Salaires et minimas de branches: des injonctions très contradictoires edit
Le projet de loi sur le pouvoir d’achat prévoit de donner la possibilité au ministre du Travail de fusionner avec d’autres branches d’activités celles dans lesquelles les minimas salariaux de branche demeureraient durablement inférieurs au salaire minimum. Plus précisément, la non-conformité durable, dans une branche, des minimas salariaux par rapport au SMIC, deviendrait alors un élément caractérisant une activité conventionnelle insuffisante dans cette branche, une telle insuffisance étant un motif permettant au ministre de décider d’une fusion.
Au premier regard, une telle pression mise sur les branches pour qu’elles relèvent leur minimas salariaux au niveau du SMIC paraît tout à fait justifiée, pour au moins deux raisons.
La première est budgétaire. Lorsque le SMIC dépasse un ou plusieurs minimas d’une branche, bien entendu aucun salarié ne peut être payé moins que le SMIC, mais l’éventail des salaires s’en trouve compressé et, dans les entreprises de cette branche, la masse salariale éligible aux réductions de contributions sociales employeurs, qui s’étendent (hors CICE) de 1 à 1,6 SMIC, peut s’en trouver augmentée. Autrement dit, cela coûte à la collectivité. L’intervention de l’État s’en trouve donc légitimée pour éviter une telle non-conformité des minimas salariaux avec le SMIC, les branches ayant à l’opposé une incitation financière à une telle non-conformité.
La seconde raison s’inscrit dans le débat sur le pouvoir d’achat, dans la période actuelle de forte inflation. Il ne revient pas à l’État d’intervenir directement dans les négociations salariales de branches ou d’entreprises, mais sa légitime pression visant un relèvement des minimas salariaux quand ces derniers ne sont pas conformes au SMIC peut stimuler les négociations salariales et aboutir à un relèvement des salaires effectifs, contribuant à la défense du pouvoir d’achat.
Une perte de pouvoir d’achat des salaires et revenus des ménages est inévitable
Avant la guerre en Ukraine, des pressions inflationnistes étaient déjà tangibles, aboutissant à un fort relèvement du SMIC et à son relèvement automatique avant le premier janvier, dès le 1er octobre 2021. Les précédents relèvements automatiques infra-annuels du SMIC s’étaient réalisés en décembre 2011 et en mai 2008 : la longue période de faible inflation qui a suivi avait fait oublier une telle situation. Après le relèvement du 1er janvier 2022, un autre relèvement automatique s’est produit au 1er mai 2022 et au total, sur les douze derniers mois, le SMIC a ainsi été revalorisé de 5,8 %. L’inflation ayant poursuivi son orientation à la hausse, il devrait d’ailleurs connaître une nouvelle revalorisation sur le second semestre 2022, avant celle, usuelle, du 1er janvier 2023. Après ces multiples revalorisations, de nombreuses branches se sont retrouvées non conformes, le SMIC ayant dépassé un ou plusieurs de leurs minimas salariaux.
Dans deux précédents billets Telos, nous avions suggéré plusieurs voies pour inciter les branches non conformes à négocier et sortir de cette non-conformité. Mais entretemps la guerre en Ukraine a changé la nature de l’inflation.
Auparavant, cette dernière s’expliquait essentiellement par une reprise économique robuste et simultanée dans de nombreux pays au sortir de la COVID, qui aboutissait à de fortes tensions sur l’offre, tensions par ailleurs augmentées par la rupture de certaines chaînes de valeurs, en particulier pour les produits importés d’Asie. Cette fièvre inflationniste paraissait alors très transitoire.
Les pressions inflationnistes ont changé de nature avec la guerre en Ukraine. Les sanctions envers la Russie et la baisse des exportations russes de produits énergétiques ont considérablement renforcé ces pressions et, surtout, les ont fait passer de transitoires à une certaine pérennité.
Ce changement de situation concernant l’inflation interpelle inévitablement la politique économique. La hausse des prix des produits énergétiques importés, mais aussi de diverses matières premières, correspond à ce que les économistes nomment une détérioration des termes de l’échange. Sur le long terme, une telle détérioration est toujours payée par les ménages, comme nous l’avons développé dans un précédent billet Telos.
Si elle est compensée par l’État, via différents dispositifs comme ceux actuellement déployés en France, alors elle devra être payée par les générations à venir, ce qui peut paraître inique, sachant que l’on transmet déjà à ces futures générations une situation climatique dégradée par nos modes de consommation et de production actuels.
Si les entreprises le paient, via une augmentation des salaires, cela se reporte sur les prix, ce qui nourrit un enchainement nommé « boucle prix salaires », dont il est ensuite difficile de sortir.
Et si les entreprises ne reportent pas complètement ces hausses de coûts sur leurs prix, l’abaissement de leur rentabilité qui en résulte pénalise alors l’investissement et l’emploi. La hausse conséquente du chômage réduit le pouvoir de négociation des travailleurs et donc les pressions salariales jusqu’à ce que la rentabilité des entreprises retrouve son niveau attendu.
C’est pour faciliter un processus de rééquilibrage du partage de la valeur en faveur des profits et la mise à l’arrêt de la boucle prix-salaires que l’indexation des salaires sur les prix a été supprimée en 1983, durant le premier quinquennat de François Mitterrand, par un gouvernement de gauche dirigé par Pierre Mauroy et dont le ministre de l’Économie était Jacques Delors.
Bien sûr, le consentement à payer des ménages est rendu plus aisé si des gains de productivité permettent d’éviter une baisse du pouvoir d’achat, mais ces gains sont actuellement très réduits sinon nuls, ce qui explique les bonnes performances observées sur le marché du travail en termes de créations d’emplois et de baisse du chômage.
Dans une telle situation, la politique économique peut viser deux objectifs. D’une part, lisser la perte inévitable de pouvoir d’achat des ménages, par des dispositifs non ciblés. C’est l’objet par exemple du bouclier tarifaire et de la ristourne à la pompe, qui présentent par ailleurs l’avantage d’abaisser l’inflation d’environ deux points de pourcentage, et donc les pressions salariales. D’autre part, éviter un effort trop important pour les ménages les plus pauvres, par des dispositifs ciblés comme le chèque énergie et le chèque alimentaire. Mais ces dispositifs ont un coût considérable pour les finances publiques et l’on retrouve ici l’inconvénient d’un fardeau alourdi pour les génération futures, d’autant que la hausse des taux augmente le coût de la dette. Ils ne peuvent donc être déployés que de façon transitoire. La hausse automatique du SMIC indexé sur l’inflation participe aussi de cette défense du pouvoir d’achat ciblée sur les travailleurs les moins nantis. Mais le risque est ici celui d’un effet défavorable à l’emploi des travailleurs les plus fragiles, et d’un report sur l’ensemble des salaires qui alimenterait la boucle prix-salaires.
Des injonctions contradictoires
Les injonctions des pouvoirs publics concernant le pouvoir d’achat deviennent alors inévitablement contradictoires. Soumis à une forte pression sociale et au risque d’un mouvement difficile ensuite à calmer, ils appellent les branches à relever leurs minimas salariaux pour les rendre conformes au SMIC qui augmente avec l’inflation, mais au risque d’amorcer une dangereuse boucle prix-salaires. Dans le même temps, les pouvoirs publics appellent à ne pas augmenter les salaires autant que l’inflation, comme c’est d’ailleurs le cas dans la fonction publique où les hausses annoncées du point d’indice, comme celles des pensions et des minimas sociaux, sont nettement inférieures à l’inflation et actent donc une baisse de pouvoir d’achat. Tout ceci en déployant les dispositifs transitoires évoqués plus haut.
L’exercice auquel se livrent les pouvoirs publics peut être assimilé à de la haute voltige et paraît dangereux : les appels à la défense du pouvoir d’achat nourrissent des attentes déçues ensuite par une hausse moyenne des salaires et plus globalement des revenus inférieure à l’inflation. Mais les bas salaires augmentent autant que l’inflation ce qui alourdit les coûts des entreprises et nourrit la boucle prix-salaires, d’autant que les pouvoirs publics demandent aux branches une mise en conformité de leurs minimas salariaux. Tout cela en déployant des dispositifs très onéreux et non soutenables dans la durée.
Une telle confusion dans l’action et la communication est inévitablement perdante : des attentes seront insatisfaites concernant le pouvoir d’achat, les finances publiques sont dégradées, les risques d’une dangereuse activation de la boucle prix-salaires sont alimentés, et la situation financière des entreprises est menacée. On doit pouvoir faire mieux.
Tôt ou tard, la communication des pouvoirs publics devra être nettement réorientée. L’annonce de sacrifices inévitables du pouvoir d’achat moyen pour financer un prélèvement externe fort et durable devra être faite et répétée. Les dispositifs publics concernant le pouvoir d’achat devront être ciblés sur les seuls ménages les plus pauvres, et présentés comme transitoires, afin d’en réduire le coût. Et les appels à la mise en conformité des minimas de branche devront sans doute être associés à une approche indulgente sur le terrain, afin de ne menacer d’un réel risque de fusion avec d’autres branches que celles qui s’inscrivent dans une non-conformité structurelle sur plusieurs années. L’inconvénient inévitable en sera cependant une compression de la hiérarchie des revenus du travail, qui peut être démotivante pour certains travailleurs.
Des appels se font entendre pour un financement du prélèvement extérieur par un impôt plus ou moins exceptionnel, ciblé sur « les riches ». Ces appels se gardent souvent de définir cette catégorie, les riches, car cibler les plus riches aboutit à un rendement faible du nouvel impôt et rechercher un réel rendement fiscal nécessite de considérer comme riches les catégories de revenu ou de patrimoine moyennes-supérieures, ce qui augmente le risque de rejet. On retrouve dans cette proposition un réflexe pavlovien bien français, la taxe étant la réponse automatique à toute difficulté, alors que notre pays se caractérise déjà par le taux de prélèvements obligatoires le plus élevé parmi tous les pays de l’OCDE. Dans le futur le rétablissement des finances publiques devra privilégier la voie d’une modération des dépenses publiques via la recherche de gains de productivité dans toutes les administrations publiques.
Mais ces efforts devraient s’accompagner d’une sensibilisation constante des ménages aux difficultés de la situation actuelle et à l’effort collectif qui doit être consenti. Pour cela, des appels permanent à la sobriété énergétique des ménages seraient fort utiles. C’est une voie adoptée par certains pays, comme les Pays-Bas, avec un certain succès.
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