Mythe contre mythe: la droitisation selon Tiberj edit

12 octobre 2024

Dans son récent ouvrage, La Droitisation française. Mythe et réalités[1], Vincent Tiberj défend une thèse paradoxale. Il entend démontrer scientifiquement que la droitisation des citoyens est un mythe. Selon lui les Français sont de plus en plus à gauche malgré la poussée régulière du vote d’extrême-droite. En effet, le vote des citoyens, nommés par lui « le bas », n’exprimerait pas leurs vraies valeurs, car il serait le produit d’une manipulation par « le haut ». Ainsi le haut imposerait un cadrage (l’agenda) droitisé des problèmes à traiter et des opinions des Français, diffusant un « bruit de fond conservateur » qui amènerait le bas à voter contre ses valeurs profondes. Cette thèse, fondée sur l’idée d’une manipulation de l’opinion, nous paraît profondément erronée.

La droitisation par le haut: un paysage médiatique fantasmé

Vincent Tiberj semble indiquer que le « bas » comprend l’ensemble des citoyens, mais ne donne aucune définition claire de ce qu’il nomme le « haut ». Il évoque souvent les « élites », sans plus de précision conceptuelle ou statistique, renvoyant à la métaphore dominants/dominés. La notion de droitisation elle-même est floue, comme il le reconnaît. « Elle implique et s’applique à de nombreux acteurs. Elle peut désigner les élites politiques… elle peut renvoyer à une dimension économique, sociale, sécuritaire ou sociétale. Surtout, il existe un discours sur la droitisation qui fonde son origine sur les citoyens eux-mêmes et justifie les prises de position des acteurs politiques comme les conséquences de la “volonté populaire” ». Le haut comme expression du bas, en somme… On s’y perd un peu, et l’auteur également.

Ensuite, il ne définit pas ce que sont pour lui la droite et la gauche, ce qui aurait été utile pour suivre un raisonnement allègrement binaire pour décrire un paysage politique où le centre occupe environ le tiers des votes et l’extrême-droite tout autant.

Mais c’est surtout l’idée selon laquelle le haut constitue un bloc homogène dans sa droitisation qui est très contestable. Pour ce qui concerne le « champ » politique, notons que les partis politiques et les personnalités de la gauche, du centre et d’une partie de la droite ont tenté depuis plus d’un demi-siècle d’empêcher le Front national-RN de progresser en refusant de mettre la question de l’immigration en haut de l’agenda. Aux dernières élections législatives, ils ont même organisé un barrage contre lui, le Front républicain, qui a d’ailleurs remarquablement fonctionné. Pour ce qui est du « champ » intellectuel, notons que les « élites » sont largement formées dans ce moule du libéralisme culturel que sont les universités et les grandes écoles (Science Po Paris et son école de journalisme étant en première ligne en faveur de la tolérance envers la diversité culturelle, sexuelle etc., des tendances qui se retrouvent dans bien d’autres établissements, l’ENS Ulm en particulier), et que, en particulier pour les vingtenaires et les trentenaires, elles votent en majorité à gauche et à l’extrême-gauche, ou pour les écologistes[2].

Vincent Tiberj pointe également l’agenda dicté par les intellectuels conservateurs (Finkelkraut, Bruckner, Elisabeth Badinter) et les médias « de droite » (Le Figaro, Le Point, L’Express, Valeurs actuelles) comme autant d’éléments structurants. Il ajoute à ce tableau les fast thinkers : Eric Zemmour, Geoffroy Lejeune, Eugénie Bastié, etc., ces intellectuels qui ont une propension à créer des « paniques morales »[3]. Il vise le groupe des médias Bolloré (CNews, Europe 1 et désormais Le Journal du Dimanche), comme gonflant encore plus les voiles de l’espace public par un vent réactionnaire. Échappent étrangement à son radar Le Monde, Libération, le Nouvel Obs, Marianne… et les sites d’information orientés radicalement à gauche sur les questions sociétales (Blast, Slate, Brut, etc.) largement lus par les jeunes adultes. Sans même parler de la presse dite féminine, qui s’est mise au diapason des jeunesses radicales sur un certain nombre de sujets. Or dans ces organes de presse, les jeunes journalistes endossent souvent les convictions de la gauche (voire de la gauche radicale) à l’instar d’une bonne partie des « bac + 5 » et parlent à un électorat qu’ils supposent engagé et qui en tout état de cause a son orientation politique propre[4] :  ainsi la moitié des lecteurs du Monde ont voté à gauche (LFI, PS, PC, EELV) aux élections européennes du 9 juin, contre un tiers de l’ensemble de l’électorat. Vincent Tiberj n’examine pas davantage la polarisation à gauche des médias audiovisuels publics, en particulier la radio : ainsi 60% des auditeurs de France-Inter (plus de 7 millions d’auditeurs dans la tranche matinale) ont voté à gauche aux européennes, dont 38% pour Raphaël Glucksmann. Pour lui la sphère des médias de gauche est pluraliste, donc neutre.

Dans la lignée de Bourdieu, Vincent Tiberj dénonce également le « bon sens populaire » capté par les sondeurs (« Les Français pensent que ») qui élaborent des données pour alimenter les informations télévisées en se centrant sur certains maux et sur certaines colères des citoyens, fabriquant ainsi une vision droitière de l’opinion publique. Les sondeurs seraient responsables de la focalisation de leurs études sur l’immigration et la diversité, plus forte que sur d’autres enjeux comme le genre ou le sexisme. L’immigration, ainsi, serait un non-sujet qui n’existe que parce que « le haut » en parle. Point paradoxal : il reconnaît que le travail des sondeurs permet à de vrais scientifiques (lui entre autres) de donner une vision claire de la société française.

Pour défendre son point de vue sur le cadrage à droite, Vincent Tiberj dessine ainsi un paysage médiatique fantasmé. Pourtant, étrangement, dans sa conclusion et dans certaines parties de son livre, il minimise fortement le rôle des médias. Après avoir asséné une vision à charge, il se réfère aux enseignements de la sociologie qui, dès le début des médias de masse, ont souligné la capacité réflexive autonome du public[5] (« les citoyens sont moins touchés que l’on pense par les contenus de l’information » écrit-il) et qui insistent sur les mécanismes complexes de la formation de l’opinion publique[6], proposant une interprétation nuancée de l’agenda setting[7] (« les médias disent ce à quoi il faut penser » et non « ce qu’il faut penser »). De même, il reconnaît l’existence de bulles d’opinion, plus éclatées que jamais par les réseaux sociaux, ce qui affaiblit l’image d’une chappe de plomb idéologique, et rappelle qu’aux heures de grande écoute CNews capte un auditoire bien faible comparé à celui des chaînes de télévision généralistes (un million contre 4-5 millions). Bref, toutes ces considérations portent un rude coup à son argument principal et laissent le lecteur perplexe face à l’entreprise intellectuelle du livre. 

Si la première de ses deux thèses, selon laquelle le haut aurait fomenté et diffusé par le biais des médias et des débats d’intellectuels une version de droite désormais dominante dans la société, marque par sa faiblesse, nous allons voir que la seconde, à savoir que le surplomb mystificateur du haut brouillerait la capacité du bas de penser et de voter en fonction de ses intérêts, ne tient pas davantage.

Des citoyens toujours plus à gauche ?

Tiberj entend démontrer que non seulement les citoyens ne se sont pas « droitisés » au cours des dernières années mais, encore, qu’ils sont, au contraire, plus à gauche que jadis. Il recherche donc les données d’enquêtes lui permettant de vérifier cette conviction personnelle, oubliant au passage celles qui l’infirment.

Ne pouvant pas éviter de rappeler au départ que « le Rassemblement national s’est installé comme l’opposition majeure et se positionne pour prendre vraiment le pouvoir, » il consacre seulement quelques lignes aux résultats électoraux de ce parti, oubliant de dire qu’entre 2002 et 2024 il est passé aux élections législatives de 4% à 33% des suffrages exprimés. Cette évolution ne lui semble pas traduire une droitisation de l’électorat français, car il estime étrangement que ce n’est pas dans les votes qu’il faut rechercher la « non-droitisation ». Il en donne rapidement la raison : « Ces équilibres électoraux ne reflètent pas nécessairement les évolutions et les demandes de la société française. » Pour lui, la progression du vote RN n’est pas un indicateur valable de droitisation de l’électorat.

C’est donc avec une sorte de « fausse conscience », comme diraient les marxistes, qu’une large proportion du peuple, et notamment les ouvriers, optent pour le Front national. « On fait dire beaucoup de choses aux citoyens, souvent sans qu’ils en aient eux-mêmes conscience », affirme-t-il, ajoutant : « Trop souvent, on comptabilise les votes comme des soutiens » alors que « de plus en plus de citoyens votent pour éviter le pire. Les votants des élections de premier ordre [présidentielle et législatives] se déplacent et ce choix n’est pas concordant avec les valeurs qui semblent dominer chez les citoyens ». Bref, « les citoyens ne sont pas droitisés mais les urnes si. »

Cette délégitimisation du vote comme expression des préférences des citoyens amène l’auteur à rechercher la non-droitisation du bas dans les données des enquêtes d’opinion, en se concentrant, à juste titre nous semble-t-il, sur l’évolution des systèmes de valeurs.

Il construit trois indices longitudinaux. Deux d’entre eux sont centrés sur les différentes composantes du libéralisme culturel. L’un (la tolérance) est centré sur le rapport à l’immigration, à la diversité et aux minorités religieuses et l’autre (les préférences culturelles) sur les rôles de genre, l’autorité et les minorités sexuelles. L’évolution de ces deux indices permet à l’auteur de confirmer une vision bien établie. Sur un demi-siècle, les valeurs d’ouverture et de tolérance (sur la peine de mort, la sévérité des tribunaux, la place des femmes, les homosexuels, et l’acceptation de la diversité), ce que résume le concept de libéralisme culturel, ont notablement progressé. Cette évolution a été portée par les nouvelles générations, de plus en plus diplômées (aujourd’hui chez les 25-34 ans presqu’une personne sur quatre est dotée d’un bac + 5) et ces changements ont été transmis graduellement aux parents et aux grands parents par la socialisation intrafamiliale : chaque nouvelle cohorte est plus libérale culturellement et cette façon de voir influence les générations vieillissantes. Le renouvellement générationnel s’ajoute à ces effets. Considérant implicitement que ces valeurs sont de gauche Tiberj peut donc voir à raison dans ces évolutions l’indice d’une « non-droitisation » croissante de la société française. Le troisième indice, celui des préférences sociales (place de l’État dans l’économie, montant des minima sociaux, nationalisations, augmentation des cotisations des entreprises et des salaires), dessine en revanche une évolution différente, qui sur quarante ans ne va clairement ni dans le sens d’une droitisation ni dans celui du sinistrisme.

Doit-on déduire de l’évolution globale en faveur du libéralisme culturel une absence de droitisation des citoyens français ? Non, pour deux raisons.

La première est que des électeurs peuvent très bien adhérer en même temps aux valeurs considérées comme de gauche sur l’indicateur de préférences sociales, par exemple la demande d’une augmentation du pouvoir d’achat, et au rejet de l’immigration sur l’indicateur de tolérance. C’est le cas de nombre d’électeurs du Rassemblement National. Le clivage gauche-droite sur les valeurs est-il encore pertinent pour analyser leur structuration ?

La seconde raison, plus déterminante encore, est que Vincent Tiberj oublie les données qui vont à l’encontre de sa thèse, en partie sur la question de l’immigration. Plusieurs articles de Telos ont montré qu’une proportion croissante des électeurs ont des opinions structurées sur la question de l’immigration. Prenons l’exemple des ouvriers français. Selon les hypothèses de Vincent Tiberj, ils ont été manipulés par les élites qui les ont conduits à voter contre l’immigration, c’est-à-dire pour le Rassemblement national. La vérité, au contraire, est que les ouvriers, par leurs votes et leurs opinions exprimées à travers des sondages, ont incité le « haut », à s’emparer de cette question, pour la placer dans l’agenda politique. Et que le haut ne l’a fait que lentement, et avec hésitation.

Partons de l’année 1970. Cette année-là, le CEVIPOF publiait la première enquête sur les ouvriers (L’Ouvrier français en 1970, Armand Colin / Fondation nationale des sciences politiques, 1970). Cette enquête montrait que si cette catégorie sociale votait alors très majoritairement à gauche, et notamment pour le Parti communiste, son attitude à l’égard des « Nord-Africains », comme on disait à l’époque, leur était très largement hostile (71% répondaient oui à la question « trouvez-vous que les Nord-Africains sont trop nombreux en France ? »). Mais à cette époque, le Parti communiste était encore capable d’imposer son discours selon lequel l’adversaire était l’adversaire « de classe » (le patron) et non pas l’adversaire de race (l’immigré). Aucune force politique importante n’abordait alors frontalement la question de l’immigration.

Dix ans plus tard éclatait l’affaire du bulldozer de Vitry-sur-Seine. Un podcast de France Culture nous rappelle cet événement important survenu le 21 décembre 1980 . Ce jour-là, 320 migrants maliens, qui étaient logés dans un foyer de Saint-Maur-des-Fossés, furent déplacés vers le foyer Manouchian, à Vitry-sur-Seine. Le maire communiste de la ville protesta contre cette décision et le 24 décembre accompagné de plusieurs dizaines d’habitants, pénétra dans le foyer Manouchian. Les alimentations en eau, en gaz, les systèmes de chaufferie et le téléphone furent mis hors d’état de marche et un bulldozer détruisit le perron du foyer. Cette intervention provoqua un formidable scandale. Confronté à un dilemme insoluble, défendre sa base ouvrière « blanche » ou défendre ses valeurs d’universalisme, le PCF trancha finalement en faveur de la  seconde solution. En 1983, le Front national remportait l’élection municipale de Dreux, première commune de plus de 30 000 habitants à tomber dans son escarcelle. L’absence d’une offre politique prenant en compte la question migratoire a conduit ainsi une partie croissante de la population à choisir cette offre nouvelle. Depuis quelque temps déjà le Parti communiste avait entamé son déclin.

Les résultats des enquêtes menées ces dernières années confirment l’importance de la demande « par le bas » de la prise en compte de cette question. La récente étude d’IPSOS sur les fractures françaises montre que 58% des répondants estiment qu’« il y a trop d’étrangers en France » et que les deux tiers pensent que « les immigrés ne font pas d’effort pour s’intégrer en France. » De même, 39% seulement estiment que la religion musulmane est compatible avec les valeurs de la société française. Depuis 2017, la proportion de personnes estimant que le RN est proche de leurs préoccupations est passée de 30% à 40% et que ce parti est capable de gouverner, de 25% à 44%. Dans une enquête du CEVIPOF de 2021, 95% des électeurs du RN estiment qu’il y a trop d’étrangers en France et 85% estiment que la religion musulmane cherche à nous imposer son modèle. Les électeurs du RN, loin d’être manipulés, savent parfaitement pourquoi ils votent ainsi.

L’explication par la manipulation des citoyens amène l’auteur à mettre en cause le régime de la démocratie représentative lui-même : « La droitisation comme mythe et réalité interroge directement la nature de notre démocratie représentative qui ne représente pas ou moins bien son propre peuple, malgré sa diversité et ses évolutions. Ce livre interroge la manière dont on fait de la politique en France. Nous vivons dans une démocratie représentative mais cet adjectif est ambigu. D’abord il domine sur le nom : ce n’est pas le peuple qui exerce le pouvoir mais les élus, les représentants. Longtemps les représentants pouvaient se dire représentatifs parce que les urnes l’étaient aussi. Mais peut-on faire “comme si” aujourd’hui ? » Vincent Tiberj mise sur les référendums et les conventions citoyennes pour que les citoyens puissent enfin « exercer le pouvoir ». A-t-il seulement songé à ce donnerait un référendum sur l’immigration ?

[1]Vincent Tiberj, La Droitisation française, Mythes et réalité, Le Seuil, 2024. 

[2] Dans l’étude réalisée par Monique Dagnaud et Jean-Laurent Cassely) sur les bac + 5, Génération surdiplômée, Odile Jacob, 2021. Voir aussi Thomas Piketty sur la Gauche Brahame : Brahmin Left vs Merchants Right, Rising Inequality, The changing structure of political conflict, Evidence from France Britain and the US (1948-2017), working paper pour la World Inequality Database, mars 2018. Voir aussi sur ce site l’article de Monique Dgnaud, « L’imaginaire politique de la gauche culturelle », Telos, 12 mars 2022.

[3] Sur la dénaturation de ce concept par une sociologie militante, voir Guy Groux et Richard Robert, « Panique morale: un concept à la dérive », Telos, 29 février 2024. 

[4] Enquête IFOP pour Marianne, administrée auprès de 2871 personnes, le 9 juin 2024.

[5] Il aurait pu citer par exemple les travaux de Gabriel Tarde sur le public (L’Opinion et la Foule, 1898), ou de Harold Lasswell sur la communication de masse (son article « Democratic Character » ou son livre The Policy Sciences, 1951).

[6] Vincent Tiberj cite le livre de Paul Lazarfeld, Bernard Berenson, Hazel Gaudet,  Hox the Voter Makes Up his Mind in a Presidential Campaign, Columbia University Press, 1944. 

[7] Il aurait pu citer par exemple la réflexion menée par Dorine Bregman, « La fonction d’agenda : une problématique en devenir », Revue Hermes, 1989, n°4.