajoutée, qui est encore plus spectaculaire.
Cette concentration fiscale sur des éléments-clés de l’appareil productif contraste, remarque M. Lagarde, avec le faible niveau des taxes sur la consommation. Procédant là encore par comparaisons internationales, il pointe en particulier le faible rendement de la TVA française, minée par les taux réduits.
Comme consommateurs, les Français sont très peu taxés. Leurs entreprises, en revanche, le sont très lourdement et, par rapport à leurs homologues européennes, elles financent une part disproportionnée des dépenses sociales. Or les Européens sont nos partenaires commerciaux, et donc nos concurrents.
Henri Lagarde met ainsi en évidence une des conséquences majeures du choix historique jamais démenti d’une politique de la demande et non d’une politique de l’offre : en économie ouverte, augmenter les coûts des entreprises françaises et alléger la fiscalité sur la consommation revient à offrir un effet de passager clandestin aux concurrents étrangers de nos entreprises.
Nous surtaxons nos entreprises et alourdissons leurs coûts de revient, pour offrir à nos consommateurs un peu plus de pouvoir d’achat. Ces consommateurs de leur côté vont dépenser à bon escient et choisir, à qualité égale, les produits les moins chers. En d’autres termes, nos entreprises subventionnent leurs concurrentes étrangères. Les conséquences industrielles sont catastrophiques : sous-investissement, repli vers le milieu et le bas de gamme. Ou tout simplement, pour les entreprises assez puissantes, délocalisation de la production (l’emploi des filiales industrielles à l’étranger des groupes français correspond à 62% de l’emploi dans le secteur industriel en France, contre 52% au Royaume-Uni, 38% en Allemagne, 26% en Italie).
La face cachée du modèle danois
Henri Lagarde, ici, nous invite à considérer de plus près certains modèles sociaux, comme le Danemark qu’on envisage habituellement par la seule « flexicurité ». Derrière les arrangements bien pensés du marché du travail danois, il y a surtout un choix décidé en faveur de l'offre, avec une part employeur des charges sociales égale à… zéro ! Contre 35 à 38% du salaire brut chez nous. La TVA danoise en revanche est à 25%, avec très peu de taux réduits ; et l’État, c’est-à-dire les contribuables, finance une bonne part de la protection sociale. Un équilibre différent, pas moins « social » que le nôtre, mais favorisant la compétitivité des entreprises en allégeant leur compte d’exploitation.
Ce modèle danois, tout comme le modèle allemand, n’est pas très ancien. Il s’est construit dans une série de décisions, dont certaines ont produit des effets très rapides. L’auteur identifie ainsi une dizaine de « pays phénix », ayant en commun de s’être heurté à de sérieuses difficultés dans le passé et d’avoir réussi à les surmonter en mettant en œuvre, selon des modalités diverses, une bascule résolue vers une politique de l’offre.
La Nouvelle-Zélande, la Finlande, les Pays-Bas et l’Irlande (avec dans ces deux cas des stratégies à la limite du paradis fiscal), l’Australie, la Suède, l’Autriche, le Danemark et l’Allemagne offrent ainsi, sous la variété de leurs choix, un méta-modèle commun. Leurs entreprises s’en trouvent bien, et leurs citoyens aussi, car en PIB par habitant ils nous ont largement dépassés au fil des années, sans pour autant sacrifier la qualité de leur modèle social.
Chacun des « pays phénix » fait l’objet d’une petite monographie. Ce qui frappe à la lecture, c’est à quel point leurs contextes culturels, sociaux et politiques sont variés. Ce qu’ils ont en commun, c’est d’avoir osé réformer – le dos au mur parfois. Et d’avoir institué au fil du temps un consensus fort, au sein de la classe politique comme de la population.
Suivre l’exemple des pays phénix
Si Henri Lagarde appelle à se méfier des réformes fiscales granulaires, politiquement coûteuses et économiquement peu efficaces (deux points de moins ici, trois points de plus là), il n’en appelle pas moins l’attention sur la possibilité bien réelle de « sortir de l’ornière ». C’est une vision volontariste qui se dégage de son livre, avec une série de propositions qui peuvent paraître radicales mais ne le sont pas davantage que les décisions prises par les Danois des années 1980 ou les autres pays phénix un peu plus tard.
On entre ici dans le domaine des propositions, et je renvoie les lecteurs au livre pour plus de détails. L’essentiel : une baisse significative des impôts sur la production, de la part employeur des charges sociales, et du taux de base de l’impôt sur les sociétés n’est pas hors de portée. L’IS, en particulier, est miné de niches fiscales peu efficaces et inégalitaires qui profitent aux tout petits et aux très gros. À tout prendre il vaudrait mieux les supprimer et abaisser le taux de base.
Mais cet impôt ne pèse que 31 milliards et il ne frappe que les profits réalisés. Les impôts de production, eux, en représentent plus du double et surtout ils frappent les entreprises en amont de leur résultat. Certains sont assis sur le chiffre d’affaires (une entreprise en déficit sera donc quand même imposable), d’autres sont assis sur les salaires bruts (et viennent ainsi en surplomb des charges sociales, augmentant d’autant le coût du travail), d’autres enfin touchent aux équipements et touchent ainsi davantage l’industrie que les services. L’ensemble du modèle demande une remise à plat, car tel qu’il est il décourage l’emploi en général, et les activités industrielles en particulier (le récent rapport de France Stratégie sur les politiques industrielles en France, lui aussi fondé sur des comparaisons internationales, aboutit exactement aux mêmes conclusions).
La part employeur des charges sociales, enfin, pèse à la fois sur le développement des entreprises et sur l’emploi, qu’elle décourage. Henri Lagarde propose là encore une forte réduction du taux. Les montants en jeu rendent la question vertigineuse (les cotisations employeurs représentent plus de 250 milliards d’euros en année normale). Mais, note M. Lagarde, il y a de quoi tailler dans la masse. La question, telle qu’il la pose, n’est pas tant le coût global de la protection sociale que la structure de son financement, les cotisations des employeurs étant sollicitées d’une manière disproportionnée, au regard des autres pays européens.
Comment financer tout cela ? Fondamentalement, ce que propose Henri Lagarde est une bascule d’une politique de la demande à une politique de l’offre, et en termes fiscaux cela suppose de solliciter directement les ménages. Il note d’ailleurs que toute fiscalité finit par retomber sur eux, et qu’ils sont en réalité les premières victimes des choix fiscaux faits depuis quarante ans.
Une première piste est d’améliorer le rendement de la TVA, soit en augmentant de quelques points le taux de base, soit en nettoyant les taux réduits de façon à faire remonter le « taux moyen », particulièrement bas dans notre pays. Un point de TVA représente un peu plus de dix milliards d’euros, rappelle M. Lagarde. Une deuxième piste est l’IR, avec la possibilité d’une ou deux tranches supplémentaires sur les hauts revenus.
Une gestion plus rigoureuse des dépenses publiques et sociales, par ailleurs, s’impose ; et l’ancien industriel note au passage que cela n’est en rien incompatible avec une montée en gamme des services rendus.
Enfin, l’exemple des pays phénix montre qu’une fiscalité des entreprises mieux conçue peut générer à l’arrivée plus de recettes. Des entreprises qui se développent, c’est une base fiscale plus large. Enfin, une partie des surcoûts sociaux financés par les cotisations employeurs reflètent simplement les travers d’un système qui transforme une partie de la population active en bénéficiaires nets au lieu d’en faire des cotisants. Un modèle plus favorable aux entreprises peut à la fois abaisser les coûts et augmenter la base de cotisants.
Nous sommes pris collectivement dans un cercle vicieux, mais celui-ci n’a rien d’inéluctable. En sortir appelle des décisions courageuses. L’exemple des « pays phénix » balise le chemin et donne une prise à un débat sur ces questions. La lecture de ces deux ouvrages appelle indiscutablement à ouvrir ce débat.
Michel Hau et Félix Torrès, Le Virage manqué. 1974-1984: ces dix années où la France a décroché, Manitoba/Les Belles Lettres, 2020.
Henri Lagarde, Sortir de l’ornière. Comment la France peut s'inspirer des 10 pays phénix, Presses des Mines, 2021. Version anglaise chez le même éditeur: Getting France Out of the Rut.
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